36 ans après sa parution aux États-Unis (1982), Tout ce qui est solide se volatilise (All That is Solid Melts Into Air), le maître-essai de Marshall Berman, est enfin publié en langue française (Entremonde, 2018). Ce livre, d’une rare densité, qui prend son titre d’une citation du Manifeste du parti communiste, explore les paradoxes de la modernité à partir d’un corpus de références qui puise aussi bien dans la philosophie critique, la littérature, l’art et surtout l’urbanisme, privilégiant selon son auteur une « approche large et ouverte ».
Ce parcours transversal part d’un constat : la pensée contemporaine conçoit la modernité en la divisant en deux champs hermétiquement clos, avec d’une part l’économie politique telle que Marx l’a dévoilée, et d’autre part, les productions culturelles modernistes. Incompréhension, et parfois défiance, structurent les rapports entre les représentants de ces deux champs. Là où bien souvent artistes et écrivains voient dans le marxisme une survivance de l’Aufklärung que la modernité a mise à mal, les tenants de la critique de l’économie politique considèrent que la perspective de Marx est plus sensée, car plus « matérielle ». C’est à ce dualisme que s’attaque Marshall Berman, pour lequel ces deux points de vue se ramifient dans une généalogie commune, puisque les uns et les autres ont bien plus en commun qu’ils ne le pensent et c’est à leur pas qu’il s’attache, à leur « étrange danse dialectique ». Le propos de Berman se construit ainsi sur une problématique centrale qui cherche à définir un espace où convergeraient la pensée de Marx et la tradition moderniste, car toutes deux « voient la vie moderne traversée d’élans et de potentialités contradictoires ». Entre la déclaration marxienne – « les hommes nouveaux […] sont autant l’invention des temps modernes que les machines elles-mêmes » -, et le mot d’ordre de Rimbaud – « il faut être absolument moderne » -, Marshall Berman cherche un chemin pour « traverser et dépasser ces contradictions ».
Son enquête, qui s’avère méticuleuse et passionnante au fil des pages, prend principalement appui sur Baudelaire et Marx. Pour l’un comme pour l’autre, l’expérience cruciale et récurrente de la vie moderne est celle de la désacralisation, aussi bien illustrée par le poème en prose « Perte d’auréole » (perdue par le poète dans « la fange du macadam ») qu’une des images essentielles du Manifeste communiste : « La bourgeoisie a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu’alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science ». Cette perte d’auréole sur le boulevard parisien engendre une nouvelle force et un nouvel état d’esprit, celui du trafic moderne. Les travaux hausmanniens dans la capitale française jettent l’homme de la rue dans un maelström, le renvoient à ses propres sources jusqu’à l’extrême, afin de survivre, l’obligeant à s’adapter à un « chaos mouvant ». De cette déliaison découlent toutes les injonctions contradictoires auxquelles l’homme moderne est soumis. Paris est bien en ce sens est sa scène primitive. On le voit, le cheminement de Berman est très proche de celui du matérialisme anthropologique de Walter Benjamin, oscillant sans cesse entre la clarté des lumières de la ville, le luxe, la mode, son jeu de surface éblouissant et son envers : l’oppression du prolétariat.
Baudelaire (et son obsession de « la double postulation ») et Marx (fasciné par la puissance qu’il dénonce) sont donc les deux matrices à partir desquelles se construit ce livre, dont les derniers chapitres sont centrés sur deux villes où l’expérimentation moderniste – littéraires et politiques – est poussée à son paroxysme : Saint-Pétersbourg et New York. La cité de Pierre Le Grand, fenêtre ouverte sur l’Occident, « symbole de modernité au milieu d’une société arriérée », où l’urbanisme nouveau est expérimenté aussi bien par le haut que par le bas, est ce lieu où la vie quotidienne s’éprouve de manière fragmentée, « surréelle » – brutalité dont sont témoin les œuvres de Dostoïevski et de Mandelstam. New York est, elle, une ville ouverte, laboratoire de toutes les distorsions possibles : à la fois des transformations urbanistiques incessantes – les voies rapides construites par Robert Moses, véritable Saccard de l’ère moderne -, et celles de l’art et de la poésie.
Le procès de la modernisation, « même s’il nous exploite et nous tourmente, insuffle la vie à nos énergies et à nos imaginations » et permet paradoxalement la contestation politique dans l’espace public. En ce sens, tout progrès se paie d’une détérioration. Tel pourrait être l’axiome de la modernité, semble nous dire Marshall Berman, qui refuse – par sa méthode dialectique – aussi bien l’enlisement dans l’acquiescement aveugle à la modernité (de Marinetti à McLuhan en passant par Le Corbusier) que le désespoir culturel propre à un certain courant de pensée pour lequel il n’y a pas de liberté dans ce monde (de Marcuse à Foucault). On retrouve aujourd’hui en France cette approche dialectique du phénomène urbain et de la grande métropole dans les travaux de Bruce Bégout, Éric Chauvier ou Marc Berdet. À cet égard, la préface récente ajourée par l’auteur à son livre met parfaitement en lumière le verrouillage de toute perspective d’émancipation induite par la postmodernité, qui pense avoir dépassé les contradictions qui surviennent quand « tout ce qui est solide se volatilise ». À l’heure où triomphent les cultural studies, et leur morcellement de la critique qui ne peut que faire le jeu du Capital, en cette époque de restauration intellectuelle et politique, on ne peut qu’apprécier cette critique unitaire et saluer le courage des éditions Entremonde de l’avoir enfin mise à la disposition du lectorat français.
Texte © Xavier Boissel – Illustrations © DR
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