Vendredi 1er juillet 2022, je trouve dans une boîte à livres de ma ville un ouvrage de Darina Al-Joundi et Mohamed Kacimi intitulé Le jour où Nina Simone a cessé de chanter (Actes Sud, 2008). Immédiatement, ce titre m’interpelle car, depuis plus de vingt ans, j’essaie d’écrire un texte dont le titre provisoire est Le jour où j’ai failli être assassiné avec Nina Simone en fond sonore. Cette ressemblance ne peut être le fruit d’une réminiscence, puisque mon titre est antérieur à la publication de l’ouvrage, et même à la création du seul-en-scène homonyme qui l’a précédé d’un an. Sur la quatrième de couverture, pas la moindre allusion à la chanteuse, pianiste et compositrice états-unienne. À l’intérieur, quelques occurrences de son nom, mais Nina Simone ne constitue en aucun cas le sujet principal du livre. Sa présence dans le titre n’en est donc que plus intrigante, indépendamment de la proximité de celui-ci avec le « mien », de leurs faux airs de doubles.
Pour autant, mes surprises ne faisaient que commencer comme allait me le confirmer la lecture de l’ouvrage. Dans ce récit d’inspiration autobiographique qui se déroule au Liban et principalement à Beyrouth, Nina Simone apparaît dès l’ouverture : une scène incroyable – aux deux sens du terme – où la narratrice, en pleine veillée funèbre avec parents et amis, s’enferme seule avec la dépouille de son père et remplace une cassette du Coran par la chanson « Save me ». Cet homme, réfugié politique syrien et laïc tendance libertaire, avait en effet fait jurer à sa fille d’empêcher tout chant religieux le jour de sa mort. À ce geste « sacrilège », les proches du défunt réagissent en tambourinant à la porte tout en hurlant : « Espèce de folle, remets le Coran sinon on te tue. Ouvre salope, ouvre ! ». Quand j’ai lu ces mots, ma mâchoire est tombée de sa chaise… Cette scène et ces paroles rappelaient étrangement – à la manière d’un conte fantastique – celles qui avaient été à l’origine de mon envie d’écrire un texte sur Nina Simone.
1997 : j’habite Lyon et au dernier étage d’un immeuble, dans un quartier étudiant le jour, et quelque peu interlope la nuit. L’inattendu se produit un soir de juillet, peu avant minuit, tandis que je regarde à la télévision le concert de Nina Simone au festival de Montreux en 1976 (mon année de naissance), sublime et tragique moment charnière de sa carrière et de sa vie. De retour du Liberia où elle avait disparu pendant deux ans, l’artiste donnait là son premier spectacle et chaque expression de son visage ou chacun de ses mots entre les chansons la montrait plus que jamais en proie à ses démons. Soudain, j’entends un bruit, comme si quelqu’un frappait à ma porte. Ou peut-être à celle de mes voisins. Pourtant, je n’attends personne et à cette heure, les visites inopinées sont rares. Mais de nouveau, on cogne. Cette fois, aucun doute possible. Bientôt, le bruit s’accompagne d’une voix de femme qui hurle : « Ouvrez, ouvrez, s’il vous plaît ! ». De l’autre côté du judas, j’aperçois une inconnue d’une quarantaine d’années qui frappe à la porte voisine, puis à la mienne, criant de toutes ses forces : « Ouvrez, ouvrez, s’il vous plaît. Aidez-moi ! ». J’ouvre la porte.
Une femme vêtue d’une jupe en cuir noire et d’un petit haut sombre se précipite alors à l’intérieur de mon appartement. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé par la suite : lui ai-je proposé de s’asseoir ? Donné un verre d’eau ? Demandé de me raconter ce qui se passait ? Ai-je essayé de la rassurer ? La seule chose dont je me rappelle, c’est de ses pupilles dilatées et de ses yeux trop grands ouverts, comme impossibles à refermer. Et puis surtout – très rapidement – d’un nouveau bruit contre la porte d’entrée, beaucoup plus fort cette fois, suivi de ces mots presque vomis : « Ouvre cette porte, espèce de salope. Ouvre cette porte, putain ! Je sais que t’es là. Chez ton amant. Je vais vous tuer tous les deux ». En fond sonore, Nina Simone continue de chanter.
Commence alors un véritable cauchemar éveillé durant lequel le forcené vocifère menaces et insultes entre coups de pied, de poing et d’épaule dans la porte pour mieux l’enfoncer. Par chance, le bois et les serrures tiennent bon, contrairement à sa proie qui se répand en sanglots dans mon salon et ne cesse de me répéter combien cet homme est capable de tout. Des interminables minutes qui ont suivi, je n’ai aucun souvenir non plus, sinon que la police a fini par arriver et que l’homme a été menotté dans la rue en bas de chez moi, la tête contre le bord du trottoir, hurlant encore et toujours. Je ne sais même plus ce que la femme m’a dit en partant, ni comment je lui ai dit au revoir. Je suppose avoir été soulagé que l’incident se termine ainsi et angoissé à l’idée que le fou furieux soit libéré au petit matin et revienne aussitôt me massacrer. Le lendemain justement, j’apprendrais que cet homme tenait un bar à « hôtesses » à deux rues de mon domicile et que la femme en détresse était l’une d’elles, en même temps que sa compagne…
Pendant plus de deux décennies, j’ai donc essayé d’écrire un texte sur cet incident (qui s’est bien terminé pour ma part, puisque le mari jaloux et violent n’a jamais réapparu), mais sans y parvenir, n’arrivant pas à dépasser sa simple narration. Parallèlement à cela, ma passion pour Nina Simone n’a fait que croître, et puis un jour, en regardant un documentaire sur elle [1], j’ai découvert que « ma » scène ressemblait singulièrement à un épisode de sa vie, les deux formant une fois encore une sorte de paire. Dans ce film qui débute d’ailleurs par l’arrivée sur scène de l’artiste au concert de Montreux en 1976, son guitariste et ami de toujours – Al Schackman – raconte en effet comment un soir, à nouveau frappée par son mari jaloux et tyrannique, Nina Simone est venue se réfugier chez lui. Un mari qui était également son manager, de ceux dont les pratiques rappellent plus celles d’un maquereau que d’un homme de confiance. Quant à moi, à l’époque des faits qui m’ont bien involontairement attiré à eux, je jouais de la guitare soir et matin (sans que ce soit pour autant mon métier).
Déjà nombreuses, les coïncidences de cette histoire ne s’arrêtent pourtant pas là car un autre élément fondamental vient relier entre elles ses deux « actrices » principales. Il s’agit de leur rapport à la question du double, puisque l’héroïne du livre Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter tout comme Nina Simone ont été « inventées » : la première à partir de Darina Al-Joundi et la seconde à partir d’Eunice Kathleen Waymon. La première, personnage sans nom et narratrice du récit, est en effet une sorte de double littéraire de l’autrice comme nous l’apprend dès l’avant-propos le co-auteur de l’ouvrage, Mohamed Kacimi, qui parle d’une « fiction où tout est vrai [2]. Soit la même frontière complexe et floue entre réalité et fiction que l’on retrouve dans l’identité de Nina Simone, puisque ces prénom et nom sont un simple pseudonyme choisi par Eunice Kathleen Waymon [3]. Un être de papier devenu personnage plus vrai que nature comme l’a parfaitement compris Gilles Leroy dans son livre au titre explicite : Nina Simone, roman (Mercure de France, 2013) quand, à l’inverse, mais de façon tout aussi paradoxale, Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter porte quant à lui la mention « récit ».
Une ultime remarque pour conclure… Le dernier document que j’ai consulté pour écrire ce texte est une série d’articles intitulée Nina Simone en fugue, publiée par un journal en ligne dénommé Les Jours (comme la somme des deux titres à l’origine de cette histoire…). Une enquête passionnante sur les dernières années – européennes, et surtout françaises – de l’artiste au cours de laquelle l’auteur, Sophian Fanen, a lui aussi bénéficié d’une incroyable coïncidence : « […] je me demande bien ce que la chanteuse est venue chercher ici, quand je vois un homme, la petite quarantaine, rentrer sa voiture dans l’allée devant sa maison. ‘Excusez-moi Monsieur, j’essaye de trouver la maison de Nina Simone. Je ne sais pas si vous le savez, mais elle a vécu ici dans les années 1990’. Le regard est moitié gêné, moitié amusé quand il me répond : ‘Oui, je le sais bien, elle m’a tiré dessus…' »[4]. Décidément, même décédée, Nina Simone continue d’excéder la réalité. Sa musique et son chant n’ont de cesse d’ensorceler nos vies.
Texte © Pierre-Julien Brunet – Illustrations © DR
Doubles & Coïncidences est un workshop de fictionnalisme in progress de Pierre-Julien Brunet.
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[1] What happened, Miss Simone? (2015), réalisé par Liz Garbus.
[2] Dans une interview (« Darina Al-Joundi, auteur interprète du Jour où Nina Simone a cessé de chanter, évoque la tournée finale de cette pièce »), l’autrice « avoue » d’ailleurs que la scène initiale du livre lors de la veillée funèbre relève de l’imagination.
[3] Sur ce sujet, voir le cas exemplaire d’un autre artiste dans notre livre : Serge Gainsbourg. Écrire, s’écrire (PUR, 2023).
[4] Nina Simone citée dans « Le Mal provençal de Nina Simone ».