Agora zéro : une histoire de fantômes

Vous savez, Athéniens, que je n’ai jamais exercé aucune magistrature, et que j’ai été seulement membre du conseil. La tribu Antiochide, à laquelle j’appartiens, était justement de tour au Prytanée, lorsque, contre toutes les lois, vous vous opiniâtrâtes à faire simultanément le procès aux dix généraux qui avaient négligé d’ensevelir les corps de ceux qui avaient péri au combat naval des Arginuses ; injustice que vous reconnûtes, et dont vous vous repentîtes dans la suite. En cette occasion, je fus le seul des prytanes qui osai m’opposer à la violation des lois, et voter contre vous. Malgré les orateurs qui se préparaient à me dénoncer, malgré vos menaces et vos cris, j’aimai mieux courir ce danger avec la loi et la justice, que de consentir avec vous à une si grande iniquité, par la crainte des chaînes ou de la mort. Ce fait eut lieu pendant que le gouvernement démocratique subsistait encore. (Platon, Apologie de Socrate.)

La fiction Agora zéro (Éd. Jou, 2019), écrite à quatre mains par Érix Arlix et Frédéric Moulin, propose une plongée au cœur de la « nouvelle civilisation » rêvée par les libertariens de la Silicon Valley, mais c’est aussi une histoire de fantômes : ceux de l’ancienne Athènes, où le procès truqué des stratèges des Arginuses, préfiguration de la condamnation de Socrate, sept ans plus tard, contribua à la défiance manifestée par les philosophes grecs envers leur démocratie, à quoi ils opposèrent une conception déjà « cybernétique » de la gestion de la cité comme des relations entre ses membres.

CYBERNÉTIQUE [sibernetik]. n. f. (v. 1945 ; angl. cybernetics d’or. gr. ; « science du gouvernement », 1836 ; gr. Kubernêtikê, de kubernaô ; Cf. Gouverner). Science permettant à un homme ou à une machine automatique de gouverner, d’arriver à un certain but […] (Le Petit Robert, édition de 1977).

Le projet

EA : Nous voulions écrire un texte de fiction ensemble. La Silicon Valley s’est vite imposée comme cadre (conceptuel, historique plutôt que géographique, l’histoire se déroulant en Europe) mais ce sont ses gourous qui nous interrogeaient le plus. Que cherchent les membres de l’hyperclasse, sinon à fuir le monde, à fuir la société pour vivre uniquement dans l’ivresse des plus-values et des artefacts luxueux ? Syntagma, l’algorithme de « justice » de notre personnage principal (est-ce vraiment un personnage ?) est devenu le sujet principal du livre, le support de nos réflexions, de nos ressources : de l’antiquité grecque à la cybernétique, des processus de déterritorialisation du capitalisme au seasteading

FM : À la suite de l’article « Cybernétique » du Petit Robert, on trouvait une annexe « encyclopédique » que j’avais aussi recopiée il y a longtemps. : L’art du gouvernement peut être assuré par des machines, dès l’instant où celles-ci sont à même de recueillir des informations sur l’état du système et de préparer, en fonction de ces informations, des ordres qui asserviront l’orientation ultérieure du système… C’est intéressant comme précision, avec le recul. Et aussi pour l’origine de termes devenus techniques, comme « asservir », qui contraste avec l’idée de liberté intégrale des « libertariens » qu’ils adossent pourtant à ce type de technologies.

La forme du récit

FM : Nous n’avons jamais eu la prétention d’écrire un roman de SF. Ce que nous voulions faire, c’est écrire une histoire du présent, un projet autour d’un projet ─ d’un projet en cours actuellement ─, ceci en utilisant certaines conventions de la SF proches du roman classique, par exemple le recours aux dialogues. C’était presque un projet en soi pour nous qui, chacun à sa façon, fuyons toute espèce de « faux naturel » au profit d’une certaine stylisation : écrire un livre avec des dialogues. Mais l’histoire d’Alex est un peu celle d’un rêve éveillé, il n’est pas certain qu’il sache toujours lui-même s’il parle réellement, ou s’il imagine seulement qu’il parle.

EA : Le projet est hybride. C’est un court roman d’anticipation (pour une part expérimental car mêlant des styles d’écriture et des séquences narratives assez différents) qui comporte également des séquences « ouvertes » où le lecteur est assez libre de compléter notre travail. Le sujet, les sujets sont immenses, dans un roman classique, ils seraient à traiter sur 650 pages, un « roman-monde » selon l’expression consacrée. Ici, c’est autre chose, un axe narratif plus dynamique, less is more.

L’esprit de la Silicon Valley, matière à fiction

EA : Les libertariens ne supportent plus les États, seul le commerce mondialisé est leur cadre sociétal et le seasteading le moyen de s’extraire des contraintes territoriales. Ne plus faire société, juste faire du business. Le seasteading est ce projet fou de certains entrepreneurs consistant à créer des bases d’habitation et de business en zones maritimes. L’un des visionnaires en la matière est Patri Friedman (créateur du Seasteading Institute qui « explore la possibilité de créer des colonies maritimes souveraines ») le petit-fils de Milton Friedman cet économiste gourou du libéralisme si influent au 20e siècle (ce que l’on appelle l’École de Chicago).

FM : Le moteur de recherche déjà quasi-défunt Yahoo tire son nom de personnages créés par Jonathan Swift. L’auteur des Voyages de Gulliver était aussi un féroce satiriste qui, en Irlande, a suggéré aux propriétaires terriens de manger les enfants de leurs métayers au nom de la rationalité économique… En se plaçant comme lui sur le terrain de la fable, certains des débats et luttes agitant les sociétés contemporaines me font penser aux disputes passionnées qu’on pourrait imaginer se dérouler au fond d’un panier de crabes, ou pourquoi pas entre des homards et des langoustes enfermés dans leur aquarium. Sauf qu’à l’inverse de nous, les crustacés pourraient se consoler en pensant que ceux qui se proposent de les dévorer n’entendent pas ce qu’ils disent !

Écrire un roman à quatre mains

EA : C’est toujours très dur d’écrire à deux, cela suppose un respect et une confiance totale. Il n’y a pas vraiment de méthode, il faut avancer c’est tout, on se relit, on se corrige, deux cerveaux sont plus forts qu’un seul, seuls les égos des auteurs ralentissent ce processus. En 2009 j’ai co-écrit (avec Jean-Charles Massera) Le Guide du démocrate, les clés pour une vie sans projet, aux éditions Lignes, la méthode d’écriture et le cadre du projet (l’écriture d’un livre après une année de résidence) était différents, tout le livre était écrit à « quatre mains ». Pour Agora Zéro nous écrivions chacun de notre côté (deux mains + deux mains) des séquences, que nous avions auparavant discutées, construites, puis nous les réécrivions partiellement ensemble à la relecture.

FM : Venant de l’Internet, c’est-à-dire formé à l’école des blogs et autres expériences de Web-littérature au tournant des années 2000, pour moi rien n’est plus naturel que ce principe collaboratif. Il y a une certaine littérature, entre autres aux États-Unis mais pas seulement, qui meurt de courir après les recettes d’écriture des séries télé et du cinéma grand public. Or, ce qu’on a là, ce sont des gens incapables de discerner que la seule chose que la littérature ait à apprendre de la télévision, puisqu’il s’agit surtout de ça, réside précisément dans cet aspect collectif, qu’ils négligent.

Pourquoi la Grèce antique ?

FM : Nous appartenons à une génération élevée dans l’idée qu’il y avait une marche de l’Histoire dont l’aboutissement nécessaire, sur le plan politique, serait le triomphe final de la démocratie à l’échelle de l’Occident, puis mondiale, soit sous sa forme libérale, soit sous une autre forme plus « avancée » encore à inventer. Pourtant à l’époque de Shakespeare, par exemple, si on n’ignorait rien de l’expérience démocratique telle qu’elle s’était développée dans l’ancienne Athènes, celle-ci était vue plutôt comme une étape sur le chemin de ce qui alors paraissait le système en passe de s’imposer partout, la monarchie centralisée de droit divin… Moins en Angleterre qu’ailleurs en Europe, peut-être, et cependant en lisant Shakespeare, il semble que l’idée est dans l’air. On pense à ses pièces évoquant la République romaine… Pour le nom de famille d’Éon, le gourou libertarien d’Agora zéro, nous nous sommes référés à l’une de ses inspirations, Coriolan, ce général rebelle qui nie être un traître à Rome puisqu’à ses yeux c’est la plèbe romaine qui l’a trahi, lui. La Grèce, elle, intéressait plus les philosophes, qui n’oubliaient pas que les fondateurs de la philosophie classique, eux aussi, se méfiaient énormément du peuple. Donc, de mon point de vue, la référence à l’Antiquité est en partie un pied-de-nez à tous les « sens de l’Histoire » qui nous sont proposés.

La dimension « intimiste » du récit

EA : Que l’intrigue pourtant minimale d’Agora zéro intègre un aspect « romantique » peut évidemment surprendre quand on sait les genres de littérature que nous pratiquons…

FM : Il y a cette phrase de Saint-Exupéry qui est devenue un cliché, comme quoi s’aimer ne serait pas se regarder dans les yeux, mais regarder dans la même direction. Or, ce peut devenir aussi une forme particulièrement pernicieuse d’autosuggestion, aussi bien à l’échelle du couple qu’à celle de la société dans son ensemble. Danielle et Alex, pour leur malheur, incarnent ce malentendu sur tous les plans à la fois, personnel et social. Si le livre relate une histoire d’amour, pris au sens passionnel, il s’agirait plutôt de l’amour qu’Alex voue à Éon, son mentor. Presque tous les personnages dits « secondaires » du livre incarnent à leur façon l’impossibilité de sortir de cette vision prométhéenne du progrès au fond très masculine, patriarcale, qu’incarnait le Viktor Frankenstein de Mary Shelley et que perpétuent les actuels gourous de la disruption : le personnage de Danielle est réduit au silence, condamné à arbitrer le conflit entre son père et Alex, et on rencontre aussi brièvement un personnage d’architecte transgenre, qui à titre personnel refuse de se laisser « assigner » mais par son travail au service d’Éon contribue à infliger d’autres formes de déterminismes à autrui.

Magik & Loss

EA : Je voulais qu’il y ait aussi une dimension mythologique et magique dans l’évocation historique. Ce surgissement de l’irrationnel, qui fait craindre à Alex d’avoir fait fausse route, a généralement pour cadre des lieux très modernes, à l’esthétique lisse comme le latté-shop ou l’héliport.

FM : Ce sont aussi les lieux où il fait le deuil de son couple, du sentiment. À l’inverse, les scènes « historiques » empruntent une esthétique irréelle, psyché, qui pour moi est celle de la BD des années 70-80 (l’adaptation du Salammbô de Flaubert par Philippe Druillet).

Du Guide du démocrate au libertarien égaré…

FM : Notre livre n’est pas juste une charge contre les libertariens. Même si cela le pousse à se mettre sous l’emprise d’Éon ─ qui prétend refonder le politique en s’en débarrassant ─ et à lier d’autres liaisons dangereuses ─ les « technologies de gouvernement » intéressent ces États qu’il rejette ─, le point de vue d’Alex est compréhensible. Il a peur du populisme, comme on dit maintenant, et d’une façon générale il dénonce la médiocrité ambiante, il clame que quelque chose ne marche pas. Ça on peut l’entendre. Éric lui-même avait décrit sans complaisance l’épuisement du système actuel dans son essai écrit avec Jean-Charles Massera, Le Guide du démocrate.

EA : Avec Jean-Charles dans Le Guide du démocrate, nous nous attachions à décrire non pas la démocratie contemporaine mais les « démocrates », les citoyens consommateurs, passifs, leurs biotopes, leurs usages, leur absence de projet. Dans Agora Zéro nos deux personnages principaux Alex et Éon (c’est d’ailleurs pour moi un peu bizarre de dire Personnage tant ils sont traversés par de nombreuses possibilités d’existence ouvertes pour le lecteur) ont des projets, bien précis, une vision du monde, de la justice, fondant une nouvel phase du capitalisme. C’est ce contraste qui fait peur, qu’ils aient une longueur d’avance.

Les mots de la fin

FM : Le choix d’une fin ouverte, ambiguë, n’a pas pour but d’engager le lecteur à décider si Éon a « vraiment » réalisé ce qui a été décrit dans les chapitres précédents, ou s’il s’est contenté de le rêver (lui ou Alex). En effet l’important était de suggérer que les acteurs de la Nouvelle économie, Winners et Losers confondus, sont eux-mêmes, essentiellement, parfois de leur propre aveu, des bâtisseurs de fiction. Le style particulier au dernier chapitre reflète cette « impermanence » assez logique, finalement, dans le contexte d’une technoculture ne cessant d’invoquer le Zen. De même, si Alex pourrait bien n’être pas ce qu’il paraît, l’enjeu est moins d’apprendre ce qu’il est réellement que d’envisager sa personnalité (celle de l’homme nouveau ?) comme la plus raffinée des innombrables fictions crées par Éon.

EA : La fin est maxi-minimaliste. À la fois agissant comme un concentré, un résumé qui, à l’épreuve d’un style « déstructuré, expérimental » propre à cette dernière partie, nous ramène en deçà de la fiction, au présent, à ce qui s’y joue en terme de transitions, de scission et de scénarios catastrophes. « Éon dans une salle de conférence d’hôtel, sans luxe, sans apprêt, flanqué d’un écran où un rétroprojecteur d’une antiquité presque incroyable projette le schéma ridiculement simpliste d’une cité flottante » : c’est une vraie vidéo, on peut la voir sur le net, seuls les noms changent.

FM : La Grèce en faillite nous a paru le cadre idéal pour transposer cette histoire de Seasteading. Aux dernières nouvelles, pourtant, Patri Friedman était en négociation pour installer sa cité flottante dans les eaux au large de la Polynésie française. Ce qui est quand même assez ironique.

Texte © Éric Arlix & Frédéric Moulin – Illustrations © DR
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.