Carmen : Comment ça s’appelle quand il y a les innocents dans un coin et les coupables dans l’autre ?
Le serveur : Je ne sais pas, mademoiselle.
Carmen : Mais si ! Quand tout le monde a tout gâché, que tout est perdu mais que le jour se lève, et que l’air quand même se respire.
Le serveur : Cela s’appelle l’aurore, mademoiselle.
(Jean-Luc Godard)
Y a-t-il encore un cinéma d’auteur ? Depuis l’époque bénie de la « politique des auteurs », on cherche encore des traces de ce cinéma littéraire qui exprime l’esthétique propre du réalisateur et que Truffaut lui-même aurait poignardé dans le dos. Le constat est sans appel : le cinéma d’auteur est de plus en plus délaissé par les salles obscures au profit des grosses productions hollywoodiennes quand il ne sombre pas dans un écueil quasi-inévitable : la complaisance de la critique qui considère qu’il n’y a pas de film raté, seulement des films incompris. N’est pas Godard qui veut…
On se surprend donc à pousser un soupir de soulagement devant le dernier Wim Wenders qui sauve la mise. Car, Dieu merci, les lettres de noblesse du cinéma d’auteur sont loin de s’effacer devant le cinéma-androïde de Marvel, et la dernière œuvre du réalisateur marocain Jamal Souissi le prouve avec brio. Producteur de renom, mais aussi homme de théâtre et auteur de Regard sur le théâtre au Maroc sous le protectorat, le réalisateur de Morjana – qui a obtenu le prix du meilleur film arabe à Alexandrie en 2021 – se montre fidèle à ce cinéma qui implique le spectateur en tant que sujet à part entière, par opposition au cinéma de masse où le spectateur est relégué au rang d’objet-citoyen d’État.
Un cinéma libérateur contre le « cinéma fasciste » théorisé par le prosateur de génie Serge Daney. Avec Morjana, Jamal Souissi nous offre une bouffée d’air frais à l’ère des blockbusters de masse en réalisant une véritable tragédie moderne portée par Carmen, l’opéra composé par Bizet et adaptée de la nouvelle de Mérimée. Plus encore, il a fait de Carmen un mythe moderne qui rappelle forcément Prénom Carmen, un des plus grands films de Jean-Luc Godard sorti en 1983 et librement adapté de l’opéra éponyme qui venait de tomber dans le domaine public. Mais ici (et c’est le coup de génie du cinéaste-auteur), Jamal Souissi ne se contente pas d’adapter, il met en scène. Cependant, ce n’est pas lui-même qui se met en scène, comme Godard en oncle fou dans Prénom Carmen.
Dans Morjana, les acteurs ne tombent jamais leur masque : les personnages principaux Carmen et Don José restent dans leur rôle même en dehors des planches. En littérature, Aragon réussit ce tour de force avec sa dernière œuvre « Théâtre/Roman » où le héros, acteur de théâtre, évolue dans une quête d’identité perpétuelle entre jeu et réalité. Rares sont les cinéastes qui ont su se plier à l’exercice périlleux du « théâtre intérieur » et Jamal Souissi l’a réussi avec brio. Le cœur du film est donc une mise en abyme : Carmen – et son hymne « L’amour est un oiseau rebelle » – inaugure et clôt l’œuvre cinématographique tout en étant son fil conducteur. Le mythe sous-tend l’intrigue et on pense encore à Godard et au Mépris, son chef-d’œuvre dont le fil conducteur est une adaptation cinématographique (ratée) de L’Odyssée. Morjana, l’héroïne tragique, est une soprano qui interprète Carmen au sein d’une troupe guillerette et bohème aux côtés de son amant Adil qui joue le rôle de Don José.
Au début du film, elle annonce vouloir adapter l’opéra de Bizet au Maroc. Ce souhait audacieux, elle le partage avec son père, joué par Sid Ahmed Agoumi (aperçu dans Z de Costa-Gavras) qui nous livre une interprétation magistrale dans un des plus beaux rôles de sa longue carrière. Debout sur un pont parisien – comme un isthme entre Orient et Occident – Morjana se confie au téléphone tandis que son père est à Tanger, ville de naissance du réalisateur, habilement mise en valeur dans son film. Mais « Tanger n’est pas Paris » a déjà prévenu Serge Daney et le drame arrive rapidement : l’incendie qui interrompt la première représentation, les cris de détresse de la mère (française) d’Adil qui rappellent la fin de la trilogie de Coppola, cette scène tragique après une représentation à l’opéra de Palerme, où le Parrain pousse un cri muet face au corps sans vie de sa fille. Un cri légendaire dont on sait maintenant qu’il est dû à une « erreur » de montage…
Combien « d’erreurs » heureuses cache Morjana ? Laissons la réponse reposer sagement dans le secret du réalisateur. Une chose est sûre : nous ne sommes pas dans un cinéma d’auteur à la Kechiche (dont L’Esquive donne la part belle au théâtre de Marivaux) car Jamal Souissi ne cherche pas à provoquer l’erreur à tout prix, il dirige tout en laissant vivre les acteurs – tous des artistes accomplis – sans les pousser dans leurs derniers retranchements. Et le résultat est là : une harmonie parfaite soutenue par des dialogues d’une grande justesse et des plans-séquences intenses. Les intermèdes musicaux ponctuent le film sans jamais alourdir le rythme, bien au contraire… Nous avons droit à une scène mémorable où « L’amour est un oiseau rebelle » est chanté sur l’air d’un oud et on se dit que Jamal Souissi a pleinement réussi son rêve d’une Carmen orientale.
Un autre élément déterminant dans ce film est cette frontière entre folie et vengeance. Après la mort tragique de son amant, Morjana menace à tout moment de basculer dans la folie. Et pour ne rien arranger, elle se retrouve enceinte de celui qu’elle a aimé, avec toutes les conséquences funestes pour une mère célibataire au sein de la société marocaine. Cet enfant, elle veut le garder, envers et contre tous. Telle une salamandre, elle est prête à traverser son épreuve du feu en accomplissant son projet fou d’une Carmen marocaine. La tragédie moderne est enclenchée : jalousies, trahisons, amours interdites…
La folie de Morjana s’exprime à travers des ellipses qui sont la marque par excellence d’un grand cinéma d’auteur. Quand l’interprète de Carmen est écartée de la troupe, Morjana enceinte revêt le masque d’une Médée vengeresse et nous offre les plus belles scènes du film : le monologue devant le miroir où Morjana déclame des extraits de Médée ou encore l’agôn (cette joute oratoire qui est l’ingrédient indispensable de toute tragédie) entre Morjana – la Carmen originelle trahie – et une actrice qui joue la Carmen parodique. Magnifique lutte esthétique où Morjana-Carmen répond en chantant aux paroles pathétiques de sa rivale.
Qui dit Médée et Carmen, dit forcément Maria Callas. « La Callas », inoubliable interprète de Carmen à l’opéra, mais aussi de Médée dans le chef-d’œuvre éponyme de Pasolini, grand révélateur de la folie mythique au cinéma, dont on sent les ombres respectives planer sur ce film. La folie de Morjana s’exprime aussi dans la scène des crabes où l’héroïne dévore avec frénésie une dizaine de crustacés achetés à prix d’or à un pêcheur sur une plage. Une scène qui rappelle, évidemment, celle du héros qui inaugure sa renaissance en dévorant des pieuvres vivantes dans le classique Old Boy (film de la vengeance par excellence) réalisé par le sud-coréen Park Chan-wook, connu pour composer ses films comme des opéras tragiques.
À l’instar du désert chez Pasolini, la mer joue un rôle primordial chez Jamal Souissi comme lieu de résurrection, et c’est une Morjana enfin exorcisée de sa folie qui plonge dans les eaux de la Méditerranée pour une nouvelle naissance. Morjana redevient la Carmen qu’elle était : après l’Annonciation et la Passion, la Résurrection… Si Molière meurt sur scène, Morjana va donner la vie en pleine répétition de Carmen. Finalement, « l’oiseau rebelle » sort victorieux des carcans pesants de la société. L’amour triomphe, mais il reste un amant jaloux trop longtemps resté dans l’ombre : le cousin éconduit, comploteur et machiavélique, qui joue à la perfection le rôle de Don José.
Le dernier acte de Carmen clôt le film dans une tension paroxystique portée par un jeu d’acteur exceptionnel. Quand Morjana-Carmen s’écroule ensanglantée sur scène, devant le regard angoissé du père, on ne sait pas si Don José a réellement accompli sa vengeance en mettant à mort Carmen. Le jeu et le réel se confondent l’espace d’un instant. Les ténèbres deviennent lumière. Le suspense est à son comble. Il y a quelque chose de charnel dans le cinéma de Souissi. Les acteurs occupent le champ de la caméra comme des comédiens sur une scène de théâtre, le spectateur se situe près du corps, tellement que ça en devient presque mystique. Avec Morjana, Jamal Souissi nous donne une piqûre de rappel en effectuant un retour aux fondamentaux : la mise en scène et le jeu. On se souvient alors que le cinéma n’est « que » du cinéma… Et on jubile lorsque celui-ci est bien fait.
Texte © Ali Benziane – Illustrations © DR
Corrections est un workshop d’analyse des mythes cinématographiques in progress d’Ali Benziane.
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