Pendant la plus grande partie de sa vie, il avait eu ce qu’on appelle une taille normale. C’est du moins ce qu’il avait toujours pensé, même le jour où sa femme avait glissé comme un détail à peine digne d’être noté : « Tous mes amants sont plus grands que toi ».
Chaque fois qu’il se rendait à Amsterdam ou à Berlin, il se faisait cette réflexion que ces populations étaient surdimensionnées. D’ailleurs, les malheureux étaient bien à plaindre. Comment faisaient-ils pour trouver une position confortable dans l’avion, dans le train, et surtout dans un lit d’hôtel ? La nuit, sous la couette, leurs pieds devaient dépasser.
Néanmoins, il dut finir par admettre que les nouvelles générations avaient changé de taille. Puis, quelques années plus tard, en faisant ses courses dans des supermarchés, la présence de personnes âgées plus grandes que lui, effleura sa conscience sans qu’il s’attarde à y réfléchir. Ce n’est que le jour où il changea de voiture qu’il dut se rendre à l’évidence : il avait rétréci. Son nouveau véhicule était une berline allemande, connue pour ses performances et sa qualité de fabrication. Au début, il attribua aux caractéristiques du modèle l’impression que son champ de vision était au niveau du capot. Il monta le siège au maximum, le rapprocha du volant et trouva ainsi une position qui permettait une conduite aisée. Malgré ces réglages, quand il prenait place dans sa belle voiture, il sentait bien que le siège était trop grand pour lui. Il était posé dessus plus qu’il n’y était installé. Une vague inquiétude lui venait. Jusqu’où cela irait-il ? Combien d’années encore pourrait-il conduire cette voiture ? Quelles seraient les conséquences de ce rétrécissement lent, mais inéluctable ?
Ce qu’il y avait de très inquiétant, c’est que le changement de taille se doublait d’un autre phénomène encore plus étrange. La première fois qu’une caissière le salua par un : « Bonjour Madame », il se dit que cette petite gourde ne regardait même pas les clients qui passaient devant elle. Quand une deuxième, puis une troisième firent la même chose, quand la même scène se reproduisit dans des circonstances variées, il se dirigea vers un miroir de la galerie marchande, s’y examina avec soin, avant de prêter attention aux hommes qui allaient et venaient devant le bureau de tabac. Il fallait bien admettre qu’ils étaient différents. Des traits plus marqués, plus épais, le nez plus gros, une peau d’une texture moins lisse, des sourcils plus fournis, souvent de la barbe, parfois des poils noirs dans les oreilles.
Mais en toute objectivité, avait-il vraiment l’air d’une femme ? À son avis, non. Il avait l’air d’un adolescent qui a vieilli. D’où une confusion possible. Ses traits fins, son visage glabre, sa petite taille donnaient peut-être, après tout, une image globale qui pouvait prêter à confusion. D’autant que beaucoup de femmes se mettaient à porter des cheveux très courts.
Il en était à ce degré de perplexité lorsqu’il rendit visite à son amie. Comme lors des précédentes rencontres, après l’étreinte amoureuse, ils restèrent allongés tous les deux dans le lit l’un contre l’autre, apaisés, détendus, baignés dans un sentiment mutuel. Le temps s’écoulait délicieusement. Mais voici que son amie, se rapprochant un peu plus, lui confia que veille au soir, elle avait regardé un film d’Almodóvar qui l’avait excitée. Il y était question d’une femme qui avait d’abord été un homme.
– J’aime beaucoup ce genre d’histoire. Ce n’est pas pour rien qu’il y a plusieurs homosexuels dans ma famille.
Il ne releva pas. Tandis qu’elle gagnait la salle de bain, il resta dans le lit en proie à la perplexité. N’avait-il pas toujours eu un caractère viril malgré son apparence délicate ? Et d’ailleurs, son orientation sexuelle n’avait rien d’ambivalent. Il aimait les jeunes filles. Avec les femmes de son âge, il observait la distance respectueuse qu’on réserve aux grands-mères. Quant aux garçons, la seule idée du vice pédérastique le dégoûtait. Mais sa préférence spontanée était-elle une anomalie ? Il suffisait de voir vers qui se tournaient les regards des hommes dans la rue ou dans les transports en commun. Néanmoins, la remarque de son amie le renvoyait à une étrange observation. Il connaissait plusieurs femmes qui, après avoir été mariées, après avoir eu des enfants, s’étaient mises en couple avec une autre femme. Et même, le directeur de la grande librairie où il se rendait souvent, s’était métamorphosé au tournant de la cinquantaine. Il portait maintenant des pantalons moulants et des chemises ouvertes sur la poitrine. Certains jours, sur le seuil de son bureau, on le voyait faire la bise à des jeunes gens maniérés. Et, quand il avait fallu remplacer des libraires, ses choix avaient suivi ses nouvelles tendances.
On vivait donc dans un univers fluctuant. Or, voilà que lui, qui avait toujours pensé que les choses sont ce qu’elles sont, se mettait à rétrécir, à devenir plus sensible et à mieux comprendre la complexité du monde. Jusqu’où cela le mènerait-il ?
Que faire ? Absorber des hormones ? S’inscrire dans une salle de musculation ? Il devinait que ces palliatifs ne seraient guère utiles et qu’ils offensaient la nature. Après y avoir longuement réfléchi, il finit par se dire que, au fond, passé un certain âge, la vie consistait à se promener, que son état étrange, en le plaçant à l’écart de la norme, lui donnait une acuité intellectuelle supérieure à la moyenne. Il fallait en somme se satisfaire de cet avantage en se moquant du reste.
Ce fut le début de son activité littéraire.
Texte © Christian Molinier – Illustration © DR