ANTOINE DUFEU s’entretient avec nous à l’occasion de la publication d’ABONDER, (Éd. Nous, 2010) :
1 – Antoine, tu es un auteur, mais tu te présentes aussi comme un poète. Ta poésie ne semble, de prime abord, absolument pas préoccupée par les problématiques théoriques liées à l’activité de poésie, telles qu’elles se sont poursuivies et amplifiées depuis Mallarmé, à savoir : une interrogation sur le vers par rapport à la phrase, sur la rime et les répétitions de séquences syllabiques, sur le rapport sens et sons, sur le passage de l’écrit à la voix, modifiée ou non, etc. Toutes ces caractéristiques techniques ne semblent pas être d’un grand intérêt pour toi. Peux-tu développer ton rapport aux techniques de poésie ?
Pour chacun de mes livres, pour chacun des textes que j’écris (cette nuance parce que j’ai plusieurs « inédits » en stock), j’ai d’abord besoin de trouver une forme, une structure associée à une langue, un rythme. Mais aussi d’un rapport à ce que j’entreprends, à la littérature. Chaque livre, chaque texte, s’inscrit en outre, sans exception jusqu’à aujourd’hui, dans un rapport aux autres livres, textes. Je ne veux pas utiliser d’image pour qualifier les rapports entre ces textes car je n’en ai pas trouvé de satisfaisante. Peut-être parce que, justement, il n’y a pas d’image… à trouver. Plus techniquement, je travaille beaucoup sur les coupures, les changements. J’aime également inventer des mots.
2 – Plusieurs de tes textes sont d’abord des blocs de prose rythmée. Le sens y génère la répétition terminologique comme dans Nous (Mix., 2006). D’autres en revanche – comme Abonder – se présentent comme des syntagmes où dominent la coupe, la césure, le fameux passage à la ligne dont Christophe Tarkos a dit un jour qu’elle constituait pour lui l’acte de poésie dans l’écriture. Comment se passe chez toi ce passage à la ligne ? Qu’est-ce qui détermine ce passage, sachant que pendant des siècles, ce passage à la ligne a été guidé par le nombre de syllabes dans le vers et la rime en bout de piste ?
Je ne connaissais pas cette assertion de Tarkos. Dans Abonder effectivement, les coupures sont très importantes, autant que la mise en espace des vers… « libres ». Parfois, certaines césures s’imposent d’elles-mêmes, me semblent d’emblée évidentes. Parfois non. Il faut alors me remettre au travail : trouver le bon endroit de coupe, de passage à la ligne, de saut d’une ligne ou de plusieurs mais, je le répète, ce travail n’est sans doute jamais exactement le même d’un livre à l’autre. Et parfois, la coupe demeure insatisfaisante, sans doute parce que d’autres considérations ou préoccupations, tantôt de sens, tantôt d’effet, prennent le dessus. J’accorde, en outre, une importance particulière à l’unité syntaxique, là où forme et sens se mélangent même si ce mélange s’opère aussi dans les mots (un néologisme peut permettre de rendre ce mélange plus flagrant, énigmatique ou au contraire dérangeant).
3 – La poésie dite traditionnelle est marquée par une double action : d’une part, une trame d’écriture (forme) conçue par un dispositif de métrique et de versification spécifiques (nombre de syllabes dans un vers et type de rime à la fin de ces vers) et, d’autre part, un sens (fond) qui peut-être une histoire, un thème, etc. Ces deux versants peuvent être indépendants l’un de l’autre ou bien liés à plusieurs niveaux, l’un générant ou désignant l’autre. Ces caractéristiques se retrouvent aussi dans la prose mais de façon souvent moins spectaculaire (à l’exception de Perec). Ne penses-tu pas que face à ces deux dimensions de l’activité de poésie, de nombreux poèmes apparaissent aujourd’hui plus « unidimensionnels », précisément parce qu’ils racontent de plus en plus, le tout dans une langue expressive déliée de toute contrainte véritable qui est la marque de l’écriture, qu’elle soit en prose ou en vers ?
Je ne suis pas sûr que la poésie raconte de plus en plus. Venant de la poésie expérimentale (je propose ce qualificatif unificateur pour regrouper les avant-gardes, la poésie sonore, la poésie visuelle du XXe etc.), je n’ai pas cette impression. En ce qui me concerne, plus j’avance plus je réalise que « les deux versants que vous évoquez » sont juste à la croisée de mes préoccupations, de mes recherches. Comment écrire aujourd’hui en trouvant une adéquation entre fond et forme, une adéquation qui soit pertinente, sur plusieurs plans, une adéquation qui fasse mouche. En fait, c’est toujours là-dessus que je bosse.
4 – Dans inch’menschen – 1NHL (Mix, 2004), tu écris : « nous ne sommes pas des poètes auto-satisfaits de leurs productions, terrorisés par leurs déjections, nous nous sentons et exprimons de mieux en mieux et de plus en plus ; rares sont ceux qui l’ont compris ». Peux-tu nous expliquer cet avertissement ?
Il ne s’agit pas tant d’un avertissement que d’une annonce, voire de l’annonce d’un projet. Deux choses donc à travers cette citation, une incise de ma part en plein texte. La première : prendre à bras le corps la question des déjections, des déchets (ce qui comprend le sentiment largement répandu de se sentir « comme une merde » ou « considéré comme une merde »), me semble essentiel. Aujourd’hui encore, cette question me travaille. Il s’agit pour moi d’une matière féconde. La deuxième : cette annonce s’adressait, ici (là-bas), d’une certaine manière, aux lecteurs et lectrices, je veux dire aux gens qui lisent, aussi aux gens qui écrivent pour parler du rapport que l’on entretient avec la littérature, avec l’art.
5 – Ton écriture nous semble ainsi animée d’une volonté résultant de la « Poïétique », discipline récente définit en 1989 par René Passeron comme cette science de l’homme qui se propose d’examiner la relation entre l’homme et l’œuvre pendant l’élaboration de celle-ci. En effet, si l’on prend tes différents ouvrages, il est souvent question du capitalisme et de l’état de nos sociétés actuelles mais toujours du point de vue de la problématique d’écrire à partir de ces notions et, en même temps, d’écrire également sur la possibilité d’« être au monde » avec elles (dans une approche toute hölderlinienne). Un exemple : toujours dans inch’menschen – 1NHL, tu expliques que ce titre pourrait se traduire par « ce que veulent les êtres humains, dans leur mesure ». À cet égard, ne peut-on pas dire que ton écriture contribue pleinement à cet examen de la relation entre toi et ton œuvre comme l’indique la Poïétique ?
J’avoue que c’est grâce à votre question que je me suis penché sur l’œuvre de René Passeron (au passage : merci de m’avoir laissé suffisamment de temps pour répondre à vos stimulantes questions). Il est certain que j’impose une distance à mon lectorat par la structure, par l’utilisation de techniques. Avec le recul, j’estime que mon travail évolue sur ce point. A l’époque d’inch’menschen notamment, j’avais sans doute une manière de mettre en scène cette mise à distance qui fait que l’on se demandait peut-être si elle existait ou non. Sûrement avais-je besoin de procéder ainsi. Dans des textes plus récents, je procède plus directement, tout en ne lâchant rien… sur la littérature, sur le fait que j’écrive et que c’est ma préoccupation essentielle chaque fois que je me dis que je vais écrire. Ne rien lâcher sur la littérature signifie notamment essayer de décrypter mon époque, ce que le monde « écrit » de plus contemporain, de brûlant, sans qu’il le réalise évidemment (en ce sens la littérature, comme révélateur, pourrait être rapprochée des mathématiques). Et ne rien lâcher sur la littérature peut déranger. Même dans un travail que je poursuis maintenant depuis plusieurs années sur Internet, je ne lâche rien sur la littérature, sur le rapport que j’entretiens avec la littérature, mon activité d’écrivain.
6 – Écrire est la seule activité possible à tes yeux pour survivre dans ce monde. Elle surgit souvent dans tes ouvrages comme une exhortation à vivre sa propre vie et donc, à ne pas appartenir au monde tel qu’il est façonné par les forces du capitalisme. Explique-nous ce rapport à l’écriture que tu as et comment ton existence est subordonnée à lui.
D’abord, je ne veux pas survivre « puisque » je vis. Ma préoccupation serait plutôt de vivre le mieux possible. La littérature est une de mes activités qui, certes, m’occupe beaucoup. Ce qui me permet d’essayer de vivre le mieux possible c’est un ensemble de choses, ce sont les activités qu’un être humain exerce, ce qu’il vit. Depuis une quinzaine d’années, j’écris. Si j’écris, c’est sans doute parce que mon histoire m’a un moment conduit à écrire plutôt qu’à exercer une autre activité artistique. Ecrire me plaît pour le moment mais comme j’aime aussi beaucoup l’art, le cinéma, la musique, il m’arrive de travailler avec des gens qui ont ces pratiques et, même, d’essayer d’introduire ces pratiques dans mon écriture. Tout cela se croise, se mélange. Il me semble aussi, mais c’est sans doute très personnel, que la littérature est, dans le monde actuel, un prodigieux espace de liberté et de recherche. Le jour où j’ai décidé que j’allais écrire (puisque cela s’est passé ainsi pour moi), je me suis dit à la fois que cela allait changer la suite de ma vie mais qu’aussi, un jour, j’arrêterai. Cela signifiait : je ne savais évidemment pas si j’arrêterais un jour d’écrire, mais jamais je ne cesserai de chercher, de créer. J’aimerais beaucoup, un jour, me mettre aux mathématiques. Plutôt m’y remettre.
7 – Dans le recueil Nous, tu écris : « Dans les périodes vides qui affectent nos subjectivités et ponctuent cet effort, nous faisons face à l’époque telle qu’elle est, parfois légèrement courbés à défaut d’être complètement abattus. Nous sommes tels que nous sommes une humanité à venir. Reste que nous avons suffisamment attendu et que nous passons dorénavant à l’acte ». À cet égard, toi qui écris également – dans Globes (Derrière la salle de bain, 2010) – « La révolution. / “Épargnez-nous ce gros mot svp” », rejoins-tu et soutiens-tu le discours du Comité invisible développé dans, L’Insurrection qui vient ? Pourquoi ?
Compte tenu de ce que je vous ai répondu plus haut vous comprendrez sans doute ma position sur le fond. A mon avis, L’Insurrection qui vient est un livre d’opinion, très intéressant et utile. D’ailleurs, je ne sais plus s’il se réclame de ce genre, mais il me fait penser à un manuel. Il est vrai qu’à sa lecture j’avais noté certaines proximités avec Nous. Mais Nous est un livre de littérature, et rien d’autre. Ces proximités ne sont pas surprenantes outre mesure ; nous avons dû partager un certain nombre de lectures et sommes, en tant qu’êtres humains, sans doute sur une même longueur d’onde quant au regard porté sur « le monde comme il va ». Maintenant, si je dois vous dire ce que je pense de L’Insurrection qui vient, eh bien je le trouve inapproprié à la situation actuelle ; il me semble davantage appartenir au XXe voire au XIXe siècle qu’au XXIe qui est déjà largement entamé. Il y a, par exemple, quelques jugements (on est trop habitué à cela de la part de l’actuelle critique radicale de gauche) à l’emporte-pièce sur l’économie. Je me demande parfois si ce comité s’est demandé pourquoi des gars comme Marx, Proudhon, Blanqui (ce ne sont que quelques exemples, évidemment) s’étaient à ce point pris la tête sur l’économie pour la congédier comme ce livre le fait. Pardonnez-moi mais je court-circuite un peu votre question. En ce moment, je me passionne beaucoup pour Walras (j’ai beaucoup de retard, je vous l’accorde) et je réalise seulement maintenant à quel point des auteurs comme Gide et Valéry se sont intéressés à son œuvre. Cela me permet d’ailleurs de mieux prendre la mesure de livres de Gide ou Valéry que j’avais lus il y a longtemps. Pour faire vite, disons que ce qui est intéressant avec Walras c’est qu’il travaille sur le désir. Et le désir, ce fut à la fois un des motifs forts de la philosophie du XXe et un « truc » maintenant omniprésent dans l’économie quotidienne capitaliste. Maintenant, le désir tel qu’il a été abordé au XXe n’est plus tout à fait d’actualité. Je vous indique juste un des trucs qui me travaille beaucoup actuellement : la fixation des prix sur les marchés (très particuliers) des matières premières.
8 – Charles Fourier est-il un penseur qui retient ton attention ? Ses utopies t’apparaissent-elles encore « modernes » ? Quels sont les philosophes et les penseurs utopistes en général qui nourrissent tes réflexions ? Quels sont ceux en particulier dont les thèses et les propositions te semblent pertinentes au regard de ce que notre civilisation doit affronter devant les bouleversements sociétaux qui se profilent ou qui ont déjà cours ?
Charles Fourier est un auteur dont l’œuvre m’a énormément occupé et passionné à une époque. Ses œuvres ont nourri ma réflexion à ce moment-là et continuent de le faire. Mais maintenant, j’ai d’autres outils et savoir à ma disposition. Ce que je retiens, comme avec beaucoup d’utopistes, c’est l’intention, l’élan, la fougue, la passion. Et c’est aussi ce qui doit m’attirer dans la plupart des œuvres. Encore que… Le Voyage en Icarie de Cabet relève d’une logique et d’un registre différent. Sinon, j’ai lu beaucoup d’utopistes français du XIXe avec plus ou moins d’assiduité ou d’intérêt. Par exemple, il y a eu Prosper Enfantin ou Pierre Leroux (à propos, je me permets de signaler pour ceux et celles qui ne le connaîtraient pas le livre assez incroyable de Bruno Viard, Les Poètes et les économistes, chez Kimé). Dans ma découverte et mon rapport aux utopistes, je dois sans doute beaucoup à la lecture du génial Sade, Fourier, Loyola de Barthes. Et, aujourd’hui encore, je reste sur quelques lacunes. Il me semble qu’il faudrait que je lise par exemple davantage Proudhon. Mais peut-être le moment n’est-il pas encore arrivé ou n’arrivera-t-il jamais !
9 – Dans Globes encore, tu demandes : « Où sommes-nous ? / En France. / Enfin… peut-être. / Dans un pays, c’est certain ; / un endroit où il semble falloir rester ». Peux-tu donc nous parler de ton rapport à la France ? As-tu déjà pensé à aller vivre ailleurs ? Est-il nécessaire pour un écrivain, d’après-toi, de rester dans son pays d’origine et d’écrire à partir de lui, voire sur lui ? La France te semble-t-elle encore une nation littéraire, à savoir une nation dans laquelle la littérature a encore une influence ?
Il ne me semble pas facile d’habiter quelque part ; et il ne s’agit pas que d’une question de papiers, voire d’intégration ou d’identité, comme veulent nous le faire croire certains et certaines. Donc, j’ai mis du temps à trouver un rapport, le mien, qui me convienne à peu près, à ce pays qui s’appelle « France ». Mais je n’ai plus de problème en particulier avec « cette France ». J’ai souvent pensé partir ailleurs mais cela n’aurait, dans le fond, pas été très différent. Il n’est nulle part évident de vivre, surtout actuellement. Aujourd’hui, j’ai d’ailleurs adopté un deuxième pays ; il s’appelle la Bulgarie. Je suis franco-bulgare mais sans les papiers ; car en Bulgarie, chaque fois que je m’y rends (notamment à Sofia), je ne jouis pas des droits d’un citoyen bulgare. En même temps, être estampillé « UE » et de nationalité française n’est pas spécialement un inconvénient là-bas, surtout dans les sphères dans lesquelles j’évolue. Qu’importe, je me sens aussi bulgare : j’aime le pays, j’aime la langue, j’aime la culture, j’aime les Bulgares, j’aime la bouffe et l’alphabet ! Quant à savoir si la France est encore une nation littéraire : sans doute ; mais ce n’est pas une question qui me préoccupe outre mesure. Peut-être parce que je me dis que je pourrais écrire dans n’importe quelle langue par laquelle je me laisserais approcher, envahir. Récemment, je me suis remis à écrire en langue anglaise par exemple, dans un récent Atelier de Création radiophonique réalisé pour France Culture, mais aussi dans un texte pour un ami qui m’avait gentiment demandé un texte pour son site. Ce n’est pas non plus un hasard si certains des titres de mes livres évoquent directement ou non des « langues étrangère » (comme Ago ou encore Vinagi gotov), voire sont carrément inventés mais aussi dérivés de langues étrangères (je pense à inch’menschen).
10 – Ton œuvre se compose à ce jour de quatorze titres publiés en dix ans environ. Parmi ces titres, il y a des ouvrages épais et d’autres, plus minces, voire de la nature d’un dépliant comme Globes. Ce nombre de textes et leur cadence de publication peuvent paraître un peu excessifs… Néanmoins, ils ne sont pas le résultat d’une graphomanie névrotique mais bien d’un projet global structuré par une ramification élaborée. En effet, ces titres sont tous envisagés au regard d’ensembles consubstantiels, d’œuvres totales qui semblent adopter le modèle descriptif et épistémologique du Rhizome : chacun de tes textes peut affecter ou influencer les autres textes du même ensemble, mais également semble-t-il, les autres textes des autres ensembles. Explique-nous ton projet. Comment en as-tu eu l’idée ? Pourquoi ce souhait d’une telle ramification ?
Mon projet n’a ni début ni fin à proprement parler ; il est plus ou moins structuré, plus ou moins consciemment, de manière plus ou moins préméditée. J’ai plutôt choisi, dans un premier temps, d’écrire, de me servir de l’écriture. Mais j’ai déjà commencé à élargir mes pratiques, seul ou en travaillant avec des écrivains, des artistes… Mon projet est total dans le sens où, si actuellement l’écriture semble être mon moyen privilégié, je n’ai fichtrement pas l’intention de me borner à l’écriture. L’écriture est une base pour moi. Les ramifications que vous évoquez revêtent à la fois un aspect formel et un aspect de fond. Cela se répand. Je ne me verrais absolument pas enchaîner les livres (ou la littérature) comme des perles de culture : je préférerais sinon largement enchaîner les tours de circuit durant toute une saison d’endurance (avec en point d’orgue les 24 Heures du Mans) ou enchaîner les parties de jeux vidéo.
11 – Abordons chacun de ces ensembles pour illustrer tes explications. Intitulé « Sommé », le premier ensemble se compose de textes numérotés de 0 à 9 + 1 (c’est-à-dire le 11e). Quatre de ces onze textes ont été publiés – en très peu d’exemplaires ou sur le Web. Il s’agit de caca-exercices (Merh, 2002), (9) premières maculations (Trame-Ouest, 2001), 8 – Surtout tout à part (Poésie Express) ainsi que Trois : Exutoire tétralogique (L’Homme moderne, 2001). Présente-nous cet ensemble et explique-nous en sa spécificité. Quel est ton projet ? Où en est-il à ce jour ? Comptes-tu réunir un jour (on te donne une idée en passant…) l’ensemble de ces textes, difficiles à se procurer, en un volume complet ?
Commençons par une précision technique si vous le voulez bien. Seul le début de « 8 » fut publié par la superbe aventure que fut Poésie Express ; cela représente à peine un quart de mon manuscrit originel. Ce premier ensemble est une sorte de premier jalon, d’entrée en littérature. Je voulais couper avec une certaine idée de la littérature encore très répandue, la littérature élitiste, éloignée du monde, souvent réactionnaire. Alors, cet ensemble est une sorte de jeu de massacre. Mais comme il ne s’agit pas que de ça, il m’est aujourd’hui encore un peu difficile d’en parler. Tout ce que je sais, c’est qu’il aura plutôt plombé mes débuts. Mais je m’en moque ; il y a de superbes textes dans cet ensemble. A l’époque aussi, mon projet balbutiait ; j’ai même cru, touchant la fin de cet ensemble, qu’après je n’écrirai plus jamais. Publier l’ensemble d’un seul tenant ne m’est jamais sérieusement venu à l’esprit même si, ponctuellement, j’ai envie d’en faire publier ou republier des éléments. Mais cela me paraît difficile. Sans doute n’est-ce pas le moment non plus. Et je ne vois pas bien qui, compte tenu de la taille (627 pages A4 et trois cahiers manuscrits intitulés Livre de comptes) pourrait bien être intéressé par un tel truc ! J’ai déjà bien du mal à essayer de publier ce que j’écris maintenant pour m’en occuper… Mais, dans cet ensemble, il n’empêche qu’il y a plusieurs textes auxquels je tiens. Bref, vous l’aurez sans doute compris, cet ensemble est clos et achevé. Pour autant, certains des thèmes, certaines des formes continuent de dialoguer avec ce que j’écris maintenant ou avec ce que j’ai écrit par la suite.
12 – Le deuxième ensemble s’intitule « NHL ». Il se compose notamment de inch’menchen – 1NHL, mais aussi d’autres textes épars, publiés davantage en revue. Peux-tu présenter cet ensemble et nous expliquer ce que tu y abordes comme sujet ?
Pour le coup, le projet de NHL est plus clair. J’ai assez rapidement pensé à un ensemble consacré au nihilisme contemporain, histoire de pouvoir passer ensuite à autre chose. Et j’ai assez rapidement opté pour une trilogie. L’ensemble est donc composé de trois livres ordonnés comme suit : le premier est M NHL 3.28 (dont le titre est une référence implicite aux… BMW 328 et 328i – eh oui !), le deuxième est inch’menschen – 1NHL et le troisième est Antiquntime – 2NHL… M est un roman d’amour épistolaire, ou « l’autre », l’être qui est censé être aimé par le narrateur n’a en réalité que très rarement voix au chapitre. Le livre est long. Antiquntime – 2 NHL est un texte très bref, écrit sous la forme d’aphorismes, dans une forme modernisée qui ne serait pas sans évoquer la pratique des commentaires, sur Internet. inch’menschen – 1NHL, c’est un peu le texte pivot, celui sans lequel les deux autres non pas de sens. Et puis inch’menschen est celui qui brasse le plus de thèmes : les détritus, la guerre, le racisme, l’amour, le quotidien, les habitudes ; c’est un poème.
13 – « Des Viabilités » est l’intitulé du troisième ensemble qui se compose du recueil Nous, SEnsemble (Le clou dans le fer, 2008) ainsi que de trois affiches, ce qui n’est pas banal ! Présente-nous cet ensemble et explique-nous en, là aussi, sa spécificité. D’où t’est venue cette idée d’affiches ? Quel est l’intérêt de publier des textes sur des affiches ?
L’idée des affiches n’est pas de moi. Elle est venue d’une proposition et d’une rencontre, avec Nelly Larguier, autour de 2005, je crois. Nelly avait eu l’idée de lancer une revue sous la forme d’affiches. Cette revue s’est appelée le Tube Opoétique et n’a malheureusement connu qu’un seul numéro. Lorsque Nelly m’a invité à réaliser trois affiches (tel était le principe, les affiches auraient été publiées dans des numéros successifs), j’ai été enthousiasmé et me suis de suite demandé ce que je pourrais bien faire. J’en ai parlé à un ami artiste, Alex Pou, qui réalise aussi aujourd’hui des films, et qui est un excellent graphiste. Nous avons commencé à travailler autour de thématiques et formes qui me préoccupaient à cette époque (c’était en pleine période « nous ») et d’idées d’images que j’avais en tête. Mais l’apport d’Alex a été déterminant dans la réalisation. Ce fut même parfois une sorte de jeu, notamment lorsque nous avons choisi les drapeaux pour l’une d’entre-elles. J’ai rapidement pensé à les inclure dans l’ensemble Des Viabilités en les associant au livre Nous. Logique, elles évoquaient de près l’univers du livre Nous et s’intitulent d’ailleurs, en écho, Nous-mêmes, Nous autres, Nous aussi (dans cet ordre). Seule la deuxième a vu le jour mais les trois existent numériquement (deux illustrent d’ailleurs mes inédits dans cette invitation ici). Concernant cet ensemble, il correspond philosophiquement à une autre époque. Il procède beaucoup de la rencontre mais aussi de la confrontation avec la philosophie de Badiou ainsi qu’avec les développements et amendements proposés par Mehdi Belhaj-Kacem. Cette période, philosophiquement, est effectivement assez différente des précédentes. Je ne peux m’empêcher de mentionner Nietzche tant la lecture de son œuvre fut et demeure fondamentale pour moi. Il faut bien continuer son chemin. D’autant que, j’étais censé en avoir fini avec le nihilisme, n’est-ce pas ?! Mais justement, il y avait encore Badiou. Je crois qu’il est nécessaire d’avoir pris la mesure de l’œuvre de Badiou pour continuer à réfléchir de manière contemporaine et « sans ressentiment ». C’est peut-être ce que signifie la citation attribuée à Sollers à la Une d’un récent numéro du magazine Transfuge : « Le nihilisme est quotidien ». Arrive alors un moment où il s’agit d’écrire, d’écrire sous un certain angle, un certain point de vue, le monde d’aujourd’hui, se constituer sa propre philosophie sans craindre ni la philosophie ni les philosophes ; tout le monde pense et peut penser.
14 – Il existe un quatrième ensemble que tu nommes « La diagonale du vide » et qui clôt ces quatre ensembles. Ce dernier ensemble se compose de trois « Préludes » et se trouve complètement achevé à ce jour : Vinagi gotov, Abonder et Ago – autoportrait séquencé de Tony Chicane (Le Quartanier, 2013). Peux-tu nous dire en quoi ce dernier ensemble serait achevé par rapport aux autres ? Quelle est sa spécificité ?
Après « Des Viabilités », j’ai en réalité cessé de travailler par ensembles. J’ai commencé à écrire des textes qui doivent converger vers un horizon (il s’agira peut-être d’un livre, d’un opéra, d’un film ou juste d’un horizon) dont le titre est pour le moment « La diagonale du vide ». En fait, le titre indique la manière de procéder, presque la nature du projet : tracer quelque chose dont l’image projetée (je ne sais trop comment) dans un carré serait une diagonale. C’est mathématique, c’est une forme, une sorte de « monstre » mathématique. Pour le moment, j’ai terminé trois préludes à cette diagonale. Voilà tout. Et je continue avec des textes que j’intitule Répétitions générales. Ils sont au nombre de quatre. Je suis en train d’écrire les deux premiers. Je tiens à souligner l’importance du premier prélude, ce qui permettra peut-être d’éviter des interprétations erronées quant à mes supposées intentions. Intitulé Vinagi gotov, paru non pas par hasard chez Mix. en 2009, il n’a, contrairement à Abonder et Ago, explicitement aucun rapport à la politique, encore moins à l’économie.
15 – Néanmoins, il se trouve que ces quatre ensembles ne semblent pas seuls… En effet, nous trouvons deux titres parmi tes quatorze textes publiés qui n’appartiennent pas encore aux ensembles décrits plus haut mais qui indiquent un ensemble possible, en cours d’élaboration et que nous désignerons plutôt comme une série. Son intitulé est « Chants de construction ». Les deux titres déjà publiés de cette série sont Globes, sous-titré « Saison 19 : Abrégé des nouvelles du globe » et Amour singulier (Dernier Télégramme, 2010) sous-titré « Fabrikasharia, Saison 11 ». Nous reviendrons plus loin sur ce dernier titre. Explique-nous à quoi correspond cette série ? À quoi renvoie son intitulé général ?
Alors là, on entre dans une autre dimension. Cela serait celle du déchet ou du déchet du déchet ! Plus prosaïquement les « Fabrikasharia » (FS) sont des « chants de construction ». Leur forme est variable. Chaque FS correspond à une saison, fictive évidemment ; ils peuvent être ou non regroupés pour constituer un volume. En fait, c’est un peu le principe des séries TV ou de certains magazines anglo-saxons. Techniquement, car ces FS revêtent un caractère très technique, je m’en sers soit comme de brouillons dont je m’impose tout de même de rendre une copie, « nette », soit comme de chutes de textes principaux. Certains de ces textes sont comme l’antimatière, les miroirs en trompe l’œil des autres, des principaux
16 – Tu nous as appris qu’en parallèle de ton troisième ensemble, « Des Viabilités », tu as créé les hétéronymes de Louise Boivent, Audrey Jeuland, Sonia Jeuland et Marius Guérin – ce dernier avec lequel tu as signé la seconde partie d’Amour singulier. D’où te vient ce désir de t’exprimer à travers un autre nom ? Pourquoi dis-tu que c’est en parallèle de ton troisième ensemble ? Est-ce à dire qu’aucun autre ensemble n’usera jamais d’hétéronymes ? En quoi est-ce pertinent d’avoir des hétéronymes pour toi ?
À la réflexion, il me semble que je vous ai caché l’existence de quelques autres (très peu), dont un qui a servi pour écrire un court texte (d’ailleurs publié) avec un autre auteur… A un moment donné, en parallèle de l’écriture de « Des Viabilités », j’ai ressenti le besoin, matériel, certains textes (parfois il s’agissait tout simplement d’un dialogue avec d’autres textes écrits sous mon nom) ; c’est pour cette raison que j’ai recouru à des hétéronymes. Je n’ai pas réfréné ce besoin ; peut-être s’agissait-il d’un effet secondaire (un passage obligé) de l’écriture passée de NHL, de celle, en cours, de « Des Viabilités ». Et au fur à mesure que j’ai écrit via ces hétéronymes, j’ai intellectualisé l’existence des textes. En fait, l’usage des hétéronymes s’est passé sur une période assez brève, à cheval sur 2005 et 2006. Depuis, je ne m’en sers plus, sauf pour un texte, sorte de recueil d’aphorismes de Louise Boivent, que je poursuis de temps à autre. Je signale seulement que j’ai ressuscité Marius Guérin, réputé spécialiste d’amour et de cul du XIXe, pour un projet sur Internet qui a couru de 2006 à 2009. Mais depuis la fin du mois d’août 2009, j’ignore absolument ce qu’il est devenu. En même temps, le gars est né en 1853, mort en 1924, ressuscité en 2006 : il faut comprendre qu’il ait d’autres choses à faire que de continuer à écrire, surtout après ce qu’il a écrit dans sa première vie puis dans sa deuxième !
17 – Il y a assez peu d’auteurs qui revendiquent Pierre Guyotat. Tu en fais partie. Peux-tu nous parler de ton rapport à son œuvre et sa langue ? L’as-tu découvert avec Progénitures ?
L’œuvre de Guyotat, j’ai dû la découvrir soit avec Tombeau soit avec Eden. Je ne me souviens plus très bien. Je l’ai découverte après celle d’Artaud, de Lautréamont, de Sade, après ou parallèle des (sublimes) Paradis de Sollers. Alors, j’ai tout lu de Guyotat, y compris les livres d’entretiens, y compris Ashby et Sur un cheval, difficiles à trouver il y plus de dix ans. Je me souviens l’avoir découverte aussi, sans doute, en parallèle de celles de la poésie contemporaine française de la fin des années 90, et sans doute aussi de celle de Stein (qui occupe une place particulière, très importante, encore largement sous-estimée en France). Ce fut un choc, à tout point de vue. Dont, comme pour celles des autres auteurs cités ici, il y a des traces dans mon parcours. Ce fut ma manière à moi de pratiquer la répétition en littérature mais aussi la différ(e/a)nce. Maintenant, je peux dérouler. Et je vais dérouler. Progénitures a marqué, marque, pour moi, l’amorce d’un tournant dans l’œuvre de Guyotat, peut-être même dans l’histoire de la littérature contemporaine (française), un tournant qui n’a pas encore débouché et qui ne débouchera peut-être jamais pour Guyotat. C’est à la fois pour cela que je me donne le droit d’attendre la suite promise et que tous les livres de Guyotat, parus depuis me tombent des mains. Je les feuillette en librairie, à chaque fois qu’un nouveau sort, puis je les repose. J’attends. Je suis prêt à attendre le temps qu’il faudra. Je suis davantage curieux qu’obsédé comme je l’étais quand j’allais chaque semaine en librairie guetter la sortie de Progénitures. L’œuvre de Guyotat jusqu’à Progénitures (première et deuxième parties) compris marque historiquement la fin de tout un parcours de la littérature expérimentale et avant-gardiste. Progénitures manifeste cela à mon sens dans son texte même. Guyotat le « sait » évidemment ; c’est pour cela qu’il a annoncé une suite, mais qu’elle tarde. Ce n’est pas facile de continuer après, non pas après avoir écrit Eden ou Tombeau mais bien après avoir écrit tout ce qu’il avait écrit puis Progénitures. Le titre même de Progénitures est un tournant marquant, c’est aussi un peu pour cela que mon (mais pas que) (9) premières maculations porte ce titre.
18 – Qui est réellement Arthur Gonzalès-Ojjeh dans Abonder ? Comment s’est incarné ce personnage, né six ans après toi ? A-t-il la même importance qu’un hétéronyme ? Pourrait-il devenir un de tes hétéronymes ? De même, qui est DFDD dans SEnsemble (hormis Roberto Escuelos lui-même – c’est-à-dire, l’hétéronyme fictif même de Escuelos) ? Pourquoi, à tes yeux, un personnage a-t-il aussi besoin d’un hétéronyme ?
Arthur Gonzalès-Ojjeh est Arthur Gonzalès-Ojjeh ; il s’agit d’un être de fiction, tel qu’il se présente et est présenté dans le livre ; je ne vois pas qui il pourrait être d’autre. Normalement, nous devrions le retrouver, plus tard, comme nombre des personnages que j’ai déjà mis en place ou que je suis en train de mettre en scène. Arthur (AGO pour les intimes puisqu’il s’agit là des initiales de ses prénom et nom) ou Ojjeh (puisque tel est le titre d’une des réductions du livre Abonder que je suis en train d’écrire pour la scène) n’est pas né six ans après moi. Il est né en 1980 parce que j’ai cherché le moment opportun pour le faire naître, par rapport à ce que devait être ce récit. Point barre. J’aurais pu choisir 1981 d’ailleurs, mais il valait mieux le faire naître juste avant l’arrivée du PS au pouvoir en France, pour qu’il vive un tout petit peu cette prise de pouvoir. Je voulais qu’Arthur Gonzalès-Ojjeh soit un gars de moins de 30 ans en 2008. Vous mentionnez SEnsemble à juste titre puisque, c’est le premier texte publié dans lequel apparaissent des personnages. Sauf que ce n’était pas nouveau dans mon travail. J’ai un tas de livres inédits (le roman M, la série de trois pièces (de théâtre) intitulée Quatre : Théâtre à vue par exemple) qui contiennent des personnages. Même mon tout premier livre, « 0 », inédit, est remplis de personnages… Quant à DFDD/Roberto Escuelos, il s’agit d’un seul et même personnage qui traverser les époques. Dans le moment présent, il se nomme Roberto Escuelos, dans le passé et le futur DFDD. Là encore, c’est donc pour le besoin de ce conte que j’ai eu recours à ce dispositif. Il m’importait de donner pour nom et prénom un acronyme à un personnage qui se situe à la fois dans le passé et le futur et qui le distingue du nom du « personnage présent », du personnage Roberto Escuelos qui finit par décider de se poser, avec son pote Nûrrudîn Calas, au temps présent, celui qui est le nôtre. Je dois aussi avouer que j’espère bien que les noms et prénoms de Roberto Escuelos évoquent, au lecteur et à la lectrice de ce conte pour enfants un certain Paolo Conte, pardon Paulo Coelho. Il me semble que la littérature à une revanche à prendre sur Coelho et son œuvre. Et j’entends bien aussi faire de Roberto Escuelos son vengeur masqué !
19 – Venons-en donc plus spécifiquement à ton Amour singulier. Devons-nous t’avouer que cet ouvrage nous est tombé des mains ? Pourtant, nous considérons toujours ton travail avec intérêt et sérieux. Jusque-là, tous tes livres nous ont parus pertinents dans leur approche, profonds dans leur sincérité, réussis dans leur conception. Alors, qu’est-ce que cet Amour singulier ? Autrement dit, à quoi bon écrire aujourd’hui une prose érotique de ce niveau, au-delà bien sûr de poser un pied dans l’univers du « Curiosa » ? Cette prose nous a semblé, pour la partie signée Marius Guérin, complètement dépassée (même si tu places Guérin au XIXe siècle) et, pour la première partie signée de ton nom, complètement niaise… souvent même, insupportable dans ses clichés immatures, au point que l’on s’est demandé à quel degré il fallait le lire. Cet ouvrage – peut-être à tort, mais bon… nous sommes francs – nous semble faire vraiment « tache » dans ton work in progress. Peut-être est-ce dû au fait que tu te mettes directement en scène avec ta compagne… nous ne saurions dire, bref… Avais-tu bu le jour où tu as pris la décision de publier cette prose pseudo-érotique ? Avais-tu fait un pari idiot ?
J’imagine qu’à ce stade de l’entretien on aura compris que mon travail n’a ni début ni fin, que ses formes se font et se défont, se mélangent, se croisent et se décroisent, etc. Parfois, il faut se montrer patient pour finir par entrer par un terrier (comme dans Alice au pays des merveilles) sans mieux comprendre ce dont il s’agit. Ce drôle de livre double est un point dans mon travail. Et puis, cet ouvrage procède en outre de la performance. Les dédicaces que j’y ajoute comptent beaucoup. Je n’ai d’ailleurs pas le souvenir d’avoir dédicacé vos exemplaires… Après tout, que ce livre-là vous soit tombé des mains ne m’affecte pas plus que cela. Tout ne peut pas plaire à tout le monde. Bon, au cas où vous ne pourriez vraiment pas attendre ce que je compte dire « autour de l’amour et de la sexualité » dans les mois ou années à venir, je vous renvoie aux autres livres publiés, où il en est toujours plus ou moins question. Sinon, je peux aussi vous conseiller d’aller voir une anthologie sonore publiée par Le Corridor bleu autour des années 2000 ou une revue éponyme dans laquelle j’ai publié un extrait de « 8 » intitulé Ma sœur et qui avait connu alors un certain « succès » dans un certain milieu. Vous le préfériez peut-être à ces deux textes. Vous pourriez également aller voir du côté de « (9) »… J’ajouterais juste que je me suis fait un trip avec ce livre qui est lié en plus au travail performatif que je développe depuis maintenant presque cinq ans sur Internet. Voilà tout pour ma défense, ici-même.
20 – Revenons à Abonder. Il s’y mêle une candeur très particulière qui pourrait rappeler à bien des égards celle d’un Isidore Ducasse dans ses Poésies puisque les thématiques abordées adoptent un ton tout aussi programmatique qu’innocent, tant concernant les sentiments amoureux que la posture idéologique défendue tout au long de l’ouvrage. Arthur Gonzalès-Ojjeh fait merveille ! Sa conscience aiguë de l’époque nous touche singulièrement : elle n’est pas feinte. C’est rare tant de spontanéité saisissante pour qu’on le souligne. Ce personnage te permet aussi de garder une distance avec le lecteur, distance essentielle qui évite d’asséner des propos irrecevables si tu devais t’exprimer directement à lui. Cela est nécessaire concernant, de même, les déclarations d’amour lancées à Valentina, pages 176-178. Quelle a été la réception de ce livre ? Que représente-t-il pour toi dans ton parcours d’écrivain ? Sens-tu quelque chose de différent en toi depuis sa publication ? Ouvre-t-il pour toi de nouvelles voies, de nouvelles pistes d’écriture ?
Ce livre est un point, un autre point, un point dans mon parcours. Pour moi, il n’est pas plus important ou moins important que inch’menschen, que je cite ici juste à titre d’exemple. Bien entendu, il ouvre d’autres perspectives mais ni plus ni moins que chacun de mes autres livres. Quant à sa réception, elle n’a rien d’exceptionnelle. Elle est peut-être un peu meilleure que d’habitude, mais cela peut s’expliquer par différents paramètres. Vous connaissez beaucoup de gens qui ont entendu parlé de ce bouquin, ne serait-ce que dans le milieu de la littérature, ou de manière encore plus restreinte dans celui de la poésie contemporaine, vous ? Moi non. Ce qui n’empêche pas, ponctuellement, directement ou par media interposé, quelques retours, que l’on qualifie, d’après ce que l’on m’en dit, de « bons ». J’ajouterais, si vous me le permettez, que j’ai récemment été invité par France Culture à produire un Atelier de création radiophonique. Pour cet atelier, qui m’a beaucoup appris et dont la réalisation m’a passionné, j’ai notamment écrit une réduction d’Abonder que j’ai intitulée Arthur Gonzalès-Ojjeh, nomade commotionné. Ce qui est génial avec cette opportunité et avec la radio, c’est qu’on touche potentiellement d’emblée un public plus large. Malgré de nombreux points qui auraient mérités d’être améliorés, j’ai de bons retours sur cette pièce sonore radiophonique. Et j’en suis plutôt content, car elle me confirme qu’il est possible, sans rien lâcher sur la littérature, de toucher un public « plus large ».
21 – Aux pages 146-148, tu abordes le fonctionnement actuel du groupe Bolloré en France (à travers sa prise de participation dans TF1) mais également son fonctionnement dans le monde et plus précisément en Afrique. Comme tes propos sur ces questions liées au capitalisme à travers tous tes livres, ta parole est plutôt engagée. Te sens-tu donc un écrivain engagé dans le sens sartrien du terme ?
Je précise, à l’attention des personnes qui n’auraient pas connaissance d’Abonder, que ma manière d’aborder le groupe Bolloré, dans ce livre, est la suivante : elle se fait à travers un tract qui est remis à Arthur Gonzalès-Ojjeh. Je réponds maintenant à vos questions. Premièrement, je ne pense pas que la littérature doive être ou non engagée. La question ne se pose pas ainsi selon moi : la littérature est ce qu’elle est (je préfère employer ce terme plutôt que « parole » car je ne suis ni un missionnaire ni un politique, je suis un écrivain). Si en revanche ma littérature paraît « engagée », c’est peut-être parce que la langue que j’emploie, travaille, utilise, façonne, remet en cause, interroge ; j’essaie de la rendre pluridimensionnelle, dans chaque livre. Actuellement, une chose est certaine : mes livres vont sur le terrain (mais pas seulement) de la politique et de l’économie (étendue à la finance) en interrogeant les questions d’égalité et de liberté. Cela fait un certain temps que je souhaitais le faire ; j’ai maintenant l’impression d’être davantage mûr pour cela même si, bien entendu, je ne sais jamais ce que va précisément devenir un livre lorsque je le débute… et le termine. Deuxièmement, ma littérature n’est pas en résistance face au monde actuel. Je dirais plutôt (mais cela vaut pour ce que j’en perçois maintenant) que j’essaie de la mettre au niveau du monde actuel, d’en faire une sorte de plan d’immanence. Dans mes livres actuels, je m’interroge sur la manière de parler du monde d’aujourd’hui dans la littérature. Ce qui passe notamment par les domaines de la politique et de l’économie. Mais comme j’écris des livres, je forme des choses, je m’interroge et propose en même temps des réponses, en fait des formes. Plus quelques idées, à l’occasion. Maintenant, si je dois parler d’un strict point de vue personnel, l’égalité et la liberté sont des thèmes et des concepts qui m’intéressent. Voilà pourquoi je les travaille plus particulièrement.
22 – Pour approfondir la tentative d’appropriation des concepts économiques en cours dans cet ouvrage, tu as été en résidence au « Centre d’Économie industrielle de l’École des Mines de Paris » (CERNA). Comment s’est déroulée cette résidence ? En quoi a-t-elle consisté pour toi ? Comment envisages-tu d’exploiter cette expérience dans tes prochains textes ? L’expérience d’une résidence – quelle qu’elle soit – est-elle fondamentale dans le processus d’écriture pour un auteur ? L’économie actuelle mais plus encore la financiarisation de la société est-elle un thème dont il faut s’occuper de toute urgence en écriture et donc, un thème qu’il faut étudier sérieusement ? Pourquoi ?
Disons que j’ai suivi les travaux d’une équipe de recherche du mois de janvier au mois de juillet 2010. Le détail importe peu. Ce qui importe, c’est la générosité de quelques personnes et d’une institution. La générosité du labo qui m’a accueilli sans aucun cadre administratif, de l’école (idem) et de Pierre-Noël Giraud, économiste, fondateur du CERNA, sans lequel rien n’aurait sans doute été possible. Je dois aussi mentionner celle des membres de l’équipe. Cette équipe travaillait, pour faire simple, sur des domaines qui me passionnent : l’environnement, le transport, les inégalités dans le cadre des mégalopoles (essentiellement du Sud ou des pays dits « émergents »). Le travail a débouché sur un rapport qui avait été commandité par un organisme. Maintenant, je dois poursuivre l’aventure sous une autre forme; l’équipe souhaite, de sa propre initiative, étendre la recherche pour déboucher sur la publication d’un livre en anglais. Nous ne sommes encore qu’au début de cette « extension » mais il est question que j’écrive un texte en anglais pour cet ouvrage collectif. Cela tombe bien, j’en ai envie ! A travers cette résidence, ce qui m’intéressait et ce qui m’intéresse, davantage que de voir comment des chercheurs en économie contemporaine bossent, c’est d’apprendre, de découvrir, de réfléchir autour de, à partir de recherches en économie contemporaine afin de nourrir mes propres recherches, mon écriture, ma langue. Je trouve important que la littérature, que la poésie, se coltinent l’économie et la finance autrement qu’en dilettante, sinon la littérature risque de faire rire pas mal de monde. A minima et à raison. Si l’on veut dire quelque chose du monde (et c’est presque toujours le cas de la littérature, même de celle qui voudrait nous faire croire le contraire), eh bien il faut se retrousser les manches. Un écrivain est dans le monde, il procède du monde et, il me semble, le monde revêt une dimension éminemment économique qu’il serait vain de juste vouloir nier. Comme ça… comme par enchantement. Cela ne suffit pas pour faire une littérature vivante, une littérature contemporaine.
Entretien © Antoine Dufeu & D-Fiction – Illustrations © DR – Vidéo © Isabelle Rozenbaum
(Gironde, juil. 2010 – Paris, déc. 2010-fév. 2011)
Pour lire FEUILLETÉ DE MOTS AUX CÂPRES ET CITRON CONFIT (D-Fiction, 2012), un « centon » à partir des ouvrages publiés par les Éd. MIX. qu’Antoine Dufeu anime avec Fabien Vallos, c’est ici.
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