Présenter des femmes dont l’écriture fut la vocation et la passion, des femmes dont les œuvres ont été souvent ignorées, sous-estimées, mésestimées, méconnues ou mal connues : telle est l’ambition de ce projet.
Si l’art est le royaume de ceux que Cristina Campo, grande poétesse et prosatrice, qualifiait d’Impardonnables, ô combien le sont – et bien davantage que leurs « frères d’armes » [1] – celles qui ne veulent ni ne savent se cantonner aux professions par lesquelles leur statut d’intellectuelles et d’auteures s’est affirmé (enseignement, recherche, expertise, entreprenariat, engagement politique, etc.), aux néo-genres littéraires marketés où le leur est volontiers confiné (feel good, chick lit, storytelling, autofictions, fictions testimoniales, etc.), et même à l’encagement dans une écriture supposée par essence « féminine » qui aurait valeur en soi.
De nos jours encore, rares sont les femmes qui élaborent une œuvre de création en dehors de l’institution ou des « spécialités » éditoriales où on les assigne. Et très rares celles qui parviennent à faire autorité par la seule puissance de leur force créatrice, de leur singularité d’écriture, de leur style, de leur œuvre. Bref, par leur seule ambition d’incarner et de servir la littérature. Toute littérature digne de ce nom – à commencer par ce caractère inactuel qui la destine à devenir « classique » – peut témoigner a priori de qualités originales ou novatrices, inconfortables ou dérangeantes comme l’exigeaient les canons de l’ancienne avant-garde. Mais plus originellement, il s’agit toujours de l’énonciation d’une parole à travers une langue qui n’est pas celle de la communication. Cette parole qui fait signe vers nous, dit Campo : « Le monde infini qui se tient derrière le vrai et sans lequel le monde vrai deviendra bientôt spectral ».
Or justement, s’il nous semble utile autant que juste, nécessaire, voire vital, de remettre en lumière ces œuvres et ces destins d’ « impardonnables » que sont ces femmes d’un « autre genre » [2], c’est parce que nous vivons désormais dans un monde post-littéraire qui, dans le brouillage intéressé de la marchandise éditoriale et de la prose entretenue par les institutions, le marché et les médias, peine encore – comme le public étourdi par cette confusion générale – à les reconnaître.
À travers ce projet [3], nous tirerons des angles morts de l’histoire littéraire, différentes figures sous-estimées ou « invisibilisées », mais nous parlerons aussi autrement de celles dont la célébrité ou la nature « iconique » (comme Sarraute, Sontag, Duras, Sagan, etc.) n’ont que trop souvent servi à masquer des tempéraments, des qualités, des pensées qui les outrepassent largement, quand elles n’ont pas servi – à force d’être citées en exemple – à obstruer la richesse du corpus.
Ajoutons encore qu’au regard des combats féministes des vagues, d’abord politique (droit de vote), puis sociale (accès au travail et à la contraception), et enfin culturelle (déconstruction des clichés linguistiques et médiatiques), il est urgent de dresser le portrait de certaines de ces femmes dont les œuvres se révèlent davantage que les caisses de résonance de ces luttes, en tant que véritables chambres d’écho d’une humanité universelle. Une nécessité motivée aussi par le fait qu’à la différence des artistes plasticiennes récemment consacrées par deux imposantes monographies – Women Artists : femmes artistes du XXe et du XXIe siècle (2005) & 400 Femmes artistes (2019) – elles n’ont jamais fait l’objet d’une publication conséquente.
Certes, si les anthologies Ladyland (2014) et Cachées par la forêt (2018) sont importantes et représentent des tentatives réussies en dépit de leurs approches trop ciblées, la première, consacrée à la littérature féminine américaine underground ne présente que des textes d’auteures plutôt inconnues, parfois non encore traduites en France (voire pas encore publiées dans leur propre pays) quand la seconde ne porte que sur des auteures oubliées et dont les noms se sont en partie fanés. Bien qu’Une femme d’un autre genre leur soit redevable, nos choix portent sur des femmes qui ont traversé le 20e siècle en le marquant de leur sceau à travers des œuvres primordiales, et dont nous évoquerons moins les textes que la pensée et la geste créatrice : celles qui, par-delà les modes, impactent encore et toujours notre conscience, influencent et nourrissent notre désir d’écriture. Autrement dit, ce sont des singularités en acte, des libertés inspirantes, des formes de vie stylées dont sont nés, à la fois, l’art et les livres que nous aimons.
Texte © Sylvia Fast & Deborah Stone – Illustrations © DR
Une femme d’un autre genre est un workshop d’hommages transtextuels in progress de Sylvia Fast & Deborah Stone.
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[1] À ce titre, l’artiste américaine Judy Chicago exprime des mots éloquents (cf. Through The Flower : Mon combat d’artiste femme, 1975, trad. de l’ang., 2018, p. 46) : « Un critique d’art m’apportait régulièrement de la peinture et des toiles, mentionnait mon travail de temps à autre dans ses articles, et m’invitait souvent à dîner. Puis, en plein milieu de la conversation, il me disait : Tu sais, Judy, tu vas devoir faire un choix entre être une femme et être une artiste ».
[2] Non pas d’un troisième, d’un quatrième, ni même d’un nouveau, ou encore d’un genre qui aurait à voir avec celui des rapports sociaux entre les sexes, mais bien d’un autre genre, dans le sens où cet autre souligne à la fois la condition même de l’altérité, mais aussi la condition de ce qui, dans la classification des oeuvres, échappe aux étiquettes réifiant la littérature à un genre littéraire déterminé.
[3] Parmi l’ensemble des portraits constituant ce projet, certains feront donc l’objet d’une prépublication dans la cadre d’un workshop sur la plateforme D-Fiction. Pour démarrer : Hélène Bessette (1918-2000), Cristina Campo (1923-1977), Muriel Cerf (1950-2012), Violette Leduc (1907-1972), Toni Morrison (1931-2019), Joanna Russ (1937-2011), Valerie Solanas (1936-1988), Susan Sontag (1933-2004), Monique Wittig (1935-2003), Gabrielle Wittkop (1920-2002), etc.