Césium-137 | Strontium-90 | Veronica Persica VeP | Boneset Bos | Dame-exquise Dmx | Herbarium Herb
Les spectres de l’atome apparaissent sous les yeux de Kenzaburō Ōe, tels des caractères chinois dissimulés sur la page de poèmes anciens, lorsqu’il observe au microscope un spécimen de Veronica Persica germé après l’explosion nucléaire sur Hiroshima. Les cellules végétales sont déformées, rongées par une laideur subtile pour laquelle il n’est pas de mots, dit une voix aérienne, surplombante, citant les Notes de Hiroshima.
L’animation immersive des cellules irradiées m’enveloppe, puis me phagocyte, la voix continue : Ōe s’interroge sur la destruction en profondeur qui a fait naître ces anomalies. Il en ressent une nausée brutale, venant du plus profond de l’être. Un morphing déforme les cellules attaquées et fait surgir en pied le photographe Shigeo Hayashi, chargé de faire un reportage sur les conséquences des bombardements atomiques.
Autour de moi éclate la blancheur anormale des feuilles de l’Eupatorium perfoliatum, la « boneset ». Les radiations ont laissé intacte la sétaire verte. La phytolaque a subi le même sort que la boneset : l’explosion a blanchi et déformé ses feuilles. Ma nausée s’accentue. Je note mentalement : l’atome redessine le monde vivant. Il fait naître de nouvelles plantes. Il est stéganographe : tout est là, sous nos yeux. Cherchons mieux.
L’atome est Verbe agissant. Vertiges. Quelques pas encore dans l’herbier géant. Voici la flore volodinienne de Terminus radieux. L’argamanche, la gourgoule-des-pauvres, les lancelottes, les grumes-amères. La dame-exquise, la regrignelle, la civemorte-à-panaches, la folle-en-jouisse…
Toutes réunies là, ondulant sous une aérienne pulsation :
la torte-pousse,
la fine-brousse,
la majdahar,
la souffre-magnifique,
la bourbeblaire-pèlerine,
la mère-du-lépreux.
Au-dessus de chaque plante flotte, hologramme fluoré, le nom latin et ukrainien :
la torche-potille,
la pugnaise-des-errantes,
la dangue-à-clochettes,
la diaze-lumière ou dive-diaze,
la terbabaire-du-camelot,
la terbabaire-du-ravin.
Kronauer-le-botaniste, continue la voix, ralentit le temps nucléaire et nomme la flore née du désastre. Elle naît à la suite de la « Véronique de Perse », de la Forêt rousse de Tchernobyl, de l’ivraie démente de Zaporijia.
Serait-ce là un nouveau jardin de simples dont il reste à inventer les vertus médicinales ? Les recherches actuelles montrent le pouvoir de la mère-du-lépreux, à même de contrer la nécrose des tissus irradiés. La dangue-à-clochettes est prometteuse, permettant la résorption des chéloïdes. Est-il possible ? La torche-potille, raconte la voix, a la propriété de barrer le feu radioactif.
Pause. Une autre voix prend le relais. Les images violentes et vieillottes d’un film américain de 1951 : Operation Ranger, Operation Buster/Jangle.
On voulait passionnément étudier les effets d’une explosion nucléaire sur les matériaux, sur la faune et la flore. Troncs d’arbres, branchages. Techniciens à la même toque blanche que ceux de Tchernobyl en 1986. Envol de bombardier, flash, champignon, piste-son criarde torturant Wagner. Des voix nasillardes détaillent le tronc d’arbre vaporisé, dont seule l’ombre portée reste. Certaines feuilles ont miraculeusement échappé au feu nucléaire.
Des scintillements, plus loin, attirent mon regard. Le couloir se resserre telle une tige vers un pétiole. J’entre dans j’ignore quoi.
Tchernobyl Herbarium déploie autour de moi les fragments de la conscience atomisée Trente-cinq voix disent à tour de rôle les textes de Michael Marder qu’enluminent les trente-cinq rayogrammes d’Anaïs Tondeur.
Ralentissement, puis suspension du temps L’Herbarium est une pièce de nô :
le lin cultivé,
le lin dressé,
le géranium,
les phaséolées,
les baeckea,
les linacées,
le thésium couché,
l’espèce inconnue que…
… je suis dans la Forêt rousse de Tchernobyl sève d’une plante exposée à 1.7 microsievert par heure je suis un rayogramme de 24 x 36 j’encaisse et dégorge le strontium et le césium je suis l’enregistrement en cours de ce qui est en train de se passer je coule vers le limbe luminescent les aiguilles de pin de la Forêt rousse la Véronique de Perse le tronc-cobaye volatilisé la dame-exquise le torte-pousse et l’argamanche : l’Herbarium.
Texte © Bruno Lecat – Illustrations © DR
De la littérature comme un art nucléaire est un workshop d’écriture psychogéographique in progress de Bruno Lecat.
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