Cyrille Martinez : Le Parfait inconnu

CYRILLE MARTINEZ s’entretient avec nous à l’occasion de la publication de MUSIQUE RAPIDE ET LENTE (Buchet/Chastel, 2014) ainsi que d’ANECDOTES (D-Fiction, 2016) :

1 – Cyrille, tu es généralement présenté comme un poète et un performeur. Peux-tu revenir sur ton parcours pour nous expliquer comment ton travail d’auteur ou de fictionnaire – tel que le définirait lui-même Dominiq Jenvrey – s’inscrit dans cette veine « poétique » et trouve à se déployer en « performances » ?

Écrire, je n’y pense pas avant d’avoir 27, 28 ans. C’est la fin des années 90, j’habite à Marseille, je commence à fréquenter le Centre international de Poésie (cipM). Une ou deux fois par semaine, des écrivains sont invités à donner des lectures et des performances. Comme je suis complètement inculte, je ne suis pas sélectif, j’assiste à toutes les lectures. Je ne connaissais pas ces pratiques. Je ne savais pas qu’il était encore possible de se dire « poète ». C’est pour moi totalement exotique et complètement excitant. À force de traîner dans les soirées de lecture et les vernissages, je fais des rencontres, je donne des textes à lire et très vite, on me propose généreusement de travailler : invitations à lire, à performer, à publier. Je publie dans des revues dont, six mois plus tôt, j’ignorais l’existence. Et comme il existe une scène active, je me retrouve à lire mes textes debout derrière un micro. Je me retrouve « poète performeur » sans que ce soit préparé, porté par un mouvement. Je n’ai jamais rêvé d’être écrivain, je le suis devenu ; c’est encore plus vrai dans le fait d’être poète. C’est une manière d’heureux hasard. En tous cas, je trouve dans le modèle de l’écrivain performeur une manière de sortir du labeur de l’écriture (un temps je croirai même, à tort, la congédier). On peut faire de la littérature en direct, sans rien qui pèse, tout en produisant de quelque chose de marquant. Je me souviens toujours avec précision des interventions de Bernard Heidsieck, de Nathalie Quintane, d’Éric Meunié, de John Giorno, de David Antin, de Jean-Michel Espitallier…

2 – Ton premier livre, L’Enlèvement de Bill Clinton (Éd. des 400 coups/L’instant même, 2008) décrit le quotidien de Nedim Hrbat, un jeune poète bosniaque avec, en toile de fond, la guerre civile de Bosnie-Herzégovine. Mais la curiosité ou plutôt l’intérêt de cette fiction est cet événement dans l’événement, à savoir l’enlèvement de l’ancien président des États-Unis au moment où il s’apprête à prononcer un discours sur la place même où a été assassiné François-Ferdinand d’Autriche le 28 février 1914. Parle-nous de ce premier livre.

En 2001, je passe quelques jours dans cette ville très spéciale qui a pour nom Sarajevo. Sur place, je fais la connaissance d’un poète sarajévien, Nedim Hrabt, qui m’apprend ce que c’est d’être un écrivain à ce moment-là et à cet endroit-là. En revenant, je me documente, je lis et je discute avec des personnes au fait de la guerre dans les Balkans. Quelques éléments retiennent mon attention : l’humour noir des sarajéviens, le fait que la langue des bosniaques soit appelée le serbo-croate (la langue de l’agresseur), et la fausse information selon laquelle Bill Clinton aurait été enlevé et serait retenu en otage dans la ville assiégée. Cette anecdote sera le point de départ du livre. Pendant le siège, les habitants recevaient des infos selon lesquelles des accords de paix étaient sur le point d’être signés. Pourtant, il leur suffisait de regarder par la fenêtre pour constater que, non, c’était toujours la guerre. Plutôt que de recevoir des informations absurdes, certains habitants ont voulu en produire à leur tour, et c’est ainsi que l’annonce de l’enlèvement du président américain de l’époque, a été diffusée sur les ondes. Bon, je fais un livre avec ça, sur la circulation de la parole dans une ville assiégée. Le livre n’est pas formidable. Il aurait pu, il aurait dû être meilleur. Mais je ne sais pas encore comment faire un livre. Je manque de patience, mais surtout, je ne sais pas me lire.

3 – Tu poursuis également un travail basé sur la récupération et le détournement de discours administratifs ou politiques élaborant des montages de textes qui rappellent beaucoup la technique littéraire aléatoire inventée par Brion Gysin et mise en pratique par William Burroughs qui utilisait ainsi les discours qu’il récupérait dans les journaux pour monter ses propres fictions. Que peut le cut-up aujourd’hui ?

Un jour (je ne sais plus quand), quelqu’un (je ne sais plus qui) a rédigé une notice dans laquelle il était écrit que je pratiquais le cut-up. Ensuite, cette information s’est retrouvée dans un grand nombre de notices me concernant, sans que je parvienne à y mettre fin. Or, si mon style parfois impersonnel donne l’impression que des éléments ont été prélevés dans le discours public, en réalité je n’utilise pas le cut-up. Je ne détourne pas des discours administratifs ou politiques. J’écris dans un style tantôt administratif, tantôt publicitaire, tantôt journalistique.

4 – C’est dans cette facture qu’est d’ailleurs rédigé ton deuxième ouvrage, Bibliographies : Ve  République : Premiers ministres et Présidents (Al Dante, 2008). Peux-tu nous en parler ? Est-il exhaustif dans son énumération bibliographique ? Cet ouvrage ne représente-t-il pas, finalement, une partition propre à la performance plutôt qu’une œuvre proprement à lire ?

Précisons d’emblée que ce texte ne procède ni du cut-up ni du ready-made. Ce sont des contresens. Ces bibliographies (de l’ensemble des Présidents et Premiers ministres de la Ve République, à date du mois d’octobre 2008), je les ai établies. Ce ne sont pas des objets trouvés. Il a fallu les écrire. À la suite de ce livre, je peux dire que je suis l’auteur des bibliographies de Mitterrand, de De Gaulle, de Sarkozy, de Jospin, de Fillon… Et celle de Villepin, la plus longue de toute, qui m’a beaucoup coûté. À sa sortie, les libraires l’ont rangé au rayon Science Politique, ce qui était juste. La bibliothèque de SciencePo Paris en a fait l’acquisition, et les bibliothécaires l’ont indexé comme suit :

Chefs de gouvernement — France‎–Bibliographie,
Hommes politiques‎– France‎– Bibliographie
Présidents–France –Bibliographie‎

Ceci pour dire qu’il s’agit d’un projet académique. Au début, je ne sais pas trop quoi faire de ça : Performances ? Installations ? Affiches ? Livre ? Chansons ? Vais-je virer artiste ou rester écrivain ? Je fais lire le texte à pas mal de personnes, plutôt liées aux arts plastiques d’ailleurs. Le texte passe de main en main, jusqu’au jour où un éditeur me propose de le publier. Ce sera donc un livre. Le livre est publié, mais le texte me semble meilleur pour l’oral. Je monte donc un groupe, FrancePo, formation classique guitare basse batterie et chant, qui jouera et chantera certaines bibliographies (Sarkozy, Royal, Buffet, Besancenot, etc. : les candidats à la Présidentielle de 2007). J’ai l’intuition que le format de la chanson peut servir le discours de propagande à l’œuvre dans le livre. Il ne s’agit pas tant de convaincre que de séduire. On a vu, par la suite, ce clip fait par de jeunes militants où des personnalités de droite se succédaient pour chanter ou danser sur l’air « Changer le monde ».

5 – Tu es un auteur de performances et cela fait plus de six ans que tu lis tes textes en libraires, en galeries, dans des écoles d’art, des théâtres, des espaces musicaux, des centres d’art, mais aussi dans des festivals. Qu’est-ce qu’une performance aujourd’hui ?

La performance regroupe des pratiques tellement diverses que je ne vois pas comment répondre à votre question de manière globale. À l’intérieur de cette catégorie générique, il faudrait établir des sous-catégories, pour y voir plus clair, parmi lesquelles on trouverait la performance poétique, ou littéraire, celle qui prend appui sur le texte. Disons qu’il y a une économie de la performance, une grande liberté dans le choix des dispositifs, ainsi qu’une forme d’indépendance. C’est bien moins lourd que l’écriture de plateau. Par deux fois, j’ai monté un « groupe de performances » : Jaune sous-marin (traductions littérales de standards pop) et puis FrancePo (bibliographies d’hommes politiques mises en chansons). On a pu investir des lieux variés, musée, salle de concert, théâtre, squat, bureau ; dans l’ensemble, on a bien rigolé. J’ai dit que les écrivains devaient se prendre en main, et ne pas seulement espérer reconnaissance et gratification de leurs seules publications. C’est capital d’avoir un éditeur avec lequel on se comprend, mais un éditeur ne peut pas tout. L’écrivain performeur propose des manières variées de travailler le texte. L’édition n’est qu’une partie de ses activités. La pratique de la lecture performance a marqué ma manière d’écrire même si, à un moment donné, elle est devenue aliénante : impossible d’écrire un texte sans l’imaginer à voix haute. À un moment, j’ai dû tout arrêter, je n’en pouvais plus. Finies les performances, retour à la table de travail, papier, stylo, écriture. Ceci dit, le terme de performance dans la littérature me paraît excessif, le plus souvent. Parler de lecture publique me semble plus juste. Comme en librairie, où il s’agit de promouvoir un livre en donnant à entendre un extrait. Ce qui est formidable, c’est l’écriture en direct. À ma connaissance, peu la pratiquent. Actuellement, David Antin est en le champion.

6 – Avec Chansons de France (Al Dante, 2010), il y toujours cette récupération de matériaux, cette fois, non pas à partir de documents bibliographiques mais plutôt d’éléments musicaux issus directement de l’histoire du rock’n roll et qui te permettent de mettre en scène précisément des situations sociales et politiques. Peux-tu revenir là aussi sur cet ouvrage, nous en expliquer les ressorts, la dynamique et surtout, sur la manière dont tu l’as conçu avec ses six parties distinctes et qui se répondent ?

Question embarrassante. Je n’ai pas très envie de revenir sur ce livre, que je fais tout pour oublier. Il me fait de la peine. Il y a 70 pages de trop. Sur 120 pages, ça fait beaucoup. J’ai voulu faire un récit là où il n’y avait pas lieu. Un des problèmes de ce livre est d’être justement trop structuré, trop calculé. C’est trop raide, ça manque d’air. J’ai des bouffées d’angoisses dès que quelqu’un me parle de ce livre. Je n’aime pas beaucoup mes trois premiers livres, pour différentes raisons. C’est triste, un livre en échec. Si mes trois premiers livres sont très différents, ce n’est pas par souci de variété, c’est parce que chaque livre est écrit contre le précédent. Mon premier livre qui tient le coup est Deux jeunes artistes au chômage (Buchet-Chastel, 2011). C’est le premier qui appelle une continuité. C’est presque mon premier livre. J’ai commencé à accepter d’être écrivain à partir de cette publication-là, avant je trouvais ça grotesque. Je n’ai pas lu Chansons de France depuis sa sortie, en 2010, et je ne suis pas prêt de le faire.

7 – Ces parties portent le titre de classiques de la pop, du rock : « Mauve Vapeur », « Ensoleillée après-midi », « Je veux être ton chien », « Dans ma vie/ma génération », etc. Précise-nous un peu plus ton rapport à la pop musicale.

Ces titres sont des traces des performances accomplies avec Jaune sous-marin, un duo voix-guitare, avec mon ami Alex Nollet. On a commencé à se produire en 2004. On a pas mal joué durant quelques années, d’abord dans des lieux institutionnels, ensuite un tourneur nous a placés dans des festivals de musiques. J’avais eu l’idée de traduire en français des standards pop-rock que je restituais en direct, dans les temps, tandis qu’Alex jouait des parties des morceaux correspondants. Il s’agissait de traductions littérales, avec des mots certes français mais dans une syntaxe anglaise-américaine. L’idée, c’était de chanter anglais en français. Imaginez. Des collégiens montent un groupe. Ils décident de chanter en anglais, une langue qu’ils parlent mal. En réalité, ils ne chantent pas en langue anglaise, ils chantent en langue rock (ou bien : ils chantent français en anglais). Il y aurait donc une langue internationale, basée sur l’anglais, qui serait la langue rock. Le rock n’a pas besoin d’être intelligible, c’est le rythme qui importe, pas la clarté de la diction. Fats Domino : « On ne devrait jamais chanter les paroles trop clairement […]. Je ne m’efforce pas de les rendre obscures au point que personne ne puisse les comprendre, mais je ne fais pas non plus l’effort contraire ». C’est cette langue que je voulais faire entendre. Comme le résultat était comique, beaucoup ont cru que je me moquais des textes rock. Avec Jaune sous-marin, on a suscité des réactions très agressives, surtout à cause de « Je veux être ton chien » / « I wanna be your dog ». On ne touche pas impunément à Iggy Pop. Je n’avais pas pris au sérieux son statut d’icône. Or, il a pour lui une foule de fidèles prêts à le défendre de manière très agressive. Suite à la captation vidéo de « Je veux être ton chien » enregistré aux Voûtes qu’on peut voir sur YouTube, un type a écrit : « Ça mérite la mort ». Il faut quand même dire que le pop-rock des années 60-70 est un moment extraordinaire d’hégémonie linguistique. Voilà une culture qui s’adresse au monde entier mais qui associe le monde non anglophone à une province plouc. Impossible, pendant trente ans, de faire du rock sans être anglais ou américains (les canadiens et les australiens peuvent obtenir des dérogations). L’accent de Liverpool est cool, celui d’Amsterdam ridicule. Pas étonnant qu’à ce carcan ait succédé, dans les musiques pop, le rap et l’électro. Dans le premier, on n’imagine pas chanter autrement que dans sa langue : le texte revient au premier plan. Dans le second, on est dans l’abstraction : les artistes n’ont plus de nom, plus de nationalité, plus de langue. Dans Musique rapide et lente (Buchet-Chastel, 2014), je reprends l’histoire d’un groupe hollandais, The Outsiders, que Le Dictionnaire du rock présente comme le groupe le plus connu des sixties qui ne soit ni anglais ni américain ni australien. Manière de dire qu’il n’est pas connu.

8 – L’éditeur de ton livre explique que ton « travail repose sur ce qu’on pourrait appeler l’infralangue, une langue qui ne veut pas avoir l’air de dire et dit sans dire ». Qu’en dirais-tu donc ici ?

Dans ce livre, je suis resté volontairement à la surface des choses. Il n’y aucune profondeur. C’est littéral. De manière générale, j’évite toute littérarité. Le style littéraire, c’est horrible quand on y pense. L’idéal, au fond, serait de ne pas avoir de style, mais ce vœu sonne trop dandy, on n’y croit pas.

9 – La figure des hommes politiques traverse ton œuvre. En quoi t’apparait-elle comme un élément propre à la création littéraire ? Est-ce une façon de répéter, en littérature, le geste warholien et donc, de revendiquer une posture quelconque ? Laquelle ?

Chacun de mes livres posent la même question : qu’est-ce qu’un écrivain ? (Cette question se déclinera avec celle de l’« être artiste »). Je me suis intéressé aux femmes et hommes politiques en tant qu’écrivains. Dans les Bibliographies et Chansons de France, j’ai étudié à ce type de livre très particulier qu’est celui des hommes politiques. Les politiques français de premier plan se doivent de publier des livres ; ça fait partie de leurs missions. Au moment de leur sortie, leurs livres bénéficient d’une bienveillance incroyable : presse, télé, place de choix en librairie. Mais qui les lit, hors des sections des partis ? Et surtout, qui s’en souvient ? On dit de Mitterrand ou de De Gaulle qu’ils sont des littéraires. Mais citez-moi un de leur livre ? Le caractère conjoncturel des livres d’hommes politiques est comparable à celui d’un manuel d’informatique : une utilité à très court terme. En même temps, dans les livres d’hommes politiques, on trouve des programmes, des livres théoriques, des livres d’économie, d’histoire, des romans, de la poésie… Le registre est très large. Si un écrivain est quelqu’un qui publie des livres, alors les politiques sont assurément des écrivains. Pourtant, il y a un problème. Leur bibliographie, aussi conséquente soit-elle, se heurte à l’idée répandue qu’ils ne sont pas les auteurs de leurs livres. En principe, une bibliographie est un appel à la lecture. Ici, c’est l’inverse. La lecture des titres fait figure de repoussoir. On lit la bibliographie pour ne pas avoir à lire les livres. Il m’a semblé qu’écrire des bibliographies constituait un geste critique d’autant plus efficace qu’il était d’une parfaite objectivité. Lister les titres, les classer comme dans une bibliothèque de lecture publique (j’ai repris le mode de classement de la Dewey), c’était suffisamment éloquent, pas besoin d’en faire plus. À la lecture, on voyage à travers le discours politique français des cinquante dernières années. Il y a une histoire des thèmes porteurs, à la fois la traduction politique des inquiétudes des citoyens et la manière dont les politiques se les approprient, puis les abandonne ; à quel moment commence-t-on à parler de sécurité ou d’écologie ; quid du nationalisme, abandonné un moment au profit de l’Europe, avant de revenir en force. Et dans l’usage de ces champs lexicaux, les individus se dévoilent. C’est un portrait par le discours. Prenez Jacques Chirac, c’est tout lui, non ? :

Résister à l’indifférence
Reprendre espoir
La lueur de l’espérance
Demain, il sera trop tard
La France pour tous
Une nouvelle France
Un combat pour la France
Mon engagement pour la France
Jacques Chirac, une ambition pour la France
Une stratégie de gouvernement
Rassemblement pour la République ?
Pour le RPR, quelle culture ?
L’enjeu
L’appel au rassemblement

10 – Pour Christophe Hanna, « La fiction chez [toi] produit un effet théorique : elle observe et montre l’ « art » qui artifie nos actuelles poésies, le montre informant les vies ». Comment t’insères-tu dans ce mouvement de fiction qui théorise ses constituants ? Ta relation aussi, avec les propos d’Hanna ?

Comme je n’ai pas les moyens d’être théoricien, je passe par des voies détournées pour faire de la théorie à ma façon. Dans un premier temps, je travaille à l’intuition. Une fois que la matière d’un livre est là, il y a d’incessants allers et venues entre mon texte et les textes théoriques. Ce qui est bien, dans l’écriture, c’est le nombre de texte qu’on est amené à rencontrer. Les théoriciens sont des alliés. Parler de « fiction théorique », comme le fait Hanna, c’est reconnaître la part théorique de mes livres. J’ai été heureux de lire ça. J’avais l’impression de renvoyer la balle aux théoriciens, auxquels je suis redevable.

11 – Deux jeunes artistes au chômage (Buchet Chastel, 2011) est ton quatrième livre. Il s’agit là d’une fiction romanesque, avec notamment, le dédoublement de la ville où elle se déroule : « New York New York », que la première phrase nous présente ainsi : « Le nom de New York New York vient de New qui veut dire neuf, nouveau, nouvelle, de York qui veut dire York, et de New York qui veut dire New York ». Cette ville n’est donc pas tout à fait la ville à laquelle on s’attend mais plutôt une ville parallèle, avec deux personnages, Andy et John, doubles eux-mêmes de Warhol et Giorno. Leur histoire se déroule dans une période hybride, ressemblant à aujourd’hui. Il y a donc une véritable complexité des strates référentielles qui forment l’un des intérêts du livre. Parle-nous de sa composition et de son enjeu.

Un jour, me vient l’idée d’une version du film Sleep, où le dormeur ne se réveillerait pas. L’idée me plaît, je tiens la fin d’un livre, reste à écrire le début et le milieu. J’ai envie d’écrire un texte sur la poésie (le début du livre est un pastiche de la poésie répétitive, très en vogue à la fin des années 90). En revanche, je n’ai pas du tout envie de faire la chronique du New York des sixties. Comment faire ? Un jour je trouve cette redondance, New York New York plutôt que New York. « Nothing is true, but everything is permitted » écrira justement Kenneth Goldsmith à l’occasion de la traduction en anglais. Je pourrais raconter, avec la liberté de la fiction, l’histoire de l’amour entre John et Andy – et comment ils deviennent artistes. Ce n’est pas tout à fait John Giorno ou Andy Warhol, ce n’est pas tout à fait New York, c’est une représentation. C’est le New York des livres, des films et des disques : non pas la ville réelle mais l’imaginaire qu’elle charrie. Donc New York New York en lieu et place de New York City. Voilà pour le décor. Mais le sujet du livre, c’est  « être artiste ». Il y a un côté guide pratique de l’artiste contemporain. Comment démarrer ? Quel cursus faut-il suivre ? Quel réseau cultiver ? Quelles sont les filières payantes ? Vous voulez être poète ? Eh bien, voilà ce que vous pouvez espérer.

12 – Par cette fiction, nous sentons ta préoccupation de traiter, ici, de la difficile question du devenir de l’art et de la littérature dans le monde actuel. Explique-nous donc cette préoccupation. À quoi tient-elle ? Comment te préoccupe-t-elle d’ailleurs au regard même de ta propre situation ?

Disons qu’à l’origine, tout projet d’écriture procède d’une confiance et d’une inquiétude. J’ai confiance dans le fait que ce que je fais aboutira à un livre, et que ce livre sera bon (sinon, pourquoi faire un livre ?). En même temps, je n’ai aucune illusion sur le facteur d’impact, comme on dit en bibliométrie. Au-delà de mon cas personnel, l’inquiétude serait aussi celle de la survie des lecteurs et des livres. Vous devez connaître la manière à la fois quantitative et néo-darwinienne dont Franco Moretti envisage l’histoire littéraire. Au gré des changements de  lectorat, des genres apparaissent, d’autres meurent, fautes de lecteurs. On sait que les livres survivent s’ils sont lus et disparaissent s’ils ne le sont plus. Je viens de finir un manuscrit dans lequel j’envisage que les lecteurs d’une bibliothèque arrêtent de lire les livres ; d’abord, ils se désintéressent de la littérature, puis de l’ensemble les livres, en conséquence de quoi, les livres finissent, en effet, par disparaître… C’est une hypothèse crédible. On se trompe en analysant l’état des livres et de la lecture à travers le marché du livre. Chaque année les médias envoient des messages rassurant : les ventes ont été stables, la crise a été contenue. Mais, le marché du livre ne dit pas tout. Les bibliothèques permettent d’observer les pratiques de lectures de plus près. Eh bien, je peux vous dire que des collections de livres ne font pas le poids par rapport à une bonne connexion Wi-Fi. J’exagère à peine. On assiste à des choses étonnantes : des thésards qui n’empruntent presque jamais d’ouvrages, d’autres qui revendent leur bibliothèque juste après la soutenance. Et puis, toutes les bibliothèques du monde sont confrontées à une baisse des prêts et des consultations, malgré la gratuité. D’où l’inquiétude ! Cela ne m’empêche pas d’écrire, au contraire, c’est un combat qui vaut le coup.

13 – Dans cette fiction, tu parles des artistes comme d’alcooliques, de dilettantes, de drogués, autrement dit,  comme des caricatures. Or, la plupart des artistes sont des forcenés de l’ordre et de la discipline, des êtres exigeants, sans même parler des contemporains qui se présentent parfois comme de véritables chefs d’entreprise. Ils incarnent des postures professionnellement ambitieuses et volontaristes et sont généralement, très préoccupés par leur image et leur réussite comme le prouve d’ailleurs les parcours de Warhol et de Giorno eux-mêmes. Pourquoi donc cette image d’eux assez grossière qui rejoint finalement ce cliché inconscient (très français) du poète maudit alors même que l’image inverse existe tout autant ? En quoi cette image fait-elle sens pour toi ? 

Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je suis pour ma part mi-alcoolique mi-concerné. Nous sommes nombreux dans cette situation. J’appartiens à l’espèce des écrivains amateurs, écrivains du dimanche, du samedi, des pauses méridiennes, des périodes de congés. Il m’a fallu presque vingt ans avant de trouver un travail qui me plaise. Pas question de l’abandonner au prétexte de devenir un pro de l’écriture. Beau mot, soit dit en passant, que celui d’amateur. L’amateur aime ce qu’il fait ; le professionnel, c’est moins sûr. Pourtant, « celui qui vit de sa plume » est légitime. Entre parenthèses, je livre ce souvenir de mes années de fac. Pour introduire l’étude des poèmes de Ponge, l’enseignant nous dit que Ponge, jeune, voulait être romancier, mais il avait dû travailler pour subvenir à ses besoins ; comme il faisait un travail difficile, il a estimé qu’il lui restait 20 minutes de lucidité pour écrire le soir, avant de s’endormir. Impossible, dans ces conditions d’écrire des romans. Ponge décide alors de produire ces petits poèmes descriptifs, qui se révèleront tout à fait nouveaux. Bref, il retourne la contrainte à son avantage. Je ne sais pas si cette histoire est vraie mais je veux y croire ! Elle me dit que les obligations sociales existent mais elles n’empêchent rien. Il n’existe pas d’obstacles objectifs au fait de vouloir être écrivain. Le seul obstacle serait de croire qu’être écrivain est un métier. Or, l’écriture n’est absolument pas un métier, c’est un travail. Pour revenir aux portraits que je fais de l’artiste défoncé, j’ai simplement repris, et reproduit assez fidèlement, une partie de ma vie quand, plus jeune, je traînais dans les vernissages et les lectures. J’ai décrit ce qui se passait, un peu d’alcool et de fumette, les lendemains où on est bon à rien, rien de bien méchant. Il ne faudrait pas tirer une généralité du fait que j’ai présenté des artistes défoncés. Et puis, d’abord, ce ne sont pas des artistes mais de jeunes artistes. Ils ne sont pas rentrés dans la carrière et ne répondent à aucune discipline de travail (mais ne sont pas pour autant dilettantes). J’ajoute qu’ils ne boivent pas tout seul, pour supporter le poids écrasant de la création ; ils boivent car ils évoluent dans un environnement où tout le monde picole. Je présente l’art comme un espace de sociabilité. Si j’ai gardé ça dans le livre, c’est parce que cela produisait du sens : il ne faut pas oublier que si le film Sleep a été tourné, c’est en partie sur des addictions. Warhol prenait des amphétamines et Giorno buvait. L’un ne dormait pas, l’autre dormait énormément. Le premier a eu l’idée de filmer l’autre dans son sommeil.

14 – Tu soulignes également le rôle de cette ville dans la reconnaissance qu’en tirent ceux qui y habitent et y créent : « Des études récentes tendent à montrer que ces écrivains doivent une partie de leur renommée au fait d’habiter New York New York. En vertu de quoi le fait d’habiter New York New York constituerait un atout pour qui voudrait se faire un nom dans la littérature ». Cette ville possède dans l’imaginaire artistique un rôle prédominant depuis la seconde guerre mondiale. Mais aujourd’hui, c’est plus une nostalgie qu’autre chose, comme le disait Brett Easton Ellis. Quel est le but de ton revival ? Plus généralement, qu’as-tu à dire sur cette question rebattue du primat de la littérature américaine en France, chez beaucoup de jeunes auteurs ?

New York en soi, je m’en fous un peu. Je la prends comme un symptôme. Comment un territoire s’impose-t-il comme capitale de l’art ? Pourquoi la mention « vit et travaille à New York » mérite-t-elle d’être mentionnée ? Il n’y pas, bien sûr, de lieux plus propices à la création que d’autres, en revanche, il y a des « scènes » auxquelles il peut être bon d’être rattaché. New York n’est pas devenue une capitale artistique par hasard, on le sait, c’est le fruit d’une stratégie. Serge Guilbaut décrit très bien le phénomène dans son livre Comment New York vola l’idée d’art moderne. New York New York, c’est the place to be de la littérature. Une résidence pour écrivains à l’échelle d’un quartier, d’une grande ville. J’ai vu que Toronto avait cette même volonté de devenir un épicentre de la recherche et une place forte de l’art. Et si j’aime la « littérature américaine », je n’éprouve ni fascination ni sentiment d’infériorité envers elle. Même si je dois bien reconnaître qu’elle propose des formules attrayantes: « Un inconnu reçoit 2 millions de dollars pour un premier roman ». Quand on lit ça, on a tous envie d’être un écrivain américain. Mais, en dehors de ce genre de slogan, qu’est-ce que c’est la littérature américaine ? Comment reconnaître un livre américain quand on en voit un ? J’ai du mal à convenir d’une lecture nationale de l’art. Je suis plutôt enclin à une lecture non-nationale. Le caractère américain, ou français, d’un roman, d’un poème, ou d’une étude sociologique, ne me saute pas aux yeux. Il y a quelques années, alors que je développais les fonds de philosophie et de sciences politiques dans une bibliothèque de recherche, je m’étais étonné de ne pas trouver de livres écrits par des chercheurs chinois. Après quelques recherches, je me suis rendu compte que ce n’était pas que les chinois ne produisaient pas de livres de sciences politiques ou de philosophie, c’est qu’ils avaient changé de nationalité : pour la plupart, ils étaient devenus américains…

15 – Il se trouve – et c’est très rare pour une œuvre française de cette facture – que Deux jeunes artistes au chômage a été publié en 2013 aux États-Unis (The Sleepworker, Toronto, Coach House Books, traduction de Patrick Stancil) ainsi qu’en Italie (Giovani, artisti e disoccupati, Clichy Editore, traduction de Francesca Martino). Parle-nous de ces traductions, et plus généralement, de la place de la littérature française contemporaine à l’étranger.

Ces traductions, notamment la canadienne-américaine, m’ont surpris. Je croyais qu’il fallait au préalable avoir du succès dans son pays d’origine, pour ensuite espérer être traduit. La preuve que non. Pour la traduction italienne, il s’agit d’une classique cession de droits conclue à la Foire de Francfort. Pas grand-chose à en dire, surtout que je ne lis pas l’italien. Pour l’autre, c’est au départ un étudiant à l’institut des French Studies, à la NYU, qui, cherchant un livre contemporain pour en faire son sujet de thèse, se serait vu conseillé Deux jeunes artistes au chômage par des gens de The French Publishers’ Agency. Patrick Stancil lit le livre, il l’aime, il en fait son sujet de thèse, le texte est lauréat d’une bourse prestigieuse, un éditeur s’engage à le publier, un artiste fameux écrit un blurb, le livre sort. Bref, les choses se font sans mon intervention (je donne simplement mon avis sur le titre, la couverture et quelques recommandations au traducteur). Un événement heureux ! Le livre, bien sûr, n’a pas eu plus de succès qu’en France ; quelques recensions critiques, pas plus. Mais, c’est vrai que cette traduction m’a ravi. J’ai compris, au fil des discussions, pourquoi ce livre-là avait été traduit. Il existe, en gros, deux visions de la littérature française chez les nord-américains. La première, qu’on pourrait dire conservatrice, fustige l’incurie française actuelle, avec beaucoup de mauvaise foi. La deuxième, qui serait démocrate, regrette la France rebelle et insolente. Mon texte a été perçu comme relevant de la deuxième catégorie : une vision insolente de l’âge d’or de l’art new-yorkais. À Toronto, où The Sleepworker a été publié, des personnes, pourtant très littéraires, et très branchées poésie, m’ont demandé des noms d’auteurs français contemporains. Je n’ai pas eu l’impression, hélas, que les noms de Tarkos et Cadiot avaient traversé l’Atlantique, sinon comme passagers clandestins. Il n’y a guère que Houellebecq qui soit connu. Que les Français possèdent une aura artistique ou intellectuelle qui rayonnerait à l’étranger, c’est une illusion. J’ai l’impression que le modèle culturel français, notamment le système de l’intermittence, est plus connu que les artistes qui en bénéficient. Pour garder la magie, je ne leur ai pas dit que ce système ne s’appliquait pas aux écrivains.

16 – Après Chansons de France, la musique réapparaît dans ton œuvre avec Musique rapide et lente (Buchet-Chastel, 2014). Il s’agit du parcours d’un adolescent qui monte un groupe de rock avec quatre de ses amis dans un « quartier rouge » à la périphérie d’une grande ville. Nous imaginons qu’il y a dans ce contexte quelque chose de personnel. Parle-nous de ton rapport à la musique et de ce personnage qui a quinze ans quand il lance son groupe de rock afin de s’échapper d’un contexte morose d’une société ennuyeuse où il ne sent pas bien.

Comme Deux jeunes artistes au chômage, Musique rapide et lente est une autobiographie. Une autobiographie où je raconte une période de mon adolescence en mêlant éléments concrets (vêtements, situations), pensées et fantasmes. L’idée, c’est que tout soit collé : ce qu’on a vécu et ce qu’on a pensé, au même niveau. Tout n’est pas arrivé, mais tout a été pensé, rêvé, par un cerveau adolescent (le mien). Plutôt de se souvenir de faits et gestes, essayer de trouver ce qu’on avait dans la tête. Le livre prolonge la question de l’impérialisme culturel posé dans Deux jeunes artistes au chômage : cette fois, nous ne sommes pas dans une grande capitale, nous sommes dans un espace dominé. Et cette domination géographique, les sujets l’intègrent. Elle génère un espace mental de dominés. Plus jeune, je m’en suis bien voulu d’avoir intégré cette domination au point de penser que l’art, par exemple, ce n’était pas pour moi. Ici, les personnages prennent leur revanche. Ils parlent mal à qui leur chante, fut-ce Mick et Keith, les membres du groupe Les Pierres qui roulent. C’est l’écoute d’un disque, une grande émotion d’écoute, qui est à l’origine de ce livre. Un de mes amis me parle d’un album, longtemps introuvable, qui vient d’être réédité : CQ du groupe hollandais The Outsiders. J’aimais bien ce groupe, adolescent, dont je collectionnais les singles. CQ me ramène illico vingt-cinq ans en arrière, avec beaucoup d’acuité. Je cherche des éléments sur le groupe. Il y en a peu, mais ça suffit pour me persuader que c’est le bon sujet. Je décide aussitôt de prendre ses membres pour personnages. Et tous ces personnages, c’est moi bien sûr.

17 – Il y a une morosité dans le style même, aux antipodes de l’optimisme lyrique d’un Rose poussière de Jean-Jacques Schuhl, par exemple, sur la question des groupes. La pop est-elle devenue fadasse, puisqu’elle est désormais la plus mainstream des musiques ?

En écrivant le livre, je me disais que le rock était historicisé : il va, en gros, d’Elvis à Sepultura. Mais ce n’était qu’une intuition ; je ne savais pas l’étayer. Et puis, au fil de mes recherches, je suis tombé sur un texte de Paul Yonnet où il est dit que le rock est fini dans le sens où il a accompli son programme : liberté sexuelle, égalité raciale, fraternité de génération. Il ne s’agit pas de dire que le rock a mis fin aux différences raciales, ou qu’il a permis d’instaurer une liberté sexuelle. Il s’agit de dire qu’il a réalisé son programme dans la mesure de ses moyens ; et qu’il ne pourra aller plus loin. Le groupe qui incarne le mieux ce programme, c’est les Stones évidemment. Ils sont indestructibles. Ils ne se sépareront jamais, jusqu’à la disparition progressive de ses membres. Yonnet ajoute que le « rock se trouve désarmé par sa réussite sociale et l’obtention de ses buts […]. Le rock était un combat ; celui-ci étant gagné, il devient en quelque sorte sans objet ». Dans la mesure où Rose poussière a paru pendant la période du combat, sans doute entendait-il prendre part à la lutte. Pour autant, le rock ne meurt pas, il entre dans une nouvelle ère, pas forcément inintéressante. Après tout, la littérature s’est, par le passé, trouvée investie de pouvoirs qu’elle a perdus. Et cela n’a pas empêché la naissance de chefs-d’œuvre. On peut faire du rock sans programme, comme on peut faire de la littérature sans bien savoir ce que ça produira et où ça nous mènera. Il y a cette phrase qu’on entend souvent chez les écrivains : un livre, on ne sait jamais où il va ? C’est vrai… et rassurant ! J’ai essayé de faire en sorte que les personnages de Musique rapide et lente ne soient pas tout à fait dupes de l’histoire qui leur est proposée. Ils refusent de jouer le jeu parce que, ce jeu, ils le connaissent déjà. Ils arrivent quand la fête est finie. D’où l’ironie.

Entretien © Cyrille Martinez & Caroline Hoctan – Illustrations © DR – Vidéo © Isabelle Rozenbaum
(Paris, janv.-mars 2016)
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