HANNA ROSE SHELL s’entretient avec HÉLÈNE CLEMENTE à l’occasion de la publication de son essai, NI VU NI CONNU : LE CAMOUFLAGE AU REGARD DE L’OBJECTIF (Zones Sensibles, 2014) :
1 – Afin de permettre aux personnes qui ne connaissent pas encore votre ouvrage, Ni vu ni connu : le camouflage au regard de l’objectif (Zones Sensibles, 2014), pourriez-vous nous expliquer quels sont vos sujets de recherche au MIT, en tant que professeur associé, et comment vous articulez votre présence au MIT à votre pratique artistique ?
Tout d’abord, je vous remercie de cette invitation dans le cadre de notre entretien. C’est merveilleux de pouvoir présenter le livre au public français, d’autant que les théoriciens français et les travaux universitaires historiques ont nourri mes recherches, ainsi que la consultation des archives passionnantes du début du XXe siècle et des collections personnelles de militaires français. J’ai démarré la photographie et la pratique cinématographique alors que j’étais encore adolescente. À l’université, je me suis intéressée aux concepts scientifiques et à l’histoire de la matérialité. Aujourd’hui, en tant que professeur au MIT, je suis influencée par tous les ingénieurs et les techniciens qui y travaillent avec moi, ma conception d’une histoire « pour le présent » se nourrit de cet échange permanent avec un réseau de spécialistes à la pointe de l’ingénierie technologique. Les travaux actuels des informaticiens et des ingénieurs spécialisés dans les technologies radars influencent mes analyses historiques et leur usage à des fins d’interprétation du présent.
First of all, thanks for inviting for me this interview. It’s wonderful to have the book out for French audiences, as I have gained so much over the years from French theoreticians and historical scholarship, along with the fascinating archives and collections belonging to French military personnel throughout the early twentieth centuries consulted for Ni vu ni connu. I started out as a photographer and filmmaker when I was still in my teenage years. In university, I became interested in the history of materiality and of scientific concepts. In my work today, as professor at MIT, I am inspired by all the engineers and technologists that work at my university; continued conversation with a range of engineering specialists working at the cutting edge, enables my mode of doing history « for the present. » Computer scientists and radar engineers working today inspire me to take my historical account and use it to interpret the present.
2 – Dans votre ouvrage, vous explorez l’histoire du camouflage, conjointement à celles de la photographie et du cinéma. La technique du camouflage serait-elle une technique de la perception ou une certaine manière de regarder le monde, de s’y exhiber pour mieux s’y dissimuler ? Dans ce contexte, quel lien faites-vous entre la question du « cadre » du regard et celle de la « séquence » du temps (le « moment crucial ») ?
Mon approche générale de l’histoire du camouflage resitue une évolution militaire dans le contexte plus large des transformations des concepts de subjectivité et de « visualité », tout comme l’émergence de nouveaux modes de réutilisation créative (recyclage), tant aux niveaux individuel qu’institutionnel. Inventé en 1914 par le général et artiste français Lucien Victor Guirand de Scovela et entrant dans la langue anglaise dès le début de l’année suivante, le terme « camouflage » a permis d’identifier une technique de dissimulation systématique visant à échapper au repérage photographique. Le camouflage « en tant que tel » répondait à une menace réelle ou imaginaire de détection par la photographie. Durant la Première Guerre mondiale, cette menace est venue des lunettes de snipers, des périscopes et de toute une gamme de systèmes de reconnaissance photographique aérienne, alors en pleine évolution. Ce qui distingue le camouflage visuel de toute autre technique de tromperie militaire pratiquée depuis des millénaires est sa relation historique et concrète à une surveillance optique dépassant les capacités de l’œil humain. Généralement, les gens associent spontanément le camouflage à l’environnement naturel, comme dans le cas de l’histoire de l’évolution de la « phalène » que les enfants apprennent en classe de biologie. Ce que je soutiens, pour ma part, c’est que c’est uniquement lorsque les hommes ont eu besoin de se protéger de la caméra et des autres dispositifs optiques que le camouflage animal a commencé à véritablement fasciner les individus… et, puis, a servi de modèle au développement de nouvelles technologies humaines. Mon livre, Ni vu ni connu, décrit en priorité la période historique comprise entre la fin du XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale, mais j’indique également comment le camouflage photographique fait toujours partie de la recherche militaire et scientifique actuelle ainsi que des pratiques artistiques contemporaines. Dans Ni vu ni connu, je développe ma propre approche théorique comme un outil pour comprendre l’histoire et vice versa. Il existe une généalogie du camouflage, qui peut se catégoriser de trois façons : statique, sérielle et dynamique. À travers des études de cas, je montre qu’à chaque technique de camouflage correspond un ensemble de pratiques médiatiques appuyant et subvertissant une technologie spécifique de surveillance photographique. Par cela, je fais référence à chaque manière particulière de « capturer le temps sur le film » – que ce soit par la photographie statique, la photographie sérielle, ou toute autre technique de surveillance cinématographique intégrée. Ce que j’appelle une « impulsion caméléonesque » persistante continue à motiver la R&D militaire dans les technologies de camouflage portables. J’évoque notamment les recherches en cours portant sur les « manteaux invisibles » servant tout à la fois de peaux comme d’écrans où est projeté l’environnement visuel. J’espère que le contexte historique et théorique du camouflage que je fournis peut encourager les lecteurs à interagir de façon créative (dans leur pensée, leur art, leur décision, etc.) avec les technologies à venir. Alors oui, il s’agit d’une histoire à travers le temps ayant pour objectif d’encourager une interaction active avec les conditions toujours changeantes de nos propres conditions de vie.
My general approach to the history of camouflage situates a military development in the context of larger shifts in notions of subjectivity, and visuality, as well as the emergence of new modes of creative repurposing at both individual and institutional levels. Coined in 1914 by French general and artist Lucien Victor Guirand de Scovela, entering into the English language early the following year, the term “camouflage” came into being as a way to refer to systematic dissimulation for the purposes of concealment from photographic detection. Camouflage itself came into being as response to the real or imagined threat of photographic detection. In World War I, this threat came from sniper scopes, periscopes and a whole range of rapidly evolving systems for aerial photographic reconnaissance. What distinguishes visual camouflage from other kinds of military deception that have been practiced for millennia is this historical and practical connection to optical surveillance beyond that of the human eye. Many times, people’s first association with camouflage is with the natural world — it’s often the story of the evolution of the “peppered moth” that schoolchildren learn in biology class. What I argue, though, is that it’s only when humans had to hide from the camera and other optical devices that animal protective concealment began to fascinate people … and then became a model for the development of new human technologies. The main focus of my book, Ni vu ni connu, is on the period between the late 19th century and World War II, but I also show how photographic camouflage is present in military and scientific research, as well as contemporary art practice today. In Ni vu ni connu, I develop my own theorization as a way to understand history, and vice versa. There is a genealogy of camouflage, which consists of three types: static, serial and dynamic. I use case studies to show how each type of camouflage involves a set of media practices that simultaneously draw on and subvert a specific photographic surveillance technology. By this I refer to a specific means of “capturing time on film” – whether it be still photography, serial photograph, or all-encompassing cinematic surveillance. What I call an enduring “chameleonic impulse” continues to motivate military R&D (research and development) of wearable camouflage technologies. There is also an ongoing quest to develop “invisible cloaks” to serve simultaneously as skins and … screens onto which one’s visual environment might be projected. I hope that the historical and theoretical context I provide for camouflage can encourage readers to interact creatively (in their thinking, their art-making, and other kinds of innovation) with future technologies. So yes, a history through time with a goal of encouraging active engagement with the shifting conditions in which we live.
3 – Le développement de la technicité du camouflage est également contemporaine du développement des technologies de surveillance visuelle, quelle soit à visée militaire ou civile. Or, ce qui est passionnant dans votre ouvrage, est la manière dont vous posez l’art du camouflage comme un art de la perception de soi, (dans la posture du « regardé », du « chassé », du « capté »), dans un environnement donné : face à cette dérive panoptique du monde, quels enseignements peut-on tirer de vos recherches (ou non) pour parvenir (ou non) à se fondre dans le « décor », lors de moments cruciaux, avec « trois bouts de ficelles » ?
Les manifestations contemporaines du camouflage photographique sont omniprésentes, même s’il est difficile d’identifier un besoin réel d’échapper aux caméras. Prenons le cas des communautés sportives et militaires. En 2002, l’armée comme d’autres départements militaires américains, abandonnent le camouflage curviligne au profit du motif digital fait de petits pixels beiges, olive et gris. Ce type de changement a lieu par ailleurs dans toute l’Europe. Pendant ce temps, le camouflage porté par la majorité des chasseurs aujourd’hui, couvrant leurs fusils de chasse, leurs cantines, voire même leurs camionnettes, est « photo-réaliste », dans la mesure où les chasseur aimeraient se fondre dans l’impression textile photographique de l’environnement lui-même. La photographie devient le vêtement. L’ironie, c’est que ça ne permet pas de tromper les animaux efficacement, c’est aussi ce que m’ont confirmé les créateurs du design des nouveaux uniformes de l’armée, les tenues pixellisées sont inefficaces pour tromper les dispositifs de surveillance digitaux. Mais de manière générale, tout ceci illustre bien notre propre enracinement dans un environnement photographique digital.
Contemporary manifestations of photographic camouflage are everywhere, even when it’s hard to identify a perceived need to “hide” from cameras. Consider the military and sportsman communities. In 2002, the U.S. Army, among other military branches, shifted from the old curvilinear pattern to the new “digital” camouflage pattern that features a “pixilated” pattern of tiny squares of beige, olive and gray. The same kinds of changes have been underway throughout Europe as well. Meanwhile, the camouflage most hunters are wearing these days, as well as what’s covering hunting rifles, canteens and even pickup trucks, is what I call “photorealist,” in the sense that photographs of the type of environment a hunter wants to hide in is, in fact, the actual textile print; the photograph becomes the clothing. Ironically, this does not necessarily serve to trick animals so well — nor, I have been told by those designing the new uniforms, do the pixilated army uniforms necessarily do a better job tricking digital surveillance equipment. However, it represents our own embeddedness in a photographic — and increasingly surveyed — digital environment more generally.
4 – Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui ? Quels sont vos sujets de recherche actuels ?
Actuellement, j’écris un livre sur l’histoire des vieux vêtements : la circulation mondiale des vêtements de seconde main. Je mets en perspective l’étude des vêtements d’occasion, l’histoire des technologies, de la mode et la philosophie du réemploi. Ce livre repose en partie, sur un premier film que j’ai réalisé précédemment et une série de projets media en cours. Certains de mes projets me permettent de prendre en compte d’autres aspects de l’histoire du regard cinématographique ; par exemple, mon travail sur l’histoire de la taxidermie, l’histoire de la chronophotographie dans l’œuvre de Étienne-Jules Marey. Dans un article académique récent, je développe mon concept de « ciné histoire », dans le contexte de l’invention de la chronophotographie…
I am now writing a book about the history of old clothes: the global circulation of secondhand clothing. My approach is to study secondhand clothing in the context of the history of technology, fashion, and the philosophy of reuse. It is based in part on an earlier film I made, and an ongoing series of media projects. Other projects of mine consider other aspects of the history of the cinematic gaze; for example my work on the history of taxidermy, and also on the history of chronophotography in the work of Etienne-Jules Marey. In a recent academic article, develop a notion of « cinéhistory » in the context of the invention of chrono-photography.
Entretien & Traduction © Hanna Rose Shell & Hélène Clemente – Illustrations © DR
(Paris, sept. 2015)
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