Continuations latouriennes : Changer de régime d’imagination

La Fiction est une manière originale de se mettre dans la tête d’une personne, en l’occurrence bien souvent humaine.

C’est cet apport des Modernes qui n’a pas été bien compris. Ce que les anthropologues recherchent, c’est d’avoir accès au maximum à la tête d’autrui, et particulièrement de peuples humains aux conceptions différentes des leurs. Or, les Modernes ont développé un moyen original, et s’en sont épris au maximum : il s’agit de la littérature. La littérature est le grand moyen, le plus efficace, pour se mettre en tant que lecteur, dans la tête de quelqu’un d’autre.

En sorte que la littérature, et ce qui est dénommé « roman moderne », a été un moyen particulièrement créatif qui a amélioré sans cesse ses capacités expressives, afin de mettre une autre personne dans l’état mental d’autres humains.

Ce moyen expressif est propre aux Modernes. Et comme les Modernes sont très nombreux, qu’ils utilisent à chaque fois leurs moyens au maximum, qu’ils ont valorisé au maximum cette fonction dite « artistique », afin qu’elle sépare bien du Réel, et qu’ils cherchent sans cesse à se souvenir du passé et à historiciser leurs pratiques afin de les améliorer, ils ont fait en sorte qu’elle soit accessible à tous, que chacun puisse la pratiquer, qu’elle soit démocratique.

C’est la raison principale au constat de la trop forte anthropisation de la littérature. Sortir de l’humain, en matière de Fiction, est très compliqué. Et même pour un créateur doté d’une grande puissance expressive, comme Pierre Guyotat, nous l’avons vu lors des quatrièmes « Continuations », il s’agit d’une ambition inatteignable avec les moyens de la littérature. Parce que la Fiction est le régime d’imagination des Modernes.

Le régime d’imagination

Le concept de « régime d’imagination », développé par l’anthropologue Charles Stépanoff, nous est utile [1]. Les différentes sociétés humaines ont utilisé des régimes d’imagination distincts. Et peut-être est-ce cela qui les diffère, tout autant que les quatre ontologies identifiées par Philippe Descola.

Le régime d’imagination des Modernes, la Fiction, s’est pensé hégémonique au point d’être le seul. Cette erreur empêche d’autres possibilités d’usage de l’imagination.

Le régime d’imagination des Modernes est caractérisé par la Fiction. Il s’agit d’une imagination qui est totalement séparée du Réel. Ce qui relève de la Fiction est inventé par les humains seuls, et est déclarée non-Réel. Ceux qui ont le droit de confondre encore un peu entre Fiction et Réel sont les enfants et les fous. Et puisqu’il y a cette séparation, très bien délimitée, il y a des institutions, très bien établies, qui permettent l’invention de ces Fictions, qui protègent leurs créateurs, qui diffusent au maximum leurs créations. Il y a donc des créateurs qui se nomment « écrivains », « artistes », « cinéastes ».

Par ce régime d’imagination, qui institue une séparation forte d’avec le Réel, les Modernes disposent d’une liberté de création sans équivalent. En contrepartie, leurs créations sont coupées du Réel, elles n’ont pas prise sur le Réel, elles ne décident pas des actions du Réel : la liberté qu’ils ont gagnée est au prix de leur inefficacité sur le Réel.

Ces Fictions peuvent agir très directement sur la vie des sociétés. Il y a une implication. Est dit que la Fiction agit sur le Réel. Qu’elle lui correspond, qu’elle le critique, qu’elle peut chercher à le modifier. Elle peut imiter le Réel. Elle peut faire croire au Réel. Elle peut sembler plus Réel que le Réel. Elle peut le représenter. Elle peut aussi l’inventer. Néanmoins, la Fiction est séparée du Réel dans l’ordre des conceptions. Il n’y a pas le droit de confondre. La Fiction existe justement pour ne pas confondre.

Il s’agit d’une opération bien délimitée. Et chacun qui y procède le sait bien.

La Fiction, même si elle a existé à des périodes bien antérieures, et dans d’autres sociétés humaines qui n’étaient ni Modernes ni Occidentales, est devenue un concept principal du Moderne. Car c’est lui qui l’a le plus développé et pris au sérieux.

Les Modernes ont une manière réaliste de faire de la Fiction. C’est de cela dont on doit se défaire, de notre mode réaliste de faire de la Fiction.

Mais la Fiction n’englobe pas toute l’imagination.

L’imagination, c’est autre chose.

La Fiction est une des possibilités de l’imagination. J’avais alors inventé le terme de « fictionnaire », et élargie le sens et la définition de la Fiction [2]. Et cette nouvelle définition de la Fiction correspondait à un usage moins restreint, et rejoignait des usages jusqu’ici non-fictionnels de l’imagination. Mais le terme de Fiction se conservait. Il dispose encore d’une grande aura et de bien des aspects pratiques. Il devient de plus en plus suspect, à mesure que les conceptions des Modernes deviennent elles aussi de plus en plus suspectes.

Fiction = usage des Modernes, H+.

Imagination = usage des rencontrologues, Hr.

Si bien que, effiction = ce qui est permis comme expérience des Modernes.

Il m’est de plus en plus devenu évident, après cette expérience de redéfinition de la Fiction, après cet apprentissage des possibilités autres de l’usage élargie de l’imagination, que la Fiction était définitivement accolée au Moderne. Et surtout, que c’est par la Fiction, tout autant que par la Science, que s’effectuait cette séparation d’avec le Réel. C’est-à-dire que ce n’était pas seulement par la Science que s’effectuait cette séparation, mais qu’à égalité il y avait l’expérience de la Fiction.

Et parce que tous les Modernes faisaient depuis des générations l’expérience d’un usage frénétique des Fictions, il leur devenait instinctif de séparer d’avec le Réel. En sorte que le Réel provenait à la fois de la Science et de la Fiction.

Le régime d’imagination Moderne dans la catastrophe climatique et écologique

Avec une telle conception de l’imagination, la Fiction Moderne, il n’est pas possible d’envisager que des entités autres qu’humaines puissent disposer de cette faculté.

La rencontrologie accepte les prémices que de nombreuses Entités Terrestres, en plus des humains, fassent usage de l’imagination et d’un imaginaire.

Le régime d’imagination particulier du Moderne contraint ce dernier à des conceptions qui séparent. Le Réel/la Fiction, l’imagination exploratoire/l’imagination fictionnelle, l’humain imaginatif/l’animal sans imagination.

Je forme l’hypothèse que le régime d’imagination des Modernes est impliqué dans la catastrophe climatique et écologique. C’est-à-dire que, désormais, il faudrait penser que ce régime d’imagination n’est pas neutre, qu’il produit son effet, qu’il y a sa part.

Vouloir traiter au mieux la catastrophe climatique et écologique sans transformer le régime d’imagination de ceux qui l’ont produit est une erreur, au mieux c’est faire preuve de naïveté, au pire c’est gravement inefficace.

Si bien que tout ce qui a été élaboré avec l’ensemble de ces « Continuations latouriennes » sont les prémices explicatives à cette affirmation : la catastrophe climatique et écologique résulte également de la conception du régime d’imagination Moderne.

Or, cela n’a pas du tout été envisagé théoriquement par les penseuses et les penseurs de l’écologie. Tout ce que je viens d’élaborer théoriquement provient de cet angle mort dans les sciences-humaines et dans l’anthropologie des Modernes de Bruno Latour. Et le Mémo sur la nouvelle classe écologique [3], ce petit livre essentiel pour les actions du futur, ce petit livre qui engage un advenir, n’envisage en rien le problème du régime d’imagination.

Car la question qui hante chacun qui se met à penser, pourquoi nous ne faisons rien face à la catastrophe climatique et écologique, cette question terrible qui étreint jusqu’au malaise, tient son soubassement dans le régime d’imagination. Pourquoi nous ne faisons rien ? Parce que notre régime d’imagination ne nous permet pas de faire autrement ! Parce qu’il ne nous a pas habitué à ce type de problème massif. Notre régime d’imagination n’est pas rencontrologique. Il nous a habitué tellement à la séparation. Et cette séparation Réel/Fiction est un angle mort des sciences-humaines qui se sont avant tout préoccupées de la séparation Nature/Culture, parce que celle-ci a paru davantage immédiatement néfaste. Mais cette séparation Nature/Culture avait un soubassement, le régime d’imagination.

Non seulement notre régime d’imagination ne nous permet pas de penser cette catastrophe, mais elle ne nous permet pas non plus de réagir face à elle.

Notre régime d’imagination : un sous-jacent à notre atonie

Cette atonie face à cette catastrophe est ce qui préoccupe actuellement de nombreuses disciplines, qui cherchent à comprendre ce vertige. Mais le lien n’a pas encore été effectué entre cette catastrophe et le régime d’imagination.

Je vais à nouveau reprendre mes énoncés pour les formuler autrement, afin de tenter de mieux me faire comprendre, car il s’agit-là des prémisses de la rencontrologie.

Dans cette classification des régimes d’imagination, le Moderne a surtout utilisé celui de la Fiction sur support. Puisqu’il sépare le Réel de ce qui ne l’est pas, il sait que la Fiction qu’il invente n’est pas le Réel. Cette séparation est culturelle, et il y est procédé dès l’enfance. L’enfant doit peu à peu quitter ses mondes imaginaires pour le monde Réel, et savoir distinguer immédiatement.

La Fiction sur support est tellement puissante chez les Modernes qu’ils ne savent plus bien qu’il est possible de faire autrement usage de leur imagination, notamment une imagination projective et exploratoire. Et même, ces autres usages de l’imagination sont dépréciés. Par exemple, une personne dans la lune est jugée comme oisive et inefficace.

Le Réel dispose de la plus haute importance chez le Moderne, seul le Réel existe à ce point, justement parce qu’il y a un régime de séparation. Le Réel est d’autant plus considéré que la Fiction jouit d’une haute considération. Et plus le Moderne est imprégné de Fictions, plus le Réel a d’importance. Ce n’est pas une contradiction, c’est plutôt que les deux sont reliés si fortement dans les conceptions Modernes qu’ils se renforcent mutuellement.

Il a fallu un temps long et de nombreux développements théoriques avant que la séparation Nature/Culture soit mise à mal, et c’est au bout d’efforts gigantesques qu’il est possible maintenant de penser sans cette séparation. Le travail n’a pas été fait pour la séparation Réel/Fiction. Pire, les choses se sont aggravées : le livre, et les développements théoriques de Françoise Lavocat, en sont l’exemple.

Le travail est à faire, mais personne n’en trouve l’utilité ni même le besoin.

Or, le Réel restera le Réel tant qu’il y aura la Fiction. L’abondance Moderne de la Fiction permet au Réel d’être, sans cesse, ce qui existe. Et la pensée transhumaniste, qui est dominante actuellement, est basée sur l’accomplissement du Réel. Les transhumanistes veulent le Réel jusqu’à la transformation du corps humain et de l’humanité pour le faire mieux advenir. Désirer la vie éternelle dans le Réel est très différent du phénomène de la métempsychose dans les conceptions Indiennes. Ce régime de séparation est ce qui permet au transhumanisme d’être une théorie effroyable, justement parce que très efficace.

Faire usage d’une imagination rencontrologique

Le problème avec le Réel, c’est qu’il est matériel. En ce sens les sociétés Modernes sont dites matérialistes. Voyez tout le Réel, ce sont tous les objets autour de chacun. Une prolifération d’objets quotidiens, utilisés, appropriés, consommés. Ce sont ces objets le problème. Par objets s’entend aussi les produits de l’alimentation qui sont conçus et fabriqués comme des objets. Pas seulement ce qu’ils nous font. Pas uniquement par leurs effets. Mais leur fabrication. La fabrication et le transport de tous ces objets pose le problème principal.

C’est le problème de cette abondance récente, une abondance proliférante.

Voyez tout le Réel que je possède !

Lorsqu’est utilisé le terme de sobriété, c’est de cela qu’il s’agit. Je dois m’habituer à posséder moins d’objets = je dois m’habituer à avoir affaire avec moins de Réel.

L’imagination non-fictionnelle est une richesse, est une valeur, est une action d’ambition maximale. Elle s’oppose à l’action du Réel. D’en faire usage permet de moins avoir affaire au Réel des objets. D’en faire usage est une occupation. Nous allons nous occuper à l’usage de l’imagination.

Texte © Dominiq Jenvrey – Illustrations © DR
Continuations latouriennes est un workshop de théorie fictionnaliste in progress de Dominiq Jenvrey.
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[1] Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible, techniques chamaniques de l’imagination, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2019.

[2] Dominiq Jenvrey, Théorie du fictionnaire, Paris, Questions Théoriques, 2011.

[3] Bruno Latour, Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2022.