Glass House : Le jour des vivants-morts

Si on laisse aux tigres un immense repaire, c’est condamner toutes les Antilles à la dévastation qu’a connue Saint-Domingue. Inévitablement la contagion de l’exemple y produira les mêmes désordres. De là donnant la main à des milliers de leurs semblables disséminés sur le continent américain, que n’osera pas tenter cette multitude de Noirs, maîtres de toutes ces îles et de la navigation dans ces parages ?
(Rapport Mackau, 1825).

I

(En fond sonore, le bruit stridulant d’une ampoule au plafond, qui n’en peut plus de griller sur place. Quelque chose du tukdam dans cette ampoule : le cadavre d’un moine tibétain, mort depuis plus de trois jours, mais, près du cœur du méditatif, la peau est encore souple et chaude, et il n’y a toujours aucun signe de décomposition.)

Maintenant, diffusez à l’envers, prenez à rebours, voulez-vous, le premier film culte de zombies de l’histoire du cinéma, soit La Nuit des morts-vivants de George A. Romero :

– Au début, dès lors, le personnage principal, Ben, un routier noir, est fusillé par la police des États-Unis (ou, tout au moins, une balle disparaît puis apparaît, qui semble le traverser). C’est alors lui le zombie, à ce qu’on peut croire, celui qui aide pourtant les WASP Barbra, Tom, Judy, et la famille Cooper, à retrouver ledit « Nouveau Monde blanc » qu’ils ont toujours connu, ou celui dont ils croient qu’ils l’ont toujours connu. Mais tout cela est très bizarre, je vous l’accorde. Pourtant, on se fait vite à regarder une vidéo à l’envers, l’impression de gêne passe donc facilement.

– À la fin, rétro-lecture, vous êtes dérangé. Un malaise survient, mais celui-ci n’est pas dû à l’effort fourni après l’inversion du cours normal du film : qui sont finalement les zombies, vous demandez-vous maintenant. Le noir Ben a-t-il eu raison d’aider des blancs à s’en sortir ? Qui fait vraiment peur alors ? Ces monstres de carton-pâte, ceux qu’on a pris pour des zombies tout au long du film et qui sont maintenant exterminés, ou bien les blancs nord-américains ? Les blancs sont-ils alors les vrais zombies, et non les victimes ?

À l’envers, La Nuit des morts-vivants de George A. Romero présente, sans doute, la tragédie que vit toujours actuellement l’île de Haïti depuis sa révolution en 1804, comme on verra, si l’ampoule éclairant la pièce ne grille pas avant.

Mais comment se fait-il que le noir Ben se soit trompé à ce point de monstres, et dès le début du film ? Comment se fait-il aussi qu’on se soit, nous-mêmes, trompés de zombies, qui peut le dire ? Pourquoi, à la fin, le dernier couple de zombies est-il WASP, pourquoi sort-il indemne et souriant d’un cimetière et prend sa voiture, comme si de rien était, dites-moi ?

II

(L’ampoule au plafond grille maintenant depuis des lustres – bruit sourd, crépitement continu de moucherons à son contact – impossible de l’éteindre, l’interrupteur ne fonctionnant plus. Tukdam d’une ampoule cherchant, vaille que vaille, à échapper à l’obsolescence programmée des produits industriels, la peau de son cadavre est toujours aussi chaude, toujours pas de point noir, aucune trace de décomposition.)

Maintenant, nous pouvons remettre à l’endroit le film de George A. Romero :

Ben meurt à nouveau, à la fin, alors qu’il croit être sauvé, après avoir exterminé les zombies. Mais ce sont maintenant les balles des policiers qui le couchent à terre : fin de La Nuit des morts-vivants, nous pouvons à présent éteindre la télévision et changer l’ampoule défectueuse au plafonnier… – Clignotement binaire des yeux et de l’âme : vie-mort-vie-mort-vie-mort-vie-mort, comme si la mort faisait partie de notre quotidien, qu’elle était un hôte de poids gênant la vie courante. Une mort telle un enfant turbulent fatiguant, accaparant l’intégralité de nos jours et une partie de nos nuits…

S’il était encore de ce monde, le philosophe Mark Fisher, l’auteur du Réalisme capitaliste, aurait sans doute parlé du caractère omineux de La Nuit des morts-vivants de George A. Romero [1]. Étaient omineux, selon Mark Fisher, certains produits culturels sortis de la cuisse du capitalisme, capitalisme qui est lui-même un système omineux par le fait que « invoqué à partir de rien, il exerce pourtant plus d’influence que n’importe quelle entité douée de substance ». L’omineux est un système fini devenant rapidement infini, comme par métastase et sans saut dialectique. Ontologie aberrante : sans transition, un dollar correspond, semble-t-il – sur la bulle boursière – à une infinité de dollars, comme un oiseau chez Hitchcock correspond à une infinité d’oiseaux, un zombie de Romero à une infinité de zombies, un segment à une droite. L’omineux commence toujours par une dyade endémique, l’invasion divine des sauterelles contre les Égyptiens, dans la Bible, est un processus omineux. Il n’y a rien, semble-t-il, au début, rien qu’une sauterelle cachée dans les herbes, dont on perçoit la stridulation. Aucun houngan, chaman, ni prêtre égyptien, pour l’instant, n’entend un présage dans celle-ci ; les diasporas viendront après cela, n’en doutez pas.

Par rapport au zombie du cinéma occidental, le zombi du vodou haïtien (sans e à la fin du mot) a, certes, des points communs, mais aussi nombre de différences. D’abord, ce n’est pas un personnage de fiction, mais un phénomène politique et culturel existant, que l’anthropologie commence à peine à étudier actuellement. Ensuite, il ne mord pas, ne tue pas, aucune proie humaine n’a son sang infecté par lui, lorsque, par extraordinaire, il se trouve sur notre route. Le zombi haïtien, à l’origine du phénomène culturel du zombie dans les films d’horreur américain, est une victime envoûtée, donc incapable d’un acte de volonté suffisant lui permettant de décider pour lui-même. Il s’agit de ce que l’anthropologue Philippe Charlier appelle le « zombi toxique » [2]. Généralement, sur l’île, lorsqu’un Haïtien a été reconnu coupable de crimes importants, une société secrète vodou peut prendre en charge sa zombification, mais heureusement, une telle pratique est – pour le moins – rare. L’élément chimique le plus connu du processus de zombification est l’emploi de la tétrodotoxine (TTX) extraite du poisson-globe, ce poison utilisé en faible quantité paralyse le système nerveux de la victime. La première étape du processus consiste à faire croire à la famille et aux proches de la victime qu’elle est morte. On procède ensuite à la signature du constat de décès et à son inhumation. Quelques heures plus tard, le zombi est exhumé de sa tombe, mais pas nécessairement ; tout dépend de la gravité des méfaits que la victime a provoqués. Il faut noter ici que, d’un point de vue anthropologique, le fait d’être enterré vivant est le pire supplice qu’une être humain puissent éprouver. Ensuite, la victime exhumée du cimetière est emportée dans un lieu secret où elle sert d’esclave. Le processus de zombification n’est pas encore reconnu, de nos jours, ni par le code pénal haïtien ni par la cour de justice internationale, alors même que la figure du zombi est l’objet d’une véritable fascination et d’une hantise sur l’île et que les causes sociologiques à l’origine de cette pratique vodou sont connues : celle-ci a son origine dans le trauma collectif haïtien perpétré au 17e et au 18e siècle par l’esclavage et la traite des noirs, la société haïtienne n’ayant jamais pu effectuer, jusqu’à nos jours, son travail de deuil [3]. Le zombi représente, en somme, l’esclave déporté de Saint-Domingue dont le sort dépendait des caprices des colons français. Or, comme Saint-Domingue-Haïti a été la Perle des Antilles, c’est aussi là que les conditions de vie des esclaves furent les plus cruelles, puisque l’achat d’un noir et son remplacement ne coûtait quasi rien en Europe : la mort d’un noir coûtait moins, alors, que sa propre vie.

Le zombi haïtien, et son avatar le zombie du cinéma américain, représentent le spectre noir conjuré par la mondialisation, comme l’hôtel du film Shining, construit au sommet d’une montagne sur un cimetière indien, représente le spectre amérindien conjuré par l’Amérique blanche.

III

La postmodernité n’émerge pas à la fin des années 60, après la révolution culturelle, comme on le pense encore, mais elle a eu lieu dans les Caraïbes à Haïti, deux siècles plus tôt, après sa révolution en 1804, à partir de la rançon de la double dette initiée par le roi Charles X en 1825. D’où, actuellement, la demande de réparation faite par Haïti et la communauté internationale à la France, que l’économiste Thomas Piketty chiffre à 30 milliards d’euros minimum [4]. Or, même si le président français Emmanuel Macron a reconnu, au début de cette année, la responsabilité de la France dans l’histoire dramatique de Haïti après son indépendance, il est plus que probable que cette reconnaissance demeure symbolique, les vieilles démocraties du Nord européen, sous le joug de Trump, du gouvernement américain et de l’OTAN, se retrouvant prises dans l’étau d’une économie de guerre.

En outre, même si nos moyens de transport peuvent nous emmener, en quelques heures, d’un bout à l’autre de la planète, Haïti demeure, malgré tout, loin de ce que nous sommes. Qui, en France, est actuellement capable de situer Haïti sur la carte du monde ? Qui connaît son histoire et son importance dans les luttes pour l’indépendance des peuples ? Qui sait, chez nous, que la révolution haïtienne est aussi importante, au 18e siècle, que les révolutions française et américaine ? Qui sait aussi que, lors de la révolution française, le peuple de Paris et les Sans-culottes se revendiquaient comme étant frères et sœurs des esclaves de Saint-Domingue-Haïti ? Qui sait, chez nous, que nos Droits de l’homme, à partir de l’Article 1, via l’abbé Grégoire, parlent de la dignité des esclaves noirs et de leur condition d’êtres humains, et qu’il n’y a pas eu d’autre moment, pour l’émancipation de l’espèce humaine, de devenir un enjeu politique plus radical et majeur sur Terre que l’onde de choc de la révolution française sur le peuple de Saint-Domingue et Toussaint Louverture ? Qui sait que Haïti est le premier pays, dans l’Histoire, à s’être affranchi des empires coloniaux ?

C’est à partir de là – 1825 – de cette ignorance de l’Histoire où nous nous trouvons, que, selon moi, les révolutions n’amènent plus à un changement de régime politique, mis à part en 1917 en Russie et 1935 en Chine : « Tout se passe comme si la scène de la sortie de l’esclavage était sans cesse – oniriquement – rejouée : on s’installerait dans le présent du passé, dans une mémoire pleine jamais véritablement trouée par l’oubli », explique Laënnec Hurbon, au sujet de l’histoire haïtienne dans Esclavage, religions et politique en Haïti. L’humanité, selon moi, est zombi-e depuis 1825, lorsque la France imposa des conditions financières indignes à Haïti, afin de la reconnaître en tant que nation libre et souveraine. Le temps, depuis lors, ne sortirait plus de ses gonds, puisque cette sortie des gonds elle-même serait renouée, rejouée, chaque fois, comme sur un immense tapis roulant. Les révolutions nationales feraient partie du décor sur les murs que l’usager perçoit en l’empruntant dans les aéroports autour du monde : le temps redeviendrait cyclique, d’une révolution à l’autre ; d’une révolution à l’autre, le Léviathan de Thomas Hobbes reprendrait la forme qu’on lui connaît actuellement, celle de l’État dit « démocratique », comme si cette forme-même, lui étant naturelle, il n’aurait de cesse d’en revenir à elle spontanément pour tous les couloirs du monde.

Texte © Bruno Lemoine – Illustrations © DR
Glass House est un workshop de Contre-Histoire in progress de Bruno Lemoine.
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[1] Concernant la notion de « omineux », cf. Mark Fisher, Par-delà étrange et familier (2024).

[2] Philippe Charlier, « Enterrés vivants, drogués, fous : en Haïti, les zombies existent vraiment », entretien avec Renée Greusard, Le Nouvel Obs, 6 février 2018.

[3] Cf. Laënnec Hurbon, Esclavage, religions et politique en Haïti (2023).

[4] Thomas Piketty, « La France doit 30 milliards d’euros à Haïti et devrait lancer des discussions sur les modalités de restitution », Le Monde, 10 mai 2025.