On ne badine pas avec (Tinbad, 2024) n’est sans doute « pas résumable », pour reprendre un titre de Nicolas Tardy. Ce texte a connu plusieurs formes et états, et fait l’objet de nombreux re-travail et de plusieurs refontes avant d’aboutir au livre d’aujourd’hui. Tout d’abord, geste inaugural, il y eut une exposition dans le hall d’une mairie sudiste, il y a tout juste 25 ans (décrochée à la hâte, et sans ménagement, par la police municipale, avant la visite inopinée d’un « ministre de la Ville »). Puis, une représentation du texte sur scène, dans une autre ville du sud, dix-huit ans plus tard, lors d’une performance réalisée par le trio EN ROUE LIBRE.
Et si On ne badine pas avec a donné lieu à trois formes d’intervention distinctes, c’est que ce livre les contenait déjà. Qu’il était intrinsèquement hybride, d’autant qu’écrit, à l’origine, à partir de trente-huit planches de Jean-Marc Pontier, telle une extension à cette proposition picturale. Qu’il y avait déjà, en germe, l’idée que ce livre était une partition et qu’il pouvait être déployé, différemment, selon les espaces de monstration ou de publication proposés. Qu’on pouvait donc le jouer (l’interpréter) et en jouer (le détourner), selon les cas et les usages, plastiquement, oralement ou poétiquement.
Mais, « ouvrons le capot », comme il est stipulé dans Le Banquet de plafond, et voyons « de quoi il retourne ». On ne badine pas avec « fait flèche de toute voix », d’où qu’il fasse sienne, outre les planches susnommées, ce mixte de plusieurs techniques d’écriture (collages de citations, détournements d’énoncés, distorsions, développements marginaux, ripages de langue ou de langage… ne parle-t-on pas de « techniques mixtes » à propos de certaines œuvres d’art ?) et de typographie (débridement des polices, dérèglement des caractères, annexion des marges, dédoublements de lignes, dévergondage de la mise en page, exorcismes de style). En somme, de la poésie et de la littérature à la lettre près (« lettristes sirs n’ont qu’à bien se tenir »).
L’intrigue, s’il en est une, est portée par quelques personnages aussi pittoresques/picaresques que récurrents, comme Pégase, le cheval violent ; Jules, le garçon de café (double de l’auteur ?) ; Pink Asso, le peintre golfeur ; Gaby, l’archange aux yeux de braise et Marie, l’anagramme d’aimer. L’ironie et la dérision constantes qui perfusent ce livre s’inspirent d’une déclaration liminaire de Dominique Meens – « Si peu naît du calcul » – rapidement démentie par la tournure loufoque prise par les événements.
Sans vouloir le déflorer davantage, disons que ce livre relève d’une véritable gageure : celle de mélanger, tout à la fois (parfois même au point de les confondre), des extraits d’un manuel d’arithmétique et d’un bréviaire. Le tout visant à créer un texte iconoclaste, tirant sur la farce et le farcesque ; où il est question, « entre autres réjouissances », d’une arithmétique particulièrement arythmique et déjantée ; de scènes religieuses entièrement revisitées ; et même, d’un petit précis d’Histoire de l’art, parodique à souhait. Il se présente, d’ailleurs, comme une partition polyphonique et bouffonne où tout est écrit, sur et entre les lignes, et même à « l’intérieur » des mots. Où toutes les voix et commentaires sont autorisés et se superposent ou se juxtaposent. Où tout se prononce et s’oralise, explicitement, et plus encore « sexplicitement », dans une poétique littérale et sonore on ne peut plus baroque et assumée, et qui n’hésite pas, en sus, et dans cette « OUTRANCE » parfaitement revendiquée, à user d’un lettrisme déglingué/dévoyé.
Ainsi, habile et clairvoyant lecteur, trouverez-vous dans On ne badine pas avec, des dialogues improbables, des proverbes foireux (genre « L’habit ne fait pas le Moi ») ; des liaisons plus saugrenues que dangereuses ; des savonnages et des glissements (« Tomber sur plus coriace/Curiace ») ; des décalages, dérapages et décadrages ; des contraintes par corps ; des inversions élémentaires (« Ne nous étalons point sur le mouvement dada-bidet, ni sur les cubes bénits ni sur les nibs des succubes ») ; des axiomes frappés au coin du bon sens (« Jésus = Sujet comme Marie = Aimer ») ; des anaphores de café, des chansons de salle hagarde ; des répétitions et onomatopées ; des métaphores bancales ; des sentences définitives (« De part et d’autre du signe, tout m’est égal — disait Pyta plus gore qu’un ayatollah ») ; des aphorismes faux ou fauves (« L’évidence est formule » ou « Les hommes passent, les fortunes restent ») ; des sourires en coin ; des démonstrations implacables (« Si 1 + 1 = 3 / le père la mère l’enfant / il est fort à parier/à marier / que 2 + 2 ne fassent pas tout à fait 4 / ou même 5 ou 6 ou plus encore ! ») ; des sens interdits ; des phrases assassines (« On n’est jamais mieux asservi que par soi-même ») ; des mots à tiroir, des plaisanteries de potes lâches, des slogans sans gants ; des mimiques, des micmacs, des opérations de foi/du foie ; des citations hautement débiles (comme « Jouez Descartes sur table » ou « Dieu est humour ») ; des allitérations entêtantes ou inconvenantes ; des allusions fines ; des recyclages, des déclinaisons et du réemploi égologique, des odeurs de « pieux crevés » ; des jeux sur les maux (« Une certitude : votre servitude ») ; des calembours très finauds (tel « péchés capiteux ») ; des clins d’œil à l’Histoire (« Tout prouve que le dernier des Horaces savait compter jusqu’à trois ») ; des apocalypses « particulièrement scato » ; des problèmes d’arithmétique insolubles dans l’eau ; des anagrammes universelles (« Avez-vous remarqué que Démon est l’anagramme de Monde ? »)…
Il y a même aussi, une « Histoire de Lard » forcément grasse et pas piquée des vers/canetons, car s’agissant de poésie et de littérature, « le plaisir est toujours textuel », conclurais-je.
Texte © Jules Vipaldo – Illustrations © Jean-Marc Pontier & DR
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.