S’il existe bien une intégrité inaliénable de la fiction, que ni les mutilations, ni les pentimentos du processus éditorial ne peuvent altérer, il existe également dans les limbes littéraires, des excroissances en forme d’impasse, comme des membres surnuméraires, tombés au champ d’honneur. Il y a des directions empruntés au hasard et qui ne débouchent sur rien de véritable, il y a des culs de sac, dont l’exploration laisse tout de même une trace. Ce qui est absent pèse sur le texte d’un poids mort, d’un poids semblable à celui des cadavres qui ensemencent les terres arides et les rendent fertiles. Ces rognures, équarries d’un corps plus vaste qui se passe désormais d’eux, forment tout au plus les reliquats éparpillés d’un continent parti seul, au fil d’une dérive quasi tectonique. Il manque encore une science des fragments littéraires pour leur donner du sens, une forme de qumranologie romanesque.
Cavalier prends fou en C6, échec ! C’est à Neuilly-sur-Seine, en 1968, que Marcel Duchamp dispute enfin sa dernière partie. Il joue simultanément contre Man-Ray, Bobby Fischer et le calife de Bagdad Harûn al-rachîd. Ses trois adversaires sont redoutables, chacun dans leur propre genre. L’un n’a que des profils et se décompose à chaque mouvement en strates cinétiques, le deuxième est un spécialiste de la défense Grünfeld et le troisième fait empaler ses adversaires malchanceux. Il va falloir jouer serré. Derrière Duchamp, une enfilade de portes ouvertes s’étire presque à perte de vue. On n’a jamais pris la peine d’en refermer aucune et le monde tout entier se presse maintenant dans le corridor interminable. Marcel s’en fout et rejette toute forme de responsabilité sur son époque démente. Il a toujours détesté les images, le portrait qui sent l’effort, la maestria comme le barbouillage laborieux. Il nie encore leur pouvoir sacro-saint, superstition et volonté de pouvoir. Les techniciens, les esthètes et leurs cliques ont maintenu la conscience sous le boisseau suffisamment longtemps. Puis, il est venu pour libérer le monde de la culpabilité face au beau. Fischer prends la reine blanche. Tout est foutu à présent. Il pleut à verse sur le bois de Boulogne et le bruit de l’eau tombant sur les feuilles déjà roussies emplit l’atmosphère comme un bombardement. Il va falloir céder. Ceci n’est pas une partie d’échecs.
La caserne des pompiers doit protéger le château du seigneur Tokugawa. C’est son unique fonction. Andō Hiroshige héritera un jour de la charge de son père et veillera lui aussi sur le feu, mais il n’a que dix ans, et ne songe pour l’instant qu’à dessiner des chrysanthèmes jaunes. Les flammes sont pour lui de nouveaux motifs insaisissables, à peine entrevus lors d’incendies nocturnes, lueurs lointaines en provenance d’Atagoshita. En ce début d’année 204 de l’ère Edo, il ébauche les ambassades, les processions de dignitaires qui viennent rendre hommage au Shogun, tous les détails d’une vie foisonnante qui l’impressionnent et continuent de le hanter, longtemps après la fin du jour. Confusément, la chaleur du brasier l’attire comme l’attire également le dessin. Il s’agit d’une attraction sans parole, d’un trouble incompréhensible qui semble lier le marchand de poissons ambulant, les chats crevés et le vent dans les pins. Le monde qu’il ne comprend pas le fascine et l’inquiète. Il y a dans la peinture de maître Rinsai comme un appel qui le déroute et l’oblige envers le peintre. Comment savoir ce qui, de la technique, ou de l’homme, suscite le plus son admiration ? Un jour peut-être, lorsqu’il sera devenu pompier à son tour, les bambous se mettront à fleurir, autre incendie qui consume la forêt sans flamme. Il faudra bien alors que quelqu’un se dévoue pour fixer le malheur et, sans savoir pourquoi, il aimerait être celui-là.
C’est dans une maison verte du quartier de Yoshiwara qu’Ando Hiroshige boit une gorgée de saké tiède. Il sent maintenant la vie qui s’effiloche par tous les pores de sa peau, tandis que la neige tombe faiblement sur Edo. L’alcool est fade et la sensualité vaine. Avec l’age, les plaisirs deviennent rares et souvent décevants. Il songe au destin étrange de ses œuvres, au passage de main en main. Ensuite, il prendra une chaise à porteur et se dirigera vers Atagoshita. Il lui reste encore quelques émotions à brasser, plusieurs paysages à mastiquer. La Porte des démons est là-bas, qui le réclame sans qu’il sache vraiment pourquoi. La gravure est l’une de ces empreintes intimes qui changent la réalité, la courbent au gré du désir. Le sentiment fugace devient alors matière durable. Les biens prennent immédiatement une valeur marchande et font l’objet de transactions. La possession s’accommode mal de l’esprit. Il lui faut trouver une finalité pratique. Le marchand d’étoffe de la rue Momendana accroche alors l’estampe au mur de sa chambre et c’est ainsi que l’art devient décoratif. Dans la paix du shogunat, C’est la bourgeoisie et ses valeurs qui triomphent. Le peintre descend dans la rue et rend compte de la vie, mais la vie rabaisse l’œuvre au rang des plaisirs. Qu’arrivera-t-il à ceux qui pissent et mangent dans le rêve de l’artiste ? Ainsi en va l’image dans le Monde flottant.
C’est en 726 que l’empereur Léon III ordonne la destruction du Christ de la Chalkè. Les immenses portes de bronze qui donnaient sur la place de l’Augoustaion, à Constantinople, étaient surmontées d’une fresque polychrome. Sous bonne garde, le bourreau fait alors son office, perché sur son échelle. Sa main tremble à l’idée du blasphème, tandis que la foule idolâtre se masse autour de lui, médusée par la chaleur et la perspective du jugement. Il sue maintenant à grosses gouttes, fasciné par sa propre témérité et soucieux d’obéir aux ordres. Il sait en son fort intérieur que l’empereur à raison, mais jamais auparavant on n’a mutilé une image. La divinité qui habite certainement le dessin va-t-elle le foudroyer à l’instant ? Mais son mépris des idoles est aussi une forme d’idolâtrie. En mutilant l’icône, comme on inflige le martyre aux hérétiques, il reconnaît implicitement le pouvoir de l’image, son humanité pour le moins, sinon sa nature divine. La confusion entre le signe et l’objet est totale. Son bras se lève et déclenche un grondement inarticulé dans la foule de plus en plus nombreuse. D’un coup sec et puissant, son marteau s’abat soudain sur le burin et crève les yeux du Christ en gloire. Les marchands attroupés se ruent alors dans sa direction avec la ferme intention de piétiner son corps, mais la troupe venue en renfort donne maintenant l’assaut. Perché à six mètres du sol, sidéré d’avoir été épargné, non par la meute en colère, mais bien par l’image finalement impuissante, il assiste au massacre des croyants dans l’erreur. Rapidement, la place se couvre du sang des fidèles.
Les rayons obliques du soleil couchant se reflètent alors sur le lac, poudrant de vieil or les remparts de la ville et la coupole d’Hagia Sophia. La journée du 23 octobre 787 se termine sur le triomphe du patriarche Taraise de Constantinople et le scintillement sur l’eau noire contribue pour lui à la plénitude du succès. La peinture ne sera jamais plus un art mortel, car l’icône, enfin, n’est pas son modèle, mais renvoie uniquement au modèle. La représentation permet par son intercession de discerner l’invisible. Les persécutions iconoclastes devront donc cesser. Déjà, les fanatiques, Anastase et Nicétas, sont condamnés par l’anathème. C’est une victoire de la vraie foi sur les hérétiques. Le culte des images n’est pas de l’idolâtrie, mais bien la preuve de l’incarnation et les moines byzantins, iconographes de talent, seront sauvés des supplices. Ce siècle aura vu tant de nez coupés, de membres arrachés, de sanctuaires profanés par les tenants du vide et de l’absence, ceux qui se croyant purs ont défiguré les portraits aussi bien que les visages. La nuit étoilée tombe à présent sur Nicée et Taraise écrit à l’impératrice Irène. Ce concile, représentant la totalité de la terre habitée, est maintenant clos. Les évêques repartiront dès demain dans leurs lointaines provinces, portant les nouveaux canons. Si le patriarche se garde bien d’émettre le moindre doute dans sa missive impériale, il contemple par la fenêtre du palais l’intermittence des premières constellations. Il imagine déjà, sous l’éclat ténu des astres innombrables, les détours que prendra la querelle au cours des siècles futurs. Si l’Église saura bien faire respecter sa loi, il sait, sans même le comprendre, que les négateurs lui survivront toujours.
On édifiera au sommet du palais des Soviets une statue de Lénine, haute de quatre-vingt mètres, qui rayonnera sur Moscou comme un phare dans la nuit. Sur les ruines de la cathédrale du Christ sauveur, on bâtira le monument le plus extraordinaire depuis la grande pyramide de Khéops, une ziggourat moderne. Mais pour l’instant, Igor Grabar ne se soucie pas encore des détails architecturaux. Il dresse minutieusement la liste des chefs d’œuvre que l’armée rouge devra récupérer en territoire allemand au titre des dommages de guerre. Son bureau du Conseil des commissaires du peuple est beige, son fauteuil beige et le reste du mobilier, métallique et strictement fonctionnel. Il jette un œil par la fenêtre qui donne sur les arbres décharnés du Kremlin. La neige commence à peine à fondre, noyant les rues et la campagne aux alentours de Moscou sous une couche de boue. Infâme débâcle. Les pertes irréparables infligées à l’Union soviétique mérite à ses yeux tous les Raphael du Kaiser Friedrich Museum de Berlin et plus encore. Il ne devra rien rester dans les musées nazis que la poussière des décombres et le souvenir d’un empire désormais à genoux. Mais les villes martyres ne devront pas obtenir ces trésors en compensation. Son idée est tout autre. Une aile entière du futur palais deviendra le plus grand musée du monde, exposant les réserves des galeries moscovites ainsi que le butin dérobé à l’ennemi. C’est bien l’esprit du rapport qu’il rendra prochainement au camarade Molotov, car le temps presse et les Alliés, fraîchement débarqués en Normandie, fondent déjà sur la capitale du Reich. On affrétera un train spécial afin de sillonner les zones occupées à la suite immédiate de Jukov. Des experts embarqués se chargeront de faire respecter la liste. On édifiera un nouveau temple sur les ruines de l’ancien, qui protégera le patrimoine du peuple soviétique et son génie pour une véritable éternité. Et le tribut deviendra aussi sacré que l’étaient le vieil autel et son calice pour les tenants corrompus de l’ancienne croyance.
Il s’agit d’un bâtiment néoclassique, imposant par ses dimensions et sa rectitude, qui domine la perspective de la rue Volkhonka. La colonnade en impose, singeant le Parthénon. Lorsqu’en 1958, le projet de Palais des soviets fut définitivement abandonné et les fondations du bâtiment transformée en piscine publique, le musée Pouchkine demeura le grand musée des beaux arts moscovites. Dans ses réserves méconnues, au fond de caves sombres et vastes, tandis que les visiteurs cheminant plus haut, admirent l’Improvisation n°20 de Wassily Kandinsky, séjournent d’innombrables prises de guerre que les aléas de l’histoire ont condamné à la relégation. Des caisses encombrent les salles obscures sans que l’on sache vraiment ce qu’elles contiennent. La liste Grabar n’est plus qu’un souvenir dont les archives ne garde aucune trace. Les conservateurs nient jusqu’à son existence et les millions de pièces saisies durant la guerre jonchent à présent les kilomètres de couloirs qui courent en profondeur sous le musée. Dans cette basilique enfouie, silencieuse et fermée à double tour, dont les plans ont disparu et la clé s’est perdue, règne le mystère le plus complet, le trésor des Atlantes, le continent de Mu. C’est dans un corridor interminable, encombré, où les numéros de série ne correspondent plus à aucun inventaire, où la mémoire elle-même se mue en embarras politique, qu’une caisse indistincte, ni plus ni moins poussiéreuse qu’une autre, repose le long d’un mur, au milieux de ses semblables. Si d’aventures, un homme s’égarait en ces lieux désolés, un explorateur des temps à venir par exemple, son œil, même correctement exercé, ne suffirait sans doute pas à déceler sur l’une des planches mal dégrossie, une petite zone polie par le passage répété d’une main très ancienne.
Texte © Mikaël Hirsch – Illustrations © DR
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