Continuations latouriennes : balade avec Bruno Latour & Pierre Guyotat

Pour écrire ces quatrièmes « Continuations latouriennes », je m’imagine marcher de la place de la Nation à la rue Danton.

Il est entendu dorénavant que Bruno Latour est un des penseurs les plus cités et les plus étudiés au monde, et que Pierre Guyotat est un équivalent de Proust et de Joyce réunis. D’un côté, un anthropologue qui pratique la Théorie, de l’autre un artiste qui pratique la Fiction. Les deux portant leurs pratiques à une ambition maximale. Leur seul point commun aurait été leur lieu d’habitation, la ville de Paris.

Je m’imagine déambuler en marcheur attentif à l’histoire des lieux, à la manière de Pierre Guyotat avec ses amis, ou bien attentif aux acteurs-réseaux, tel Bruno Latour avec Émilie Hermant pour leur ouvrage, Paris, ville invisible [1]. Je ne sais pas très bien ce que je ferai de cette balade, hormis me répéter que ces deux-là ne se sont jamais rencontrés, et qu’ils ne se sont jamais lus. De relier Pierre Guyotat à Bruno Latour, voici qui n’a jamais été fait.

Les deux à une heure de marche, s’ignorant totalement. Elle semble si loin l’époque de Georges Bataille. Une séparation puissante distingue la Théorie et la Fiction, anciennement appelées Philosophie et Littérature. Je tente depuis mon premier livre [2] de réunir les deux pratiques, Fiction et Théorie ensemble, commune possibilité de traitement de ce qui nous arrive. Je tiens avec une équivalence de sérieux Pierre Guyotat et Bruno Latour, les deux créateurs actuels qui me sont les plus importants [3]. Or, ils n’ont rien eu affaire ensemble de leur vivant.

J’imagine alors le chemin qu’aurait pris l’un afin de rejoindre l’autre. Ce chemin parisien en tant que possibilité d’une rencontre. Car il s’agit bien de rencontrologie, entre Pierre Guyotat et Bruno Latour, entre usage de la Fiction et usage de la Théorie. La Théorie, pour mettre fin aux conceptions Modernes et en inventer d’autres. La Fiction, précurseur de nouvelles conceptions, comme Philippe Descola en a formé l’intuition.

Sortir des conceptions Modernes : inventer une nouvelle ontologie

Le problème qui est posé aux humains avec l’anthropocène et le nouveau régime climatique, c’est de faire survenir une nouvelle ontologie, différente des quatre ontologies identifiées par Philippe Descola, et surtout différente de celle des Modernes, qui par leurs conceptions ont provoqué cette catastrophe climatique et écologique en cours.

Bruno Latour et Philippe Descola considèrent qu’une nouvelle ontologie ne se décrète pas, ne s’invente pas par un penseur isolé, mais qu’elle se compose et se composera par un ensemble disparate qui peu à peu advient. Ce fut le cas pour l’ontologie naturaliste qui a fondé les conceptions Modernes, à partir du 17e siècle. Philippe Descola, dans son nouveau livre Les Formes du visible, une anthropologie de la figuration, identifie des productions figuratives antérieur au 17e siècle, en Europe, qui préfigurent l’ontologie naturaliste à venir. Il en déduit que les artistes ont cette capacité de préfigurer l’ontologie qui va advenir comme on peut l’entendre dans cet extrait d’une interview de L’Émission du fictionnaire enregistrée en janvier 2022. Je forme l’hypothèse que certains livres de Pierre Guyotat préfigurent précisément cette nouvelle ontologie !

Sortir de l’individu pour nous désintoxiquer de la Modernité : devenir non-hégémonique par le collectif

Il faudrait nous désintoxiquer des conceptions Modernes. Et à cette fin, sortir de l’individu peut être une des modalités. Sortir de l’individu Moderne est un leitmotiv de Bruno Latour, qui considère que le maximalisme propre à cet individu paraîtra très bizarre aux terrestres. Or, il se trouve que les textes de Pierre Guyotat sont particulièrement adaptés à cette tâche. Ses figures, le terme qu’il emploie pour désigner les créatures qui peuplent notamment Progénitures, ne sont pas des individus au sens Moderne. Il s’agit de toutes autres entités vivantes. Un non-état [4].

Il va nous falloir raconter des « collectifs ». Parce que l’advenue d’une nouvelle ontologie et de nouvelles conceptions ne se décrètent pas. Ce sera par une composition. Et les transformations dans le passé sont toujours advenues ainsi. C’est le mode individualiste des Modernes qui a fait penser et croire qu’il pouvait s’agir d’individus dotés d’un supplément génial. Il suffit de considérer le cas Descartes, quasi devenu un nom propre de la France.

Dans Pasteur : guerre et paix des microbes, Bruno Latour utilise Tolstoï afin de faire comprendre le « collectif » en sciences, et dont n’ont pas tenu compte les Sciences-Humaines et la Littérature pour raconter au mieux les inventions, toujours relatées en tant qu’exploits individuels, le sacro-saint génie individuel :

J’utilise les termes acteur, agent ou actant sans aucun préjugé sur ce qu’ils peuvent être, ou encore sur les différentes propriétés dont ils peuvent jouir. Bien au-delà du personnage ou du rôle, leur caractéristique essentielle est d’être des entités autonomes. Ils peuvent être n’importe quoi : un individu (« Pierre »), un collectif… [5]

Raconter et concevoir des « collectifs » qui prennent aussi en charge le non-humain, Bruno Latour en a montré la voie avec le Parlement des choses, dont une première tentative fût le Théâtre des négociations en 2015, et dont la deuxième tentative pourrait être le Parlement de Loire.

C’est ce qu’effectue d’une autre manière Pierre Guyotat, par les moyens de la Fiction. Il n’y a pas de personnage, mais des nombres, des sommes, des pluralités. Le non-état = non-individu = le terrestre. Le terrestre n’est pas Gregor Samsa [6] qui est un individu se transformant en cafard, ce qu’aucun Moderne acceptera de faire par sa propre volonté. Il y a déjà des terrestres tout prêts, qui ne sont pas des individus Modernes : le non-état dans Progénitures. Sortir de l’individu c’est apprendre à être relié au non-humain. Cette non-hégémonie est au cœur des textes de Pierre Guyotat [7]. Cette non-hégémonie est au cœur des textes de Bruno Latour [8].

Je voudrais ajouter un rapprochement. Laudato si’ du pape François, en mai 2015, a bouleversé par sa puissance d’énonciation Bruno Latour. Comment provoquer l’émotion la plus démocratique envers le vivant ? Ce pape a pris le prénom de saint François d’Assise. Cet humain ancien qui parlait à certains animaux depuis la religion monothéiste, est une figure quasi tutélaire de Pierre Guyotat, pour qui chacune des entités est digne, même les plus basses, surtout les plus basses [9]. Une forme d’humilité se tient là, de laquelle Bruno Latour et Pierre Guyotat tiennent une pensée non-hégémonique.

Sortir de l’Humain Moderne par le non-humain

Bruno Latour peut être considéré comme le penseur du non-humain. Il a particulièrement développé cette notion, au point que nous puissions l’utiliser en tant que grille de lecture de ses textes.

Lisant Progénitures nous effectuons des rencontres inédites avec des entités non humaines. L’expérience de lecture des textes de Pierre Guyotat peut permettre de saisir le non-humain en sa possibilité même. À la fois par les figures, qui incarnent l’action. À la fois par la forme du texte, qui sort du roman, et qui n’est plus tout à fait de la Littérature [10].

Pierre Guyotat a donné une langue au non-état, afin de le faire vivre, qu’il puisse faire de l’action et être considéré comme tel. Cette langue est un don, un don fait à des non-humains. Les terrestres vont avoir besoin de tels moyens rencontrologiques. Offrir une langue à ce qui n’en avait pas. Cela va être inTerressant pour faire des rencontres entre humains et vivants. Progénitures peut être utilisé en tant que moyen de rencontrer d’autres entités.

La lecture de Progénitures me permet d’envisager la sortie des conceptions Modernes. Mais Bruno Latour n’a pas lu Pierre Guyotat. Aussi, le terrestre de Bruno Latour, c’est Gregor Samsa et pas Samora Mâchel [11] ! Or Gregor Samsa, c’est la manière Moderne d’envisager de la Fiction, par la Littérature, par le support du roman.

Romans —> Fiction du Moderne
Effiction —> Moyen de transformer les Modernes en Terrestres

La Nouvelle Classe Écologique ne pourra advenir sans un usage de l’imagination qui s’extirpe des conceptions Modernes, qui sont celles de la Fiction sous la forme de la Littérature, et du roman particulièrement. Je propose donc de réactualiser les données fictionnelles de Bruno Latour. Et si à la place de Gregor Samsa, il avait utilisé les figures de Progénitures afin d’incarner le Terrestre ?

Préfigurer une nouvelle ontologie

Pierre Guyotat serait le maximum de l’art du Moderne, et parce qu’il en est le maximum le plus récent, il en est aussi la sortie. Non pas paradoxalement, non pas curieusement, mais par un phénomène intérieur propre à l’œuvre, qui par son mouvement l’entraînait au-dehors du Moderne.

Sortir des conceptions Modernes est une injonction récente de Bruno Latour, énoncée clairement, et théorisée. Il s’agit d’une volonté, propre à devenir un programme, qui peut être continué par d’autres que lui. Ce que je repère dans les textes de Pierre Guyotat est tout autrement. Il s’agit d’une préfiguration. Et Philippe Descola l’identifie chez certains peintres européens qui ont préfiguré, au sens littéral, la Modernité.

Pour qui cherche à sortir du Moderne, cette grande difficulté, ce grand chantier théorique qui commence à occuper et à préoccuper les penseuses et penseurs actuels, les textes de Pierre Guyotat contiennent des possibilités. Mais pour rendre cela plus clair, il faudrait ne pas trop entraîner les textes de Pierre Guyotat vers l’œuvre, vers l’art, vers le génie, bref vers tous les attributs de la grandeur de l’art des Modernes. Car alors, Pierre Guyotat ne serait considéré que comme un des derniers grands créateurs issus des conceptions Modernes. Presque un ennemi des Terrestres. Pour les humains qui cherchent à s’extraire de ces conceptions, et qui cherchent à en inventer d’autres, il faut des appuis. Pour ces humains, les textes de Pierre Guyotat, cet usage de l’imagination sur support, contiennent des préfigurations d’une sortie du Moderne.

Il ne faudrait pas laisser les textes de Pierre Guyotat uniquement à l’interprétation Moderne [12]. Cette volonté de faire archives, cette maniaquerie de l’archive, jusqu’au moindre de ses SMS qui était archivé à la BnF de son vivant, voici les attributs Modernes les plus excessifs. L’art, l’art, l’art et sa grandeur. Voici ce dont les Terrestres considéreront tellement bizarre [13]. La bizarrerie des Modernes, il ne faudrait pas jeter Pierre Guyotat dans cet excès.

Cet extrait du dernier entretien radiophonique Pierre Guyotat, enregistré chez lui le mardi 26 novembre 2019 [14], permet de mesurer pleinement mes énoncés. Il rendait compte lui-même de cette perspective que j’identifie, notamment dans Progénitures

Qu’imaginer de leur influence réciproque s’ils s’étaient lus ?

Pierre Guyotat aurait transformé ses figures en Terrestres. Bruno Latour aurait utilisé les figures de Progénitures à la place de Gregor Samsa afin de faire incarner le Terrestre.

Bruno Latour aurait, par sa lecture de Pierre Guyotat, mieux envisagé la Fiction. Il aurait pu théoriser comment faire sortir le Moderne de la Littérature, et particulièrement du roman, et utiliser la Fiction en tant que possibilité d’action. Une sortie des conceptions Modernes ne se fera qu’avec la fin du roman et de la Littérature. Et Pierre Guyotat incarne exactement ce passage, cette transformation. Il en est le précurseur, évoluant dans les deux modes, à la fois Moderne par bien des aspects [15], à la fois Terrestre par ce qui fait son originalité unique.

Mais Bruno Latour a préféré s’intéresser à des artistes de l’Art contemporain, plutôt qu’à un artiste de la Fiction. Pourtant, l’Art contemporain ainsi considéré est encore celui des Modernes, dans ses processus, avec ses institutions, ses manières de monstration et de considération. Rien de cela chez Pierre Guyotat. Il se passe un autre phénomène avec ses textes, une obligation à l’usage de l’imagination, qui relèverait davantage de l’effet de l’incantation chamanique, qui permet d’imaginer et de se faire des images mentales par la parole parlée. Je me sens Terrestre lisant Progénitures de Pierre Guyotat. J’ai l’impression d’en faire l’expérience. J’imagine Pierre Guyotat orientant ses fictions vers le Terrestre, y trouvant son compte.

Le programme de ces quatrièmes « Continuations latouriennes » est d’apprendre à nous défaire de la Littérature, de cette manière maximisée par le Moderne de faire usage de la Fiction. Puisque la Littérature, cet usage particulier de la Fiction, nous fait rester à l’état de Moderne. Les arts sont anthropocentrés. La Littérature est anthropocentrée. La figure du Fictionnaire [16] est faite pour s’extirper de la Littérature et de l’Art, et pour faire de la Fiction rencontrologique.

Abandonner l’Art et la Littérature, oui, et abandonner la Culture qui nous a tant séparé du Vivant. Car cette Culture n’était qu’humaine-centrée, et même Moderne-centrée, rendant le Vivant incompréhensible, et même rendant les autres humains, non-Modernes, incompréhensibles. Il a fallu des anthropologues, qui ne sont donc pas des artistes, pour mieux comprendre et envisager les autres populations humaines. Il y aura d’autres formes créatives à la place, pour remplacer, qui seront rencontrologiques. C’est cela le nouvel usage de l’imagination.

Texte © Dominiq Jenvrey – Illustrations © DR
Continuations latouriennes est un workshop de théorie fictionnaliste in progress de Dominiq Jenvrey.
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[1] Écoutez notre entretien radiophonique avec Émilie Hermant à ce sujet.

[2] Dominiq Jenvrey, L’Exp. Tot., fiction théorique (2006).

[3] J’ai réalisé avec le premier six entretiens, et avec le second cinq. Et j’ai consacré à chacun plusieurs textes.

[4] Dominiq Jenvrey, « Une pensée du non-état. La langue non-compromise de Progénitures ne permet pas la révolte », in Lignes n° 64 (Tombeau pour Pierre Guyotat), p. 171-177.

[5] Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, suivi de Irréductions (2001), p.22, note de bas de page.

[6] Afin de désigner le Terrestre, Bruno Latour va utiliser Gregor Samsa, dans Où suis-je ? (2021). De même, il a utilisé Tolstoï pour faire comprendre le « collectif » en science.

[7] Tristan Garcia est celui qui a particulièrement repéré cette non-hégémonie chez Pierre Guyotat dans son article « Une épopée non hégémonique », in Critique n°824-825, (Pierre Guyotat), p. 82-97 au sujet de Le Livre.

[8] Et il est possible de désigner Bruno Latour comme le penseur non-hégémonique par excellence. Même si cette formulation peut sembler paradoxale, puisque la pensée latourienne est devenue mondialement hégémonique. Alors, il faudrait que je précise que sa pensée est humainement non-hégémonique.

[9] Ce à quoi a particulièrement été attentif Michel Surya dans ses lectures de Pierre Guyotat. L’occasion m’est ici donnée de dire, à quel point, je lui dois mes possibilités de lectures de Progénitures, et combien Explications – ce livre d’entretien publié en 2000 afin d’accompagner Progénitures – qui est également de son fait, me fut si utile.

[10] En ce sens, Pierre Guyotat s’est déclaré artiste plutôt qu’écrivain.

[11] Texte devenu mythique de Pierre Guyotat, parce que non-publié…

[12] Je pressens qu’il va y avoir une bataille d’interprétation des textes de Pierre Guyotat. Une bataille amicale, mais une bataille tout de même ! Soit, il est du côté des Modernes, représentant un génie artistique et littéraire. Soit, il préfigure une nouvelle possibilité ontologique. Tout dépend de la manière de lire ses textes, et aussi de les sélectionner, et même, tout dépend de la manière d’interroger Pierre Guyotat.

[13] C’est un terme que Bruno Latour utilise beaucoup à l’oral.

[14] Pour L’Émission du fictionnaire que j’anime depuis 2004.

[15] Coma est Moderne. Progénitures est Terrestre. Les aspects Modernes de Pierre Guyotat me sont insupportables… au point de n’avoir pas souhaité l’interviewer pour Coma, Arrière-fonds et Formation, dans lesquels il était, à mes yeux, résolument trop Moderne.

[16] Dominiq Jenvrey, Théorie du fictionnaire (2011).