Cahier des charges
| écrire une fiction sur le modèle de la fission nucléaire |
| mimer le processus de la fission nucléaire et l’appliquer au récit fictionnel Nuclear mishap |
| rendre compte de la réaction en chaîne par un algorithme |
La réaction en chaîne est celle des idées qui jaillissent, autant que celle des particules. Le thème « fission de fiction » appelle ainsi un noyau-texte initial (ou noyau fissile) : « Le 24 janvier 1961 », marqueur temporel d’une réalité historique, collisionné par le substantif « divergence » (début de la réaction en chaîne dans le jargon – diverger, c’est n’avoir besoin que d’un neutron pour amorcer une réaction qui en créera plus d’un ).
Cette collision libère :
- deux noyaux-texte (« un bombardier B-52 américain emportant deux bombes thermonucléaires ») appelés également produits de fission,
- de l’énergie de liaison (celle qui lie le concepteur de ce dispositif aux lectrices et lecteurs, aux contributeurs de D-Fiction, au réseau web, aux artéfacts électroniques, etc.) ainsi que
- deux à trois neutrons-lettre (la physique nucléaire établit à 2,47 le nombre de neutrons libérés, dont un sur trois peut se perdre). Ces 2 à 3 neutrons-lettre seront à leur tour absorbés quand ils collisionneront dans 84% des cas avec les noyaux-texte déjà présents.
Une modélisation (d’une durée de 18,97 secondes) permet de visualiser le processus, qui est aussi métaphore de la fragmentation de la fiction (c’est-à-dire sa fission). On verra l’enchaînement des noyaux-texte jusqu’au texte final, que l’on imagine, à son tour, bombardé, et promis à la disparition (son oubli).
L’adoption d’une focale déterrestrée, permise par l’interface informatique, situe ainsi l’ingénierie de cette fiction, à la lettre, nulle part : dans le microscopique in silico des circuits de l’ordinateur, dans l’invisible flux des informations qui fusent dans les câbles web intercontinentaux, dans la cervelle in vivo de son concepteur et du lectorat, et dans l’infiniment grand de l’incident raconté, puisque ce « nuclear mishap », cet « incident nucléaire », est bien réel – seule la suite donnée est fictive, encore qu’elle soit vraisemblable.
Le lecteur qui lit ces lignes et visionne la modélisation, fait ainsi partie de l’expérimentation. C’est la 10e menée au cœur du réacteur métaphorique nommé D-Fiction, dans l’enceinte non confinée du workshop. Ainsi, cette ultime fiction, devenue fission, entre en collision avec les 9 autres matériaux, irradie nos cervelles, s’emballe, atteint sa masse critique.
Noyau-texte soumis à la divergence
Le 24 janvier 1961, un bombardier B-52 américain emportant deux bombes thermonucléaires à hydrogène MK-39 d’environ 2,4 mégatonnes chacune, se désintègre dans les airs suite à une avarie, non loin de la ville de Golsdboro, en Caroline du Nord. L’une des ogives atterrit en douceur grâce à son parachute dans le champ de C. T. Davis, propriétaire de la parcelle. Trois des quatre opérations de mise à feu étaient déclenchées, ne manquait que l’armement du dernier commutateur par le pilote. La deuxième bombe, sans parachute, s’enfouit à deux mètres cinquante de profondeur dans le champ. Elle est partiellement armée.
Au terme d’excavations difficiles en raison des conditions climatiques et de l’état du terrain, les ingénieurs de l’armée de l’air récupèrent un certain nombre de pièces. Mais il reste un composant secondaire, qui n’a pu être retrouvé, selon le rapport Hansen. Il est enterré à 55 mètres de profondeur, virtuellement indestructible. Il contient de l’uranium, du plutonium, des sels de lithium. L’armée de l’air achète la parcelle de terrain et interdit toute excavation de plus d’un mètre cinquante. L’explosion de cette ogive créerait un cratère de cent mètres de diamètre, soufflerait les habitations dans un rayon de huit kilomètres, infligeant aux habitants des brûlures au troisième degré dans un rayon de quinze kilomètres, et générerait des incendies.
Dans la nuit du 31 janvier 2000, soit 39 ans après l’incident nucléaire, un commando retrouve l’exact point de chute de l’ogive dans le champ des héritiers de C. T. Davis. Le commando parvient à récupérer les composants de l’ogive thermonucléaire en une nuit. Ils ont demandé la plus grande discrétion à la famille Davis, qui croit avoir affaire aux ingénieurs militaires. Les forces de l’ordre dépêchées sur place, alertées par la presse locale et les Davis, ne peuvent que constater l’excavation et les traces laissées par des véhicules. La famille Davis est longuement interrogée, en vain. Les investigations menées ne permettent pas de retrouver le commando.
On retrouve, en janvier 2039, des éléments hautement ionisants de l’ogive de 1961, dissimulés dans les mallettes de personnels du Pentagone, à Arlington, au terme d’une enquête visant à comprendre la raison d’une épidémie fulminante de malaises mortels dans les bureaux. Les scientifiques croient d’abord à une variante du syndrome de La Havane, avant de diagnostiquer un syndrome d’irradiation aiguë. Un post sur un réseau social, tôt relayé par la presse et quelques plateformes spécialisées, revendique l’acte terroriste. La coopération internationale des cellules antiterroristes ne parvient pas à attribuer la responsabilité de l’attentat.
En février 2039, une explosion thermonucléaire d’environ deux mégatonnes a lieu à cinq kilomètres du Pentagone, creusant un cratère de deux cent quarante mètres de rayon au point de détonation, de cent vingt mètres de profondeur, vaporisant en une boule de feu hommes et bâtiments – dont le Pentagone – sur plus de huit kilomètres carrés. La chaleur dégagée a été ressentie par les survivants jusqu’à 15 km de l’explosion. Environ 425 000 victimes immédiates, 627 000 blessés.
Le jour choisi pour l’attentat, le vent soufflait au nord-nord-est, permettant aux retombées radioactives de toucher Annapolis, Baltimore, Philadelphie, et New York. William Matsushige, petit-fils du photojournaliste Yoshito Matsushige, se rend sur les lieux, et découvre des victimes atrocement brûlées et réclamant de l’eau ; ses images témoignent aussi de masses informes, amalgames solidifiés d’où ressortent des lambeaux d’uniforme militaire, de drapeau américain et de corps humains.
Texte © Bruno Lecat – Illustrations © DR
De la littérature comme un art nucléaire est un workshop d’écriture dystonucléaire in progress de Bruno Lecat qui s’achève avec ce 10e épisode.
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