En un lieu de la Manche du nom duquel je ne veux pas me souvenir…
Nous connaissons tous, peu ou prou, l’incipit du Quichotte dans diverses versions, (EL INGENIOSO HIDALGO DON QVIXOTE DE LA MANCHA Compuefto por Miguel de Ceruantes Saauedra), lequel « premier roman » parut le 16 janvier 1605, très vite suivi par une première traduction par César Oudin en 1614 avant qu’elle ne soit revue par Jean Cassou pour la Bibliothèque de la Pléiade en 1934, et qu’une séquelle en soit réalisée par Claude Allaigre et Jean Canavaggio en 2001, visant à la rajeunir. Ne nous dit-on pas que les traductions vieillissent dont les opérations littéraires esthétiques font, à tout le moins, marcher le commerce éditorial ?
Don Quichotte dont on dit qu’il est le « premier » roman en tant que genre paru en 1605, après le premier premier, Le dit du Genji, d’un autre genre – comme le masculin l’emporte sur le féminin – rédigé par dame Murasaki Shikibu autour de l’an 1000. « Don Quichotte », le « premier » roman, certes, mais en Occident !
Parmi les innombrables traductions des mésaventures du célébrissime couple paradigmatique, ou plus justement de la quinte qu’il forme avec Dulcinée du Toboso, fut-elle doublement fictive en tant que personnage imaginé par Cervantes et par Don Quichotte él mismo avec Rossinante et l’âne anonyme dont Platero pourrait être le nom que lui donna Juan Ramón Jiménez, son confident de fortune (1914), d’aucuns distinguent les versions de Filleau (1677), Florian (1798), Viardot (1863) qui a longtemps fait autorité attachée qu’elle est aux gravures de Gustave Doré, avant celles de Francis de Miomandre (1957), Aline Schulman (1997), d’Allaigre & Canavaggio (2001), puis de Jean-Raymond Fanlo (2008) pour n’en citer que quelques-unes, laissant de côté celle aussi respectable de Jean Babelon (1909), tant d’autres au fil de ces quatre siècles.
Auprès de Dante, Shakespeare, Marx et Freud, qui – dans notre langue – aurait été élu par nos voisins européens ? Louise Labbé, dont une femme de Lettres a bien essayé de faire passer l’oeuvre pour celles de plusieurs hommes réunis, ou encore Colette, dont un homme s’est déclaré l’auteur des premiers livres, ne dépareraient pourtant pas.
Aussi dit-on in fine notre langue de Molière, par défaut, il y a quelques auteurs comme ça, Miguel de Cervantes, Shakespeare, Dante, géniaux à l’unanimité, dont les droits tombés dans le domaine public font le bonheur des éditeurs en mal de tirages garantis dont les traductions renouvelables à volonté sont providentielles. Personnellement je préfère la langue de Marcel Proust, qui ne l’est pas encore, elle, tombée, dont il semble que les brouillons retrouvés mettront les éditeurs sous perfusion opiacée jusqu’en perdre la notion de temps.
Mais revenons à nos moutons, de Panurge bien sûr, lesquels sont confinés sur un bateau dans le Quart Livre de Rabelais que personne ne lit, tout comme notre insurpassable Don Quichotte dont Jorge Luis Borges trouvait le style détestable, ce qui peut se comprendre, puisque le poète argentin considérait ce roman comme une traduction en espagnol ancien appris depuis l’original en français réalisée par Pierre Ménard…
Ah ! ce « Vale » qui clôt le Prologue ne rappelle-t-il pas furieusement l’incipit de Sur la route qui donne le coup de démarreur du chef d’œuvre de Jack Kerouac, les aventures de Neal Cassady et Dean Moriarty en place de Quichotte et Pança, dans leur Chevrolet-Rossinante, ce « Vale » ne préfigure-t-il pas cette musique de moteur à explosions qui tourne encore au ralenti, mais réglé à la perfection ironique, les aventures de l’ingénieux hidalgo, le mot « aventure » entendu comme ce qui arrive d’imprévu et de redouté comme Henry de Monfreid le confie dans Les Secrets de la Mer Rouge ?
Un « Vale » que les poèmes qui suivent, en s’adressant Au livre de Don Quichotte de la Manche par un renversant anthropomorphisme magicien, mettrait un poème vivant au monde à commencer par le premier d’entre-eux se présentant par les pieds, conçu par Urganda l’insaisissable (« Urganda la desconocida ») ? Pour le dire autrement, notre ingénieur es lettres redouble le Prologue en le reformulant en poèmes malicieusement abrégés, celui Au livre d’Urganda, la méconnaissable, récidivant par un second signé Donoso le poète confus (« Donoso poeta entreverado »), cette « confusion » n’aurait-elle pas contaminé traductrices et traducteurs au point de vouloir à tout prix compléter le poème comme un jeu de mots fléchés, banderillés (Cassou , Miomandre, Schulman, Allaigre & Canavaggio) en place de ces banderilles, voire de faire l’impasse de l’ensemble des poèmes (Oudin, Viardot) ?
Ou bien, s’agissant de ces poèmes excentriques, décidant de leur conférer une forme académiquement plus acceptable, toutes banderilles de papier factices de Cervantès abandonnées dans l’arène de l’esprit de sérieux, s’autorisant ce que nulle édition espagnole n’osera jamais faire, et prenant à cette soumission doctorale, lectrices et lecteurs a priori pour des illettrés, des imbéciles « au front de taureau », ce qui est bien mal connaître cet animal, n’en déplaise à Baudelaire ?
Ce n’est pas la raison, je l’avoue, pour laquelle je ne dirais jamais de la langue française qu’elle est « la langue de Baudelaire » quand elle est pour moi celle de Charles-Albert Cingria, dont le moindre bout de phrase de Charles Albert, en Rimbaud cycliste dans les Florides helvètes, est une formule magique. À cet égard, cela aurait quelque chose à dire d’encyclopédique sur notre langue qu’un ressortissant de Suisse – avec Cendrars après Rousseau, ou bien de Belgique avec Michaux et Simenon – caractérise notre française comme celle d’Amadou Hampâté Bâ qui décolonise l’esprit, « crénom ! »…
Aussi dans « Al libro de la Mancha », Cervantes fait-il composer deux poèmes à « versos de cabo roto », en vers à rimes brisées ou bien dits « de pies cortados« , à pieds coupés, par l’entremise d’Urganda et Donoso suivant une forme littéraire « à la mode », comme le souligne en note la Pléiade d’Allaigre & Canavaggio, pour justifier qu’ils se sont abstenus de les traduire en tant que tels, brisés ou coupés, mais suivant Miomandre et Schulman, complétés en dévoilant quelle possible interprétation proverbiale, lesquels pieds furent inventés au Siècle d’or par Alonso Álvarez de Soria pour un poème satirique, mettant plus précisément en cause Lope de Vega, tel que l’indique la note de Canavaggio.
« Urganda la desconocida », Urganda l’inconnue, Urganda la magicienne qui a don d’invisibilité s’adresse Au Livre, à ce livre que tu tiens entre tes mains dont tu viens de lire le Prologo où Cervantes avoue à demi-mots, « à mots coupés », au moyen de ces occultations, ce que la vérité lui impose de voiler – il y a du Nietzsche dans ce pied de nez – pour nourrir son chef-d’œuvre, pour rendre hommage aux ouvrages de chevalerie qui furent ses compagnons de cellule en Algérie, comme une forme de célébration de valeurs morales vouées à l’échec.
Pourquoi un tel écart de la part de ces passeurs que l’on devrait gratifier de notre confiance, qu’ils suivent a priori littéralement le texte, ce contrat de confiance dont lectrices et lecteurs lisent les clauses en tournant les pages du livre, acceptant tacitement de prendre la copie, la traduction pour l’original, quand les éditeurs s’en font les recéleurs ?
Enfin, en 2008, Jean-Raymond Fanlo vint qui, le premier, laisse aux poèmes de Cervantès leurs pieds coupés, les moignons de ces vers ne seraient-ils pas cicatrisés aussi littérairement qu’ils le sont en langue espagnole, le premier à ne pas livrer au lecteur des poèmes passés entre les mains de docteurs Frankenstein dont on espère alors que les autres membres et les organes du livre en son entier sont bien à leur place.
On est peu étonné de lire alors des poèmes que ne désavouerait pas un Dada, mâtiné d’Oulipo : ceci explique-t-il cela ? La crainte de paraître donner un gage au sein d’une prestigieuse maison (Le Seuil, Gallimard) à ce qui furent des avant-gardes, quand il s’agit pour elles de recueillir l’avis des « ROI » adulés – de ces fameux Return Over Investment dans la langue de Shakespeare – de conforter l’image du génie rentable, insurpassable mais pas trop sur les bords, des bords linguistiquement facétieux ? En tous cas, cela n’a pas dû même faire hésiter une femtoseconde la Librairie générale française (détenue à 60/40 par Hachette et Albin Michel).
No te metas en dibu
ni en saber vidas aje
que en lo que no va ni vie
pasar de largo es cordu
que suelen en caperu
darles a los que grace
mas tú quémate las ce
sólo en cobrar buena fa
que el que imprime neceda
dalas a censo perpe.
Car disons-le tout net, Fanlo nous livre un Miguel de Cervantès pour ce qu’il est : un précurseur dadaïste et cela ne se limite pas aux poèmes d’Urganda et de Donoso. Et pour ce qui est de ces vers à pieds coupés, que l’on en juge sur preuve avec cet extrait du poème d’Urganda l’inconnue dans la langue de Fanlo, puis dans la mienne qui s’est évertuée à suivre les recommandations que la magicienne adresse Au livre ainsi que celles de Don Quichotte à tout lecteur par transitivité, à l’assaut des moulins desquelles je me suis lancé, tête de taureau baissée, c’est mon dada à moi, en espérant que Cervantes, son livre et Don Quichotte, ne m’en tiendront pas rigueur, ni Sancho Pança, ni Rossinante, ni même de Juan Ramón Jimenez son ami Platero, qui n’est pas un dada, hi han !…
Donc veille à ne pas te mê,
Des vies d’autrui point ne t’occu,
De qui ne te fait chaud ni
Sagement au loin passe,
À ceux qui font les gros ma,
On leur donne sur leur gr,
Mais toi fronce bien les sour,
Pour avoir bonne renom,
Qui imprime fadaise, si
Hypothèque perpétuelle. (trad. Fanlo)
//
ne te perd pas dans les dé
ni à savoir la vie d’aut
dans ce qui ne va ni vie
se tenir loin est la sag
en général un capu
on met à tous ceux qui gal
ne te brûle que les y
pour te gagner un bon re
car qui imprime des absur
palpe rente perpétu. (trad. Désagulier)
Texte © Christian Désagulier – Illustrations © DR
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