À la fin de l’année 1936, les deux grands plasmateurs du verbe français, Antonin Artaud et Louis-Ferdinand Céline se croisent lors d’un repas organisé chez leur éditeur.
Lors de leur unique rencontre, Joyce s’était plaint de sa vue, Proust de son ventre. Joyce ne connaissait pas les ducs cités par Marcel ; Proust n’avait pas lu Ulysses, le pavé de Jimmy. Les génies se frôlent en asymptote et ne se joignent pas.
Céline et Artaud se sont coudoyés lors d’un diner sans que naisse meilleure fraternité. Ils sont alors publiés par le même éditeur, Denoël & Steele. En pleine fièvre du Front populaire, vers le mois de décembre, le jeune Bernard Steele a organisé au 21, rue de Pontoise, à Montmorency, un repas littéraire où sont conviés son associé Robert Denoël et quatre auteurs de la maison, Artaud, Céline, Desnos, venu avec sa muse Youki, et Charles Braibant, homme de lettres en vue. Il y a également un touche-à-tout romancier, dessinateur et scénariste, Carlo Rim.
En mars, Céline a publié Mort à crédit. C’est la curée. Les critiques s’abattent, calomnieuses de l’homme et de son style « ordurier ». Céline a réformé la syntaxe et le chant, il s’est aventuré plus loin que dans Voyage. Il est vide, meurtri que son effort fabuleux ne soit pas apprécié. Le bandeau qui ceint l’ouvrage est une citation de Bach : « Je me suis énormément appliqué à ce travail. Celui qui s’appliquera autant que moi fera aussi bien ». C’est un aveu de modestie et une provocation. Céline ne tient debout que par l’obsession du corps léger, cet amour naissant pour Lucette, sa belle danseuse, l’Ariel brune devenue son espoir de vie. Pour elle, il vient d’écrire un livret, La Naissance d’une fée. Aucune troupe n’en veut. Il a sollicité Georges Auric, Abel Gance, Igor Stravinsky, au Ballet de Monte Carlo. En vain. Céline entre en paranoïa. C’est dans ces mois que tout bascule. Il se persuade d’un complot politico-littéraire dirigé contre lui, son style, son criterium de légèreté. Ce ballet refusé sera le motif de son antisémitisme dans Bagatelles.
À ce diner entre lettrés, l’un des seuls où il se soit montré, Céline arrive dans un état de méfiance universelle : il revient juste d’URSS, dégoûté du mensonge communiste, sitôt publiant son premier pamphlet, Mea Culpa, autopsie à cru de l’imposture des Soviets (paru en décembre 1936, au moment de ce souper) ; Céline arrive dans un état de méfiance particulière : l’argent de ses livres rentre mal et il soupçonne son éditeur Bernard Steele – parce qu’il est juif – de truquer ses comptes, des « faux notoires et tarabiscotés ». Céline est encore grand et bel homme. Il a 42 ans. Il est médecin le jour, il écrit la nuit. Ce n’est pas le vieillard décati cerné de chiens des hauts de Meudon – son chromo fignolé de retour d’exil.
Antonin Artaud n’a que 40 ans, mais il est saccagé, vieilli avant terme par la misère et l’opium. Il débarque du Mexique, envouté d’un ailleurs, un reste de peyotl dans le sang. Il a trouvé dans la tribu des Tarahumaras la « civilisation spasmodique » qui s’accorde à sa quête. Ses hôtes ont publié Héliogabale. Artaud sort de désintoxication et use ses jours entre la mise au net de Théâtre et son Double, promis à Gallimard, et les discussions alcoolisées, au Dôme ou à la Coupole, avec Roger Blin, André Derain, avec Desnos et les poètes nourris de fumées.
Le premier promis à l’aliénation, le second maléficié par l’antisémitisme, Céline et Artaud sont invisibles l’un à l’autre. Artaud ne perçoit-il en Céline qu’un fort en bouche ? Céline discerne-t-il en Artaud autre chose que l’acteur fameux d’Abel Gance et Carl T. Dreyer, un ancien de la bande à Breton, un freluquet versé en poésie, bref un passif ? Se sont-ils jamais lus ? L’un et l’autre ont à ce point brisé le cadran, tordu les aiguilles, que l’azimut ne se laisse pas voir. Ce sont pourtant eux, les vitalistes supérieurs, les hauts rythmiciens, les plus fins démanteleurs et résurrecteurs de la syntaxe française qui dînent à la même table.
Céline ne parle que cuisses et danse. Il se plaint que Naissance d’une fée a été refusé au ballet de Monte Carlo par René Blum, le frère de Léon, chef du gouvernement. Quand Céline ajoute qu’il aurait dû signer son livret d’un nom juif pour être joué, une convive rétorque posément qu’elle est juive et apprécie beaucoup Léon Blum. Le dessinateur Carlo Rim rapporte la scène.
Il (Céline) la regarde gentiment, éclate de rire :
– Rassurez-vous, je ne suis pas assez bête pour être antisémite, je suis anti-tout, voilà.
Antonin Artaud, qui n’a pas encore dit un mot, s’échauffe brusquement :
– Je suis comme vous, un homme en colère !
Céline hausse les épaules. Son œil s’est éteint :
– Faut encore aimer la vie pour se foutre en colère. Est-ce que j’aime la vie? C’est trop plein de cons, la vie.
Artaud lui lance, péremptoire :
– Oui, vous aimez la vie !
Céline rigole et concède :
– C’est vrai, j’aime la vie.
La rencontre entre le faux trépané et le schizoïde authentique s’achève sur ce moule sonore du mot « vie ». Au-delà du volcanisme expressif qui d’évidence les lie, ce sont des connaisseurs du Mal et de la souffrance. Survivants de la Grande Guerre, prophètes des noirs d’âme, ce sont des éruptifs et de magnifiques comédiens, Céline n’étant pas le dernier. Ils n’écrivent pas par vocation, mais œuvrent au vif, loin des littérateurs professionnels, tous sourds au lancinement des musiques internes. Ils ont « payé pour voir ». Peut-être ignorent-ils qu’un homme fait le lien entre eux. C’est le docteur Ferdière, collègue de Céline au dispensaire de Clichy, celui qui, sur la recommandation de Desnos, va faire interner le poète en zone libre, à l’hôpital psychiatrique de Rodez. Et le mettre sous électrochocs. Quelques mois après ce repas, Céline et Artaud vont sombrer dans leurs délires respectifs, haine et folie, la guerre haussant tout. Deux écorchés que la mort guette, qui vont finir en claustration et se consumer, physiquement se ruiner, selon un même rite propitiatoire – deux corps en lambeaux, offerts à l’obsession d’une langue de feu.
Texte © Philippe Bordas – Illustration © DR
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