Le travail de la raison n’est pas du tout d’inventer des enchaînements, des relations, du sens ; de tout cela il y a en a en excès au départ – c’est au contraire de fabriquer du neutre, de l’indifférent, de désaimanter les constellations, les configurations inséparables pour en faire des éléments erratiques voués ensuite à trouver leur cause ou à errer au hasard. Casser le cycle incessant des apparences. (Baudrillard)
Pour expliquer ce qu’il en est de ce roman, Dans l’existence de cette vie-là (Fayard 2016), il faudrait d’abord expliquer ce qu’il en est de l’existence à laquelle on nous destine. Il me faudrait encore expliquer comment, il y a plusieurs années de cela, les choses ont pris pour moi une toute autre direction. Il me faudrait expliquer comment cette existence m’est apparue, puis comment, par volonté ou par dépit, elle s’est éloignée de moi et moi d’elle. Pour expliquer ce qu’il en est de nous tous, aujourd’hui, dans l’existence de cette vie-là, oui, il me faudrait revenir sur ces choses-là. Ainsi, peut-être qu’en lisant ces lignes, les lecteurs songeront qu’il s’agit là d’un roman de plus parmi tant d’autres qui n’en sont pourtant pas, d’une histoire de plus parmi toutes ces histoires qui les bercent tant, parce que pour eux, un roman, ce n’est qu’une de ces petites histoires qu’on s’invente pour passer le temps.
Ce que je m’apprête à relater leur déplaira donc forcément, puisqu’il ne s’agit pas d’une histoire, encore moins d’une histoire « romanesque ». En effet, ce n’est pas ici l’histoire conçue, fabriquée, inventée d’un personnage fictionnel dont les observations sont une simple transposition, dans les règles, de l’imagination débordante d’un auteur, mais plutôt le récit authentique et sincère d’un personnage fictionnaliste dont l’expérience découle directement de cette réalité qui, chaque jour, s’impose toujours plus à nous comme pour mieux nous détourner de la « vraie vie » que tous ces romans, s’ils en étaient vraiment, devraient plutôt chercher à nous rapprocher.
Car ce qu’est la « vraie vie », comme les romans, on ne l’a jamais moins su qu’actuellement. On propage la vie de la même manière qu’on tue en sifflotant. On produit des pseudos romans de la même manière qu’on pisse en fredonnant. Comme le soulignait Jan Zabrana, « si venir au monde n’est pas autre chose que naître à la servitude dans une société d’abrutis », alors raconter des histoires suffirait à combler chacun de nous et nous faire accepter l’existence de cette vie-là dont on n’arrête pas de nous faire rabâcher qu’elle est un don, même si on sait bien qu’elle est sans doute la pire chose qui puisse advenir à un être normalement constitué. Sophocle le disait lui-même : « Ne pas naître, voilà qui vaut mieux que tout » car, en effet, il savait combien naître dans l’existence de cette vie-là entraîne inévitablement d’y vivre, et qu’à défaut de s’en sauver par un moyen ou un autre, il faut l’endurer au point d’en supporter toute l’inhumanité dont il n’est pas besoin de la décrire pour savoir quelle souffrance elle représente ni quel avilissement elle provoque.
Beaucoup d’entre-nous toutefois, tout en ignorant ce qu’est la « vraie vie », finissent par la pressentir et parviennent à puiser quelque force en eux pour s’en rapprocher, voire pour l’atteindre. Certains même ne sont animés que par cette seule exigence car, pour une raison difficile à expliquer, ils ont deviné depuis leur plus jeune âge qu’elle représente le véritable sens de l’existence, tandis que d’autres s’en éloignent à jamais, continuant encore de croire aux mensonges des différents pouvoirs qui prétendent régir l’espèce humaine au nom de valeurs qui leur sont pourtant totalement inconnues.
Il n’existe évidemment aucune initiation ni aucune révélation en tant que telles pour accéder à la « vraie vie » si ce n’est une certaine capacité d’écoute et de curiosité à l’égard des sentiments qu’elle nous inspire et qui nous dirigent naturellement vers elle. Ainsi, chacun de nous peut être amené, à un moment ou à un autre, à suivre ses intuitions et découvrir effectivement que la vie en général n’est pas ce qu’on nous en montre, ni l’existence en particulier ce qu’on nous en dit. Cela demande néanmoins d’affronter ces forces obscures qui, au fond de nous comme autour de nous, cherchent par tous les moyens à nous détourner de notre quête.
Cette dernière s’avère donc pénible, et à bien des égards, douloureuse. Mais elle s’avère aussi pleine d’enseignements, de ceux-là mêmes qui nous permettent de mieux comprendre en quoi consiste vivre « ici et maintenant », dans l’existence de cette vie-là, afin de saisir pleinement ce que veut dire aussi vivre là-bas à jamais, dans l’existence de cette autre vie. Chaque être qui s’apprête à faire l’expérience de cette quête s’apprête donc à toucher également aux formes les plus abouties du bonheur qu’offre la liberté absolue du temps et de l’espace, en dehors même des frontières de l’actualité et de la représentation du monde qu’on nous donne à voir. Se dégageant des ordres arbitraires, des convenances artificielles et des inégalités abusives dont il est l’objet depuis sa naissance, chaque être peut ainsi espérer rejoindre la « vraie vie ».
Somme toute, traiter de la « vraie vie » semblera peut-être au lecteur pas plus original ni même ambitieux que de raconter une de ces histoires comme on nous ment, une fiction invraisemblable, une aventure rocambolesque, une expérience extravagante et impudique, ou encore, une confession sensationnelle presque inavouable qu’on ose pourtant encore appeler un roman. Ce serait alors oublier qu’un roman digne de ce nom n’a d’autre prétention que de traiter de ce seul sujet à la manière où Marcel Proust affirmait lui-même : « La vraie vie, c’est la littérature ».
Texte © Caroline Hoctan – Vidéo © Isabelle Rozenbaum – Illustrations © DR
Pour voir la présentation du livre qu’en donne le philosophe Bruce Bégout, c’est ici.
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