de l’espace…
La fausse évidence spatiale du monolithe noir, dans le Parc de la Paix de Nagasaki que je découvrais, je la ressens encore. J’avais levé les yeux au ciel, à la verticale que la stèle indique : rien, je n’ai rien vu, je n’ai rien pu imaginer des puissances déchaînées ce jour d’août 1945 pour le plus grand malheur des humains. Il a fallu au concepteur du parc l’artifice des cercles concentriques, la couleur noire de la pierre, la plaque commémorative, pour faire de ce point zéro un lieu identifiable, à défaut d’être habitable. Cela tient du décor, cela fait défection. Mais c’est une des pratiques de l’espace-temps atomique : ériger une stèle contre l’oubli, redessiner une nouvelle fois l’espace détruit. L’espace urbain de Nagasaki a brutalement été éclairé par la raison nucléaire, qui a poussé les vivants, que cette raison a expulsés, à recréer une autre chose mémorable, fréquentable.
Je m’éloigne du monument. Il me semble avoir sous les yeux la miniature de Nagasaki frappée par la bombe, pauvrement signifiée par la stèle noire, et le vestige de la cathédrale d’Urakami me paraît hors d’échelle, bien trop grande pour la miniature. Cette disproportion est, me direz-vous, anecdotique. Mais elle me rappelle qu’un hyperobjet est irreprésentable, et que l’on tente malgré tout de le représenter. Cette ville miniature, par un renversement des échelles, ferait du marcheur un géant dont le regard embrasse la ville vue du ciel, adoptant le point de vue du pilote de bombardier. « L’homme nu », selon la formule de Kenzaburo Ôé au sujet des habitants d’Hiroshima, ce mémorial l’érige en géant, égal en dignité au vestige vertical de l’église, incarné en chaque personne qui contemple le parc. Il existe au Japon des répliques miniatures du mont Fuji, les fujizuka, qui permettent à leurs visiteurs de les grimper sans effort : ces répliques n’ont d’autre ambition que de satisfaire ceux qui ne peuvent pas gravir le vrai mont Fuji. Il n’est pas ici question de tourisme. Pourtant, l’ascension du mont sacré revêt un caractère religieux. Dans ce Parc de la Paix, il y a sans doute trace d’un caractère sacré (le vestige de la cathédrale pourrait bien être, en effet, sacré, comme est sacrée la tuile fondue rapportée d’Hiroshima, brandie par le régisseur Nishimoto à Tokyo lors d’une conférence en 1958, comme le rapporte Günther Anders dans L’Homme sur le pont, son journal de Hiroshima et Nagasaki contenu dans Hiroshima est partout : « Voici l’objet sacré de l’âge atomique ».
Dans ce parc, la rationalité géométrisante est partout : des cercles figurant la cible militaire, la propagation des ondes de choc, comme si le seul référentiel possible face à l’évènement ne pouvait être que celui de l’épicentre d’un tremblement de terre, comme si la technique qui a permis l’élaboration de la bombe n’en finissait pas de se répliquer, encore et encore, à l’image des séismes, ne permettant sa représentation qu’à travers la symbolique rationnelle – cercles, verticales, catégorisation des victimes en fonction de leur position par rapport à l’explosion, dans cette cosmogonie nucléarocentrée que le point zéro occupe, attirant le marcheur dont l’itinéraire est agi par une force centripète quasi surnaturelle. Et enfin, parce qu’aucune analogie n’existait, qu’aucun système de représentation n’était à même d’embrasser cela. De là, le rapetissement de la ville, figurée par les briques et l’herbe ; une miniaturisation qui reste dans le goût japonais.
Anders constate, dans L’Homme sur le pont, « la fin du caractère adéquat de l’art », incapable de représenter ça. Les Japonais, par peur, ont refusé de faire ce qui, selon Anders, eût été suffisant une fois pour toutes. Ils se sont contentés de « marquer la place », alors qu’on « aurait pu laisser tout simplement l’épicentre du malheur tel qu’il était. Il aurait fallu l’enclore pour en faire un domaine tabou, un téménos ». Laisser les ruines en l’état, en lieu et place d’un inimaginable point zéro ; d’un point qui, tel le monument commémoratif d’Hiroshima, « vient de nulle part et ne va nulle part ».
…du mot
Dans L’Expérience de Christophe Bataille, le narrateur, âgé de 70 ans, revient sur « l’expérience » dont il a été le cobaye à vingt ans, en avril 1961 : selon les mots de Messmer, cités par l’auteur, « nous voulions surtout évaluer le niveau de radiations subi par les hommes afin de définir les distances de sécurité ». Le narrateur, à la tête de quelques hommes, à trois kilomètres de l’explosion de Gerboise verte, devra subir le tir nucléaire au fond d’une tranchée sommaire, pour ensuite, armes à la main, marcher vers l’hypocentre. L’Expérience est aussi, de l’aveu du narrateur, celle de l’écriture de ce carnet où, âgé et malade depuis sa violente irradiation du 25 avril 1961, il consigne ses souvenirs de l’explosion, l’impossible oubli de ce qu’il a vécu. « C’est à peine un cahier : disons un essai. Une expérience ».
Autrement dit, de la façon dont un écrivain s’y prend pour mettre des mots sur ce qui échappe à la représentation. Il me faudrait peut-être distinguer témoignage et fiction : je ne désire pas les séparer, mais les considérer sous l’aloi de la littérature. En outre, témoignage ou fiction, qu’il s’agisse de la littérature concentrationnaire, de celle des hibakusha, de la littérature des ruines, les pierres d’achoppement sont les mêmes : crainte de n’être pas écoutés ; tentation du silence, défection de la langue à représenter ce qui s’est passé. On se souvient de Primo Levi (« Si les läger avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle » [1]) et de Hiroko Takenishi (« Quand j’appris, quand je sentis, que ces mots qui me font parler d’Hiroshima existaient vraiment, j’eus l’impression que c’était à la fois Hiroshima et tout autre chose. Je sentis, et j’appris, que ces mots se substituaient à des mots infiniment plus immenses et illimités. Par moments, je suis en colère contre l’insuffisance des mots pour parler d’Hiroshima » [2]).
On peut à bon droit rêver une langue de la bombe. Quelle serait-elle ? Il est sûr au moins, qu’à rebours des monuments de Hiroshima et Nagasaki, cette langue vienne des survivants, voire des responsables, et s’adresse aux vivants : c’est bien ce dont Anders a témoigné dans sa correspondance avec Claude Eatherly, pilote de l’avion météorologique qui a donné le feu vert pour le largage atomique sur Hiroshima. Il faut lire ces échanges édifiants, d’une hauteur de vue qui force le respect, et qui replacent la réflexion sur le terrain de l’éthique. Ce « tout autre chose » de Hiroko Takenishi, qui est la trouée de l’impossible à dire, de l’incomblable, a pour avers la mise en lumière et la dénonciation de la langue du nucléaire, ce mésusage cynique de la langue, son dévoiement, qui en fait une arme par destination, puisqu’elle contribue à menacer, blesser, tuer. Elle est, pour paraphraser Clausewitz, une simple continuation de la bombe atomique par d’autres moyens.
Texte © Bruno Lecat – Illustrations © DR
De la littérature comme un art nucléaire est un workshop d’écriture psychogéographique in progress de Bruno Lecat.
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[1] Primo Levi, Si c’est un homme, chap. 13, « Octobre 1944 ».
[2] Hiroko Takenishi citée par Catherine Pinguet, « Littrature de la bombe » (sic !), Chimères, 2006/3, n° 62, p. 89-118.