ALEXANDRE CASTANT s’entretient avec nous à l’occasion de la publication de JOURNAL AUDIOBIOGRAPHIQUE – RADIOPHONIE, ARTS, CINÉMA (Éd. Scala, 2016) :
1 – Alexandre, vous publiez un essai sous forme d’un journal « audiobiographique » qui présente de nombreux textes que vous avez écrits au fil du temps et que vous réunissez ici dans le but de proposer « une petite histoire du son dans les arts plastiques », mais également dans le cinéma et la radiophonie. Présentez-nous votre livre : qu’est-ce qui en a motivé la conception ? Quel est l’enjeu de votre propos au regard de ce que vous avez déjà pu aborder dans d’autres ouvrages ? Comment avez-vous conçu la forme de ce journal alors même qu’il ne tient compte d’aucune chronologie, sinon le fait qu’il s’agit de textes rédigés ces dix dernières années ?
Journal audiobiographique – radiophonie, arts, cinéma a un double projet. D’abord, il participe d’une réflexion sur les arts sonores, c’est-à-dire d’une histoire de l’art contemporain qui prend le son comme l’un de ses matériaux, voire de ses médiums au même titre que la sculpture, la peinture ou la photographie peuvent l’être. En outre, j’adjoins dans le sous-titre à cette « petite histoire du son dans les arts plastiques », le cinéma et la radiophonie comme éléments de recherche. S’il est aisé d’apprécier comment le cinéma participe d’une histoire de l’image et du son – notamment dans son passage du muet au parlant, ou encore dans la recherche matiériste sur la bande-son que beaucoup de cinéastes-auteurs ont faite –, pour la radiophonie c’est peut-être moins évident. La radiophonie est certes un média de masse, mais son exclusivité sonore la fait réellement s’ouvrir, dans certains programmes de recherches que le livre cite, à des créations qui intéressent au plus haut point l’art contemporain. Bref, il fallait, presque dix ans après un précédent livre sur le sujet (Planètes sonores en 2007), poursuivre une telle aventure critique du son dans l’art. Or, quand Planètes sonores avait une ambition historique, Journal audiobiographique s’inscrit plus particulièrement dans la création actuelle et analyse des œuvres qui, pour l’essentiel mais pas seulement, ont été produites ces dix dernières années. Et puis il y a en effet un autre projet à Journal audiobiographique… C’est une expérimentation de la notion d’« essai sur l’art », notion qui me passionne depuis le début et mon premier livre sur la littérature, mais, certainement, qui a été attisée par le fait que, ces dernières années, j’ai beaucoup enseigné l’histoire de l’art en Écoles d’art. En effet, la plate-forme d’expérimentation artistique que représente ce type d’école, associée à la fréquentation – en l’espèce pédagogique – d’étudiants en art et donc d’artistes en devenir, ont certainement contribué au déplacement de mon écriture critique vers une interrogation sur les formes de l’écriture critique elle-même. C’est ainsi que, pour ce livre en particulier, la forme du journal fonctionnait bien… Car, s’il ne s’agit en rien d’un journal qui me serait intime ou privé, il y a en revanche une chronologie, désordonnée mais précise, de la production des œuvres sonores et des textes les analysant depuis dix ans. Et puis, fondamentalement, il existe une ontologie du sonore, qui en fait une trace et associe, en cela, le son à la photographie, autre médium et art qui m’intéresse beaucoup pour les extraordinaires traces, empreintes et figures du temps qu’il produit : le voyage spatio-temporel qu’il réinvente… Comme pour la photographie, donc, l’idée de journal pouvait porter, tout à la fois, une expérimentation de la notion d’essai sur l’art et le voyage dans le temps que les arts sonores rendent possible.
2 – Dans ce journal, vous étudiez la nature et le statut du son à travers des œuvres et des démarches artistiques afin de montrer ce que cet « acteur » sonore nous révèle d’elles. Vous questionnez ainsi comment faire figurer un son dans une œuvre, comment l’exposer, ou encore, comment créer la plasticité d’un son. C’est une recherche qui vous tient à cœur depuis longtemps. Pour illustrer votre propos et développer votre réflexion, vous vous appuyez sur un certain nombre d’artistes. Qu’est-ce qui vous pousse vers certains artistes plutôt que vers d’autres ? De quelle manière s’opère le choix des œuvres ou des démarches que vous étudiez ? Enfin, comment le son, pour vous, témoigne de la qualité et de l’ambition plastiques d’une œuvre ou d’une démarche ?
Au fil de ces dix années de critiques d’art sur les arts sonores, je suis allé à la rencontre d’œuvres ou d’expériences très différentes : installations vidéo, sculptures et machines audio, espaces et environnements sonores, sons urbains, in situ, projets sur le silence ou trouvant des formes exclusivement visuelles pour figurer le son, musique et variation post-moderne sur le rock, performances et concerts improvisés, pochettes de disques (d’artistes), vidéo, cinéma expérimental et contemporain appréhendé par la bande-son, la voix-off ou la plasticité d’une expérience immersive audio-visuelle, poésie sonore, langage et voix, création radiophonique en liaison avec les arts plastiques… Effectivement, le corpus est multiple, hétérogène ! Pourtant, à chaque fois, le dénominateur commun minimum de mes critères esthétiques reste une approche (plastique) du son en liaison avec l’image ou la visualité, et aussi, tout de même, une certaine persévérance de l’artiste sur le sujet, une certaine amplitude (avérée ou émergeante que je pressens alors) de sa démarche dans les arts du son… Mais c’est tout ! Car je vais sans a priori, sans école et sans dogme au son dans l’art : tous ses possibles m’intéressent ! C’est ainsi que j’ai fonctionné pendant dix ans, et c’est une démarche assez rare dans un domaine aussi expérimental (qui procède d’une histoire des avant-gardes : ce qui me plaît aussi !), et pour lequel les positions esthétiques des uns et des autres peuvent parfois être tranchées, strictes, obtues ! Or, tout à l’inverse, j’ai constamment fonctionné dans l’ouverture, certes exigeante, mais sans a priori : c’est-à-dire comme un critique d’art étudiant seulement les enjeux esthétiques des œuvres dont il est le contemporain, comme un simple observateur, témoin, passager des arts sonores ! C’est ensuite dans le livre et à travers sa construction que tout s’est organisé ! Il me fallait avancer et structurer entre eux des concepts et des notions de temps, d’espaces, de perception, de fiction, de visualité… Tout l’enjeu passait alors par l’organisation de ces textes critiques et des œuvres qu’ils analysaient, par le fait d’en écarter certains et d’en développer d’autres (c’est d’ailleurs pour cela que la chronologie des textes et des pièces a explosé !), bref, la part de la subjectivité critique se moulait, se fondait dans l’écriture même du livre et lui donnait aussi son titre illusionniste. Finalement, la question du jugement critique et du goût passe par l’objet théorique et sensible auquel l’œuvre permet d’arriver, par la construction d’un objet critique : de l’un des objets critiques auxquels elle donne accès ! À ce projet, se liait alors, à nouveau, la question de la méthode esthétique ! Et, comme pour Planètes sonores, elle est faite de repères historiques, d’analyse sémiologique et d’expérimentation donc de l’écriture critique elle-même…
3 – Comme nous le soulignions, cela fait longtemps que le son est un thème récurrent dans votre recherche. Pouvez-vous nous expliquer quel est l’élément ou l’événement originel qui a déclenché chez vous cette « obsession » ? Une voix ? Un éclat ? Une tonalité ? Une résonance ? Une répercussion ? Une déflagration ? Une musique ? Un son solidien (bruit qui se propage dans la structure d’un bâtiment) ?
Alors le son « solidien » dont vous parlez est une notion avancée par l’artiste, performeur et musicien Jérôme Poret dans l’entretien qu’il m’a donné. C’est effectivement une propagation sonore aux limites de l’inaudible, dans la structure des bâtiments, et cette définition est appropriée à sa recherche musicale et plastique bruitiste sur le chaos, le « collapse ». Cela me fait aussi préciser que, dans ce panorama de dix années d’accompagnement des arts sonores, le livre est également composé d’entretiens avec, outre Jérôme Poret, les commissaires d’expositions et historiens des arts sonores Anne-Laure Chamboissier et Philippe Franck ; le cinéaste Pierre Coulibeuf ; le compositeur, musicologue et cinéaste Michel Fano ; Lore Gablier, Dean Inkster et Jean-Jacques Palix enfin qui avaient organisé, en 2009, une passionnante exposition sur le compositeur Cornelius Cardew… Quoi qu’il en soit, pour en revenir à votre question, le point d’origine de mon intérêt, peut-être moins obsessionnel que durable pour le son, est multiple… Aussi délions-le du point de vue chronologique… Il y a certainement, d’abord, un intérêt, affectif et en l’occurrence autobiographique, pour les musiques post-rock du début des années 1980 qui ont indiscutablement nourri mon imaginaire sonore (je parle d’ailleurs, à plusieurs reprises dans Journal audiobiographique, de ces expériences qui vont, par exemple, du groupe rennais Marquis de Sade à Tuxedomoon). Il y a ensuite un programme théorique plus général et vaste qui commence avec mon livre sur l’écriture et l’image (Esthétique de l’image, fictions d’André Pieyre de Mandiargues, Publications de la Sorbonne, 2001), se développe dans le champ de la photographie et des arts (La Photographie dans l’œil des passages, L’Harmattan, 2004, ou Écrans de neige, Filigranes, 2014), jusqu’aux arts sonores, évidemment, dont on a parlé. À chaque fois, il s’agit d’une recherche trans-esthétique sur les relations entre les arts, le nomadisme et la porosité des signes entre eux (images, textes, sons). Il y a enfin un goût réellement profond pour la radiophonie, dont la part expérimentale a structuré aussi bien ma découverte du son comme expérience esthétique en soi que son développement sémiologique et esthétique. À cet égard, du point de vue critique, lecteur fidèle de Roland Barthes, j’ai toujours admiré, et souvent relu, son livre sur la photographie La Chambre claire, et c’est un malicieux hommage qui me faisait intituler, dans Planètes sonores, le chapitre sur la radiophonie « La chambre sombre » : il y a en effet, entre photographie et radiophonie, une même énigme, une même absence et présence pourtant incarnée, une même épreuve du feu… Or, tout a bien dû commencer, un jour, en écoutant la radio la nuit…
4 – Vous décrivez un concert de Laurie Anderson et de Lou Reed où John Zorn surgit sur scène de manière assez inattendue, incarnant de par son énergie et son pantalon camouflage orange, la « musique à lui seul ». Sa présence vous apparaît ainsi semblable à celle d’un messie, son apparition créant une véritable implosion au sein de la salle Pleyel où tout le monde était jusqu’alors sagement à l’écoute du concert. Cette implosion que vous évoquez par l’apparition de John Zorn souligne-t-elle une force créatrice particulière dont serait porteur seulement certains artistes ? En quoi, alors, le son aurait une autre « aura » dans l’œuvre et comment l’analysez-vous ?
À propos de John Zorn, l’un des disques de Naked City, l’une des multiples formations de musique improvisée que Zorn a créée notamment avec les musiciens Joey Baron, Yamatsuka Eye, Bill Frisell, Fred Frith et Wayne Horwitz, se nomme Heretic – Jeux de dames cruelles (1992), et cette bande-son possible de film érotico-sado-masochiste donnerait tout de même une image assez hétérodoxe d’une excessive sacralisation messianique de Zorn… En revanche, il est juste de dire que la « surprise » est déterminante dans mon approche et mon analyse de l’expérience esthétique du concert. Surprise « surréaliste », énigmatique et bouleversante (n’oublions pas que mes premières recherches portent sur cette avant-garde et ses épigones, en l’occurrence Mandiargues !), « surprise » aussi telle que les musiques improvisées la rendent possible. Ainsi, voir John Zorn, salle Pleyel en 2009, rejoindre sur scène Laurie Anderson et Lou Reed (puisque c’est à ce concert que Journal audiobiographique fait allusion) était une situation émotive à laquelle le son donne en effet toute son aura. Mais revenons à John Zorn… S’il occupe une place à part dans mon univers sonore et musical personnel, c’est pour l’intelligence protéiforme et inventive de son œuvre qui va du free-jazz au post-punk et au noise, discographie et concerts qui, ensuite, convoquent une exégèse de la musique savante comme du répertoire klezmer, et produisent, enfin, dans les adaptions post-modernes qu’il a pu données de certaines musiques de films, une incroyable variation sonore sur l’image (Ah, son adaptation pour guitares électriques d’Il était une fois dans l’Ouest d’Ennio Morricone ! un sommet de The Big Gundown – John Zorn plays the music of Ennio Morricone en 1986 !). Mais au-delà de cette œuvre importante qui me touche, il y a aussi, ce que sa découverte a représenté comme, en quelque sorte, perspective musicale. Ce sont des amis, rencontrés en 1985 à un concert des merveilleux Lounge Lizards, c’est-à-dire par ailleurs au moment du triste et interminable crépuscule de la wave post-rock dont je parlais tout à l’heure, qui me firent découvrir cette fabuleuse scène improvisée, souvent issue du free-jazz, mais de suite liée au post-punk, à la musique savante ou à la world, et dans tous les cas produisant les expérimentations sonores les plus ouvertes et parfois même « plastiques » ! Un festival, en Provence à Saint-Martin-de-Crau, devait en montrer l’aventure, il s’intitulait mimi (mouvement international des musiques innovatrices) et se composait d’un programme incroyable et toujours d’actualité ! Je découvrais alors un monde sonore que je n’ai plus quitté, que John Zorn, à de multiples égards, a longtemps représenté, et qui fut une espèce d’introduction à ma recherche sur le son dans les arts plastiques.
5 – Les notions d’absence, de disparition, d’effacement, d’invisibilité, d’inaudible, etc., sont au cœur de vos préoccupations intellectuelles. Pourriez-vous nous éclairer davantage sur ces notions qui fondent votre recherche ? Ont-elles un lien direct avec cette « implosion » (encore une fois) planétaire du 11-Septembre qui a été un point de bascule du traitement des informations sonores et visuelles comme a si bien pu le montrer Clément Chéroux dans Diplopie (Le Point du Jour, 2009) ? Diriez-vous, à ce titre, que le son à l’ère des médias globalisés a changé, c’est-à-dire qu’il ne s’appréhende plus, ni ne s’entend plus comme avant ?
Il est très juste de dire que, pour reprendre vos termes, les notions « d’absence, de disparition, d’effacement, d’invisibilité, d’inaudible » sont importantes dans mes travaux. Pour autant, je distinguerai l’approche que j’en fais, selon si l’on se place du côté de l’image ou du son. Commençons par l’image, en particulier photographique. Mon dernier livre sur le sujet avait un titre explicite Écrans de neige… Il prenait pour point d’appui, d’une part une création photographique située entre deux points de bascule, le 9 novembre 1989 (chute du mur de Berlin) et le 11 septembre 2001 (attentats du World Trade Center à New York), deux moments en effet où, d’un point de vue géo-politique, un monde disparaissait et un autre advenait… Or cette zone temporelle de mutation allait aussi affecter le régime de signes, des images notamment (numérisation, immatérialité à l’ère de la mondialisation…). C’était une mutation des images – effectivement bien soulignée et documentée par Clément Chéroux dans Diplopie –, qui renvoie à la disparition des mondes analogiques « d’avant », et fait advenir un nouveau cycle d’images, empreint de disparition et d’effacement mais par excès de visibilité : sur-représentation numérique qui nous interroge, dans un tel trop plein, sur une impossible saisie de l’expérience du visible qui demeure, pourtant, essentielle… J’évoque cela à pas de géants mais c’était l’esprit du livre… Il en va autrement pour le son. Le silence, l’invisibilité ou l’inaudible n’y sont pas une conséquence, ni même une fatalité, mais au contraire une solution. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser, au début des années 1990, aux artistes plasticiens qui « utilisaient » le son, il fut de suite comme évident que certains d’entre eux le faisaient, précisément, car il « contrait » l’image, car le son pouvait s’opposer à son régime d’image de masse et produisait une insaisissable et irréductible immatérialité ! Un artiste sonore, Lars Fredrikson, disait qu’il était « imageophobe », et que s’il s’était intéressé au son c’est qu’il lui permettait de faire des sculptures sans matière et sans image… Quant à Cécile Le Talec, dont le travail est présenté dans Planètes sonores comme dans Journal audiobiographique, son œuvre explore constamment avec le son et le silence la notion de vide et d’espace intermédiaire… Cette radicalité, esthétique mais aussi éthique, m’a immédiatement séduit et donné à penser et à voir, dans de telles démarches, des solutions artistiques au flux visuel qui commençait, alors, à phagocyter les signes du monde (les écrits de Serge Daney m’avaient à l’époque beaucoup impressionné !). C’est de cela dont il est question dans la dernière partie du livre qui, avec le titre d’ « Élégie », traverse l’histoire du bruit du vent, ou encore les sons et le silence du vide dans l’art, pour ouvrir des voies vers d’autres possibles artistiques, esthétiques… Comme vous le voyez, ce que le son fait à l’art, ce n’est tout de même pas rien…
Écrits à propos d’œuvres de Laurie Anderson, Véronique Aubouy, David Bowie, Dominique Blais, Cornelius Cardew, Jean Cocteau, Pascal Comelade, Vincent Dieutre, Lars Fredrikson, Douglas Gordon, Philippe Parreno, Joris Ivens, Marceline Loridan, Alexandre Joly, Marie-Jo Lafontaine, Cécile Le Talec, Christian Marclay, Steve McQueen, Jonas Mekas, Joris Van de Moortel, Kaye Mortley, Tania Mouraud, Éliane Radigue, Alain Robbe-Grillet, Julian Schnabel, Georgina Starr, John Zorn… ainsi que les sons de la ville de Shanghai.
Entretiens avec Anne-Laure Chamboissier, Philippe Franck, Pierre Coulibeuf, Michel Fano, Lore Gablier, Dean Inkster, Jean-Jacques Palix et Jérôme Poret.
Entretien © Alexandre Castant & Isabelle Rozenbaum – Illustrations © Tania Mouraud, AD NAUSEAM (2012-2014)/Ircam & DR
(Paris, juin 2016)
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