De la littérature comme un art nucléaire : Protocole Quap de Wells

Polonium Po | Radium Ra | Thorium Th | Carolinium Ca | Quap Qa |

À l’origine de la bombe atomique, le génie littéraire de Herbert G. Wells. Dans le chapitre 4 de Tono-Bungay, roman publié en 1909, le narrateur-personnage George Ponderevo rallie l’île de Mordet depuis l’Angleterre, pour y récupérer un minerai qu’un certain Gordon-Nasmyth a découvert. Ce minerai permettrait d’assurer le monopole de la fabrication de filaments de lampe et de garantir à son oncle Ponderevo une place à nouveau florissante dans les affaires.

Le quap, monsieur, est la substance la plus radioactive du monde. C’est une masse en fermentation de terres et de métaux lourds : polonium, radium, ythorium, thorium, carium, et autres encore non dénommés. Il contient une matière que nous appelons Xk – en attendant. […] Cela forme deux tas, l’un petit, l’autre gros, et sur des milles à l’entour, la nature est dévastée, grillée, morte.

« Quap » : néologisme pour un Eldorado ambigu, car s’il peut garantir l’obtention d’un avantage concurrentiel, le quap, proche phonétiquement de « crap » (« connerie, merde »), gît « dans un vaste espace désolé de boue et de galets couturées et décolorés… […] [où] tout homme qui y est demeuré deux mois a connu la mort, rongé comme par une lèpre mystérieuse » (Tono-Bungay, trad. Édouard Guyot).

Le nom de cette île, « Mordet », au large des côtes occidentales africaines, évoque le mot allemand « Mord », « meurtre ». Le narrateur précise à plusieurs reprises la singularité de l’expérience qu’il va y vivre (« Tous ces souvenirs d’Afrique forment un ensemble isolé. Ce fut pour moi une expédition au royaume de la nature indisciplinée, hors du monde gouverné par les hommes […] notre premier et lent passage à travers les chenaux, derrière l’île Mordet, fut irradié par un soleil incandescent ». Texte aux accents conradiens : dans Heart Of Darkness (1899), Charles Marlow remonte un fleuve africain pour retrouver Kurtz, collecteur d’ivoire. Ivoire ou quap, la déshumanisation est à l’oeuvre, la mort travaille le paysage et ses habitants.

Que savait Wells en 1909 ? Röntgen a découvert « une nouvelle sorte de rayonnement » en 1895, Becquerel découvre le rayonnement de l’uranium en 1896. Marie Curie parvient à extraire un élément neuf cents fois plus actif que l’uranium : le radium. Les effets nocifs des rayonnements sont connus dès 1896 : dépilation, radiodermite, carcinome. Wells a lu Rutherford et Soddy, qui écrivent en 1902 : « L’énergie d’une transformation radioactive doit être de vingt mille à peut-être une million de fois plus grande que celle de toute transformation moléculaire ». Le quap de Wells  synthétise les connaissances de l’époque : « polonium » de Marie Curie, « Xk » pour les « rayons X » de Röntgen. Aux rapports scientifiques, il emprunte le pouvoir mortifère du radium sur les corps pour étendre son effet à la nature, anticipant le sable vitrifié après un tir nucléaire, les ruines japonaises qui hantent la mémoire visuelle.

Cinq ans après la publication de Tono-Bungay, Wells publie The World Set Free, en 1914. Dans ce roman, Wells met en scène, dans les années 1950, l’utilisation massive de « bombes atomiques » – c’est la première occurrence de l’expression –  dans un conflit planétaire qui vient clore l’ère d’un capitalisme débridé. À cette vision dystopique succède l’utopie d’un nouvel ordre mondial gouverné par un Conseil de sages. C’est le personnage de Holsten (qui n’est pas sans rappeler Einstein) qui découvre l’énergie atomique et permet l’invention de bombes atomiques portatives, larguées depuis un avion. « Des deux mains, le lanceur de bombes souleva la grosse bombe atomique de la boîte et la plaça sur le côté. C’était une sphère noire, de soixante centimètres de diamètre » (chap. 3, « La Dernière guerre », trad. de Éric Loonis).

Wells mêle données scientifiques et fiction : « Les bombes utilisées par les Alliés étaient des blocs de Carolinium pur, peints à l’extérieur avec de l’inducteur de Cydonateur non oxydé, hermétiquement enfermés dans un boîtier de Membranium ». Si le carolinium existe bel et bien, le membranium est imaginaire, tout en obéissant à la règle lexicale de la finale en « -ium » qui régit les néologismes du tableau périodique des éléments. La bombe de Wells « se transform[e] en une explosion continue flamboyante […] De sorte qu’à ce jour, tous les champs de bataille […] sur lesquels le Carolinium fut utilisé […] sont parsemés de matière rayonnante. Des zones polluées par de dangereux rayonnements ». Wells invente l’idée de bombe atomique à réaction auto-entretenue, ainsi que la pollution éternelle qui en résulte. Il anticipe jusqu’au corium, terme forgé dans les années 1970 par l’ingénieur allemand Martin Peehs, et qui définit un magma métallique et minéral d’éléments, issu du cœur d’un réacteur nucléaire en fusion. Similitude troublante de l’actuel corium (le pied d’éléphant de Tchernobyl, par exemple) avec le quap, mais aussi avec l’effet des bombes lancées d’un avion : « Elles ont atteint le sol dans un état encore en grande partie solide. Faisant fondre le sol et la roche dans leur progression, les bombes se sont enfoncées dans la terre » (The World Set Free, chap. 3).

Les « éruptions rouges flamboyantes » des bombes atomiques essaiment : « Au printemps 1959, toutes les semaines, apparaissaient près de deux cents points d’impacts », écrit Wells. L’un des effets heureux des bombardements atomiques est de permettre, après la fin des hostilités, une nouvelle gouvernance mondiale, qui va notamment instaurer l’anglais comme lingua franca : « L’anglais a été dépouillé d’un certain nombre de particularités grammaticales […]. La plupart de ses pluriels irréguliers ont été abolis […] Dans les dix ans qui suivirent l’établissement de la République mondiale, le nouveau dictionnaire anglais s’était gonflé pour inclure un vocabulaire de 250 000 mots » (The World Set Free, chap. 5, « La Nouvelle étape »). L’atome irradie le cœur de la langue, le core, pour permettre une manière de réaction en chaîne : les dizaines de milliers de mots du nouveau dictionnaire.

Le physicien hongrois Leo Szilárd a lu The World Set Free en 1932, et de cette lecture naît l’intuition de la réaction en chaîne nucléaire :  Szilárd la mettra en œuvre, dans un but pacifiste, fin 1942 à l’université de Chicago, non sans avoir fait breveter le processus de réaction en chaîne pour le compte de l’Amirauté britannique, en 1934 : « This was the first time, I think, that the concept of critical mass was developped and that a chain reaction was seriously discussed. Knowing what this would mean – and I knew it because I had read H. G. Wells – I did not want this patent to become public » [*]. L’année 1943 verra le lancement du Projet Manhattan. Le 16 juillet 1945 a lieu l’essai Trinity, premier tir atomique de l’histoire. Nouvelle irradiation de Wells : Szilárd va écrire et publier en 1961 The Voice of the Dolphins And Other Stories (1961) : « Ne croyez pas que mon livre exalte l’intelligence des dauphins, écrit-il. Il déplore la stupidité des hommes ».

Texte © Bruno Lecat – Illustrations © DR
De la littérature comme un art nucléaire est un workshop d’écriture psychogéographique in progress de Bruno Lecat.
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[*] Weart & Szilárd, Leo Szilard: His Version of the Facts: Selected Recollections and Correspondence, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 1978, cité par Roland Lehoucq, « Armes absolues dans la science-fiction », in Imaginaires nucléaires : Représentations de l’arme nucléaire dans l’art et la culture, Paris, Odile Jacob, 2021.