De quelle femme suis-je donc le nom ?

Une question me hante : quelle est la véritable responsabilité des femmes concernant leur place ou leur représentation sociale, culturelle et politique ? Mais aussi : pourquoi cette question n’est pratiquement jamais abordée ou si rarement ? Je ne parle pas évidemment des femmes dans des situations précaires, et socialement défavorisées. Je parle de toutes ces femmes hyper diplômées, placées au plus haut niveau de la société et des sociétés ou autres institutions avec, parfois, des pouvoirs qui pourraient leur permettre d’effectuer des évolutions significatives dans bien des domaines dont, précisément, celui du statut et de la représentation de leur gent. Pourtant, elles ne le font jamais ou si peu, ces femmes étant les premières – en toute connaissance de cause – à reproduire ou faire respecter le schéma du déni ou de la soumission dont les autres femmes sont victimes. Aussi, afin de prendre la mesure de ce que soulève cette question si cruciale, mais complètement absente du débat, j’ai tenté à ma manière d’y répondre par la provocation à travers une lecture croisée du dernier numéro de la revue TINA (n° 8, août 2011) sur le « Genre » avec le coup de poing biographique de Pierre Jovanovic : Blythe Masters. La banquière de la JP Morgan à l’origine de la crise mondiale : ce qu’elle a fait, ce qu’elle va faire (Le Jardin des Livres, 2011).

Cette lecture croisée a été effectuée de manière décalée mais conséquemment, à savoir que, pour structurer mon propre texte, j’ai « cut-upé » les articles de TINA dans leur ordre de publication et les ai mis en vis-à-vis des informations relevées dans la biographie de Pierre Jovanovic, offrant ainsi au lecteur ce portrait volontairement caricatural d’une femme qui se satisfait pleinement de représenter ce qu’elle représente dans un monde qui est ce qu’il a toujours été, et semble vouloir rester ce qu’il est : celui des dominants, des fascinateurs et des manipulateurs, sinon celui des corrupteurs, des profiteurs sans foi ni loi, et de la pléthore de criminels qui y règne en toute légalité…

1 – Je ne suis pas une « écrivaine » et ne suis donc pas considérée comme ces femmes « soupçonnées de frigidité et d’infertilité ni accusée de porter atteinte à la famille et à la société (…) » (TINA, p. 10). Pourtant, mon activité porte bien plus atteinte à la famille et à la société, n’en déplaise à ceux qui jugent ainsi les « écrivaines ». De quelle femme suis-je le nom ?

2 – Si « les femmes constituent environ un tiers de l’effectif des écrivains  » (TINA, p. 11), elles ne représentent seulement que 10% des cadres de la finance internationale dans laquelle j’exerce, et dont on peut dire aujourd’hui que j’en suis la représentante la plus significative : je suis la vice-présidente d’une des banques les plus puissantes du monde et je suis la « chair emeritus » d’une association à but non lucratif (!) qui regroupe les traders, banquiers et gestionnaires de fonds les plus importants de la planète, c’est-à-dire ceux qui, aujourd’hui, dirigent le monde. De quelle femme suis-je le nom ?

3 – Alors que moins de 10% d’étudiantes se dirigent « vers les sciences dures, l’informatique et l’ingénierie » (TINA, p. 13), j’ai suivi une double formation en mathématiques et en finance à Oxford et à Cambridge. En 1994, j’ai été la première au monde à perfectionner le concept de « couverture de défaillance » – dit aussi « permutation de l’impayé » communément appelé Credit Default Swap (CDS) – en Collateralized Debt Obligation (CDO). Cette innovation, une véritable ruse comptable – rendue légale par la Loi sur la dérégulation des instruments financiers -, n’a jamais autant modifié la gestion des crédits dans l’industrie bancaire depuis la mise au point de la réserve fractionnelle inventée au XVIIIe siècle par les banquiers. De quelle femme suis-je le nom ?

4 – Si les organes de presse français relatent généralement l’action menée par les femmes selon « un nombre très limité de formules-clef, de clichés (…) : l’Égérie, la Muse, la Mère, la Madone et enfin, la plus fréquente, la Pasionaria » (TINA, p. 14), on comprendra aisément pourquoi aucun de ces organes – comme tant d’autres ailleurs – n’ont jamais cité mon nom ni évoqué mon action : de Baltimore à Barcelone, de Tokyo à Florence, de Liverpool à Mexico, les conséquences de mon action se résume, pour des centaines de millions de personnes, à la ruine, au licenciement, au chômage, aux saisies, à la crise, à la dépression financière, à la famine, à la misère, à l’appauvrissement, au désespoir, à la mendicité, etc. À ce titre, j’ai ouvert une nouvelle ère économique à l’origine de la banqueroute universelle actuelle et incarne donc le symbole vivant d’un système nouveau qui s’apprête à mettre l’humanité en esclavage. Je réinvente ainsi la féodalité dans le monde du XXIe siècle. De quelle femme suis-je le nom ?

5 – Si on constate que seulement 18 femmes ont fait la couverture du Matricule des Anges contre 112 hommes entre janvier 1993 et février 2011 et qu’il n’y a eu aucune femme représentée aux rencontres des « Belles étrangères » en 2010 (TINA, p. 20 et 21), j’aurais pu faire, quant à moi, la Une de Newsweek, de Fortunes, de Forbes ou de Elle, mais j’ai décliné toutes les propositions et même refusé la plupart des interviews au Times, au Telegraph, à The Guardian et même aux télévisions. Si j’ai accordé un entretien – lapidaire mais historique – à la CNBC, c’est uniquement au titre de « chair emeritus » de l’association financière que je représente, et non pas en tant qu’un des principaux responsables du crash de Wall Street qui avait eu lieu juste le mois précédent bien que le bandeau en bas de l’écran TV – que je ne voyais pas lors du direct – annonçait en boucle de quelle femme j’étais le nom. Lequel ?

6 – Si « les agences de travail intérimaire ont souvent des noms de fille et des logos rose bonbon (…) pour inciter de jeunes femmes à prendre un travail de secrétariat dont il est plus qu’improbable qu’il dépasse les treize semaines (car alors, l’employeur serait contraint d’accorder des congés payés) » (TINA, p. 26), on me surnomme moi-même « Icy Queen ». Pour autant, je suis entrée à l’âge de 17 ans dans la banque que je codirige aujourd’hui et y est effectuée toute ma carrière en prenant des congés payés, notamment en Floride où je possède plusieurs grands appartements tandis que je vis le reste du temps dans un immeuble à Tribeca qui possède son propre jardin sur le toit. De quelle femme suis-je le nom ?

7 – Il paraît qu’à « la fin de leur carrière – si on peut appeler ça une carrière – l’hôtesse d’accueil a le cul en forme de chaise » (TINA, p. 43). De la même manière, tous ceux qui ont travaillé à mes côtés depuis 1994 portent la marque indélébile de notre collaboration et essaient de se faire aujourd’hui oublier. Il est vrai que, malgré leur responsabilité aussi compromettante que la mienne – je pense à Alan Greenspan ou encore à Bill Clinton lui-même -, l’Histoire ne retiendra néanmoins que mon nom lié à jamais à la perfection de ma formule revisitée du crédit dérivé qui a infligé plus de dégâts au monde que toutes les attaques terroristes réunies depuis 1950, chaque citoyen occidental ayant vu ses économies et sa retraite fondre d’un minimum de 30%. De quelle femme suis-je le nom ?

8 – Puisque « tout le monde s’accorde sur le fait que l’homme naît de l’homme ; que les représentants de l’espèce sont pour moitié des hommes de sexe féminin ; que ce sont ces hommes de sexe féminin qui mettent au monde la totalité des hommes, y compris ceux de sexe masculin » (TINA, p. 49), on s’accordera donc aussi sur le fait qu’aucun homme de sexe masculin vivant aujourd’hui est plus puissant que moi, ni même aucun homme de sexe féminin et cela au cours de toute l’Histoire humaine. En effet, depuis que l’homme est l’homme, c’est-à-dire qu’il est femme, aucun n’a disposé d’autant d’argent que moi. Si je suis donc, par mon nom et ma position, le master des Masters of the Word, je suis devenue en novembre 2006 – grâce à ma nouvelle mission au sein de la banque – Master of the Universe puisque la valeur « notionnelle » de l’ensemble des crédits dérivés à ma disposition à ce jour est supérieure de 21 trillards à la somme de tous les PIB du monde entier (Eurozone + USA + Asie + Chine), soit plus de 90 trillards de dollars. Un seul de mes coups de fil peut ruiner en quelques heures n’importe quels pays, un pays n’étant pour moi rien de plus qu’une note de solvabilité donnée par les agences de notation qui sont à ma solde. Tout le monde s’accordera donc sur ce fait : ayant tout mon temps car je n’ai pas besoin d’être élue, je suis l’homme le plus puissant vivant aujourd’hui sur cette Terre, plus puissant que tous ceux dont on nous rabâche le nom à longueur de colonnes tels ces vingt-cinq hommes de sexe féminins cités par Forbes. De quelle femme suis-je le nom ?

9 – Tout comme « grâce au progrès technique, on peut reproduire le race humaine sans l’aide des hommes (ou d’ailleurs sans l’aide des hommes) et produire uniquement des hommes (…) » (TINA, p. 57 sic pour la répétition « hommes »), l’algorithme que j’ai élaboré pour établir mon produit financier a été capable de transformer le papier en or au point que depuis, le montant actuel des sommes engagées par les banques dans les CDS dépasse le 1,2 quadrillon (un quadrillard étant 1.000 fois un trillard, qui lui-même est 1.000 milliards, c’est-à-dire vingt fois la taille de l’économie mondiale… ). De quelle femme suis-je le nom ?

10 – Tout comme Valerie Solanas « exploita le performatif raté (…) sans jamais cesser de savoir que le ratage n’était qu’une question de degré » (TINA, p. 63), les performances de mes CDS ont permis de gagner des milliards en fourguant des prêts à tout ce qui bouge sur la planète : aux états, aux régions, aux entreprises, aux particuliers qu’ils soient solvables ou non, et cela sans prendre aucun risque… ce qui a entraîné la chute de toute l’économie mondiale et l’effondrement de la Grèce, socle de la culture occidentale. Ainsi, bien que je pense avoir créé le produit de l’industrie bancaire le plus élégant et le plus séduisant jamais imaginé jusqu’alors, j’ai aussi créé involontairement une sorte de monstre qui a dévoré Wall Street en s’accroissant de banques à banques et en infectant le système financier mondial sans qu’on ne puisse jamais le stopper. De quelle femme suis-je le nom ?

9 – Comme il existe aussi un « nombre de médecins qui, bien que la chose puisse paraître ignoble, font le choix de lire une étude de cas (…) non comme une contribution à une psychopathologie des névroses, mais comme un roman à clef conçu pour leur délectation personnelle » (TINA, p. 65), j’ai exploité l’idée de réguler le réchauffement climatique de la planète en créant une bourse mondiale des droits de rejeter du CO2 non comme une contribution pour une amélioration environnementale mais bien pour obtenir un nouveau produit financier performatif. De quelle femme suis-je le nom ?

8 – En remontant à « Mary Shelley, créatrice de Frankenstein, à son tour créateur et seul parent d’une créature monstrueuse, excessive, faite de fragments outrepassant la mécanique de reproduction » (TINA, p. 75), on trouve les origines de mon prénom et de ma nature profonde puisque c’est dans un poème de son mari, Percy B. Shelley, qu’elles y figurent: « Hail to thee, Blithe Spirit ! / Bird thou never wert / That from Heaven, or near it ». De quelle femme suis-je le nom ?

7 – Si en science-fiction, les artéfacts féminins « sont le produit de constructions chimériques, (…) monstrueuses, mutantes génétiques, vampires » (TINA, p. 88), ils le sont également dans la finance comme j’en suis la preuve vivante : véritable Lady in Red comme dans Matrix, je suis également celle que l’on qualifie être « la femme qui a inventé les armes financières de destruction massive. » De quelle femme suis-je le nom?

6 – C’est sachant que certains retrouvent le calme et se sentent en sécurité en prononçant « mentalement « mon maître » » (TINA, p. 101) que j’ai décidé, après mon divorce, de conserver mon nom d’ex-épouse. En effet, celui-ci impose d’emblée le respect et la soumission. En ce sens, je suis vraiment le maître de tous les maîtres du Monde. De quelle femme suis-je le nom ?

5 – De la même manière que « les rouages de la justice, d’ordinaire laborieux, ne furent pas longs à classer le dossier » (TINA, p. 127), ils classèrent aussi définitivement – sans même examiner les conséquences réelles des CDS sur l’économie, – le dossier de Brooksley E. Born qui voulait à tout prix les interdire pour empêcher les banques de voler légalement l’argent des contribuables et des entreprises. Lors de son audition devant les sénateurs, elle expliqua qu’elle voulait avant tout « protéger l’argent du contribuable. » Quelle connasse, j’en ris encore ! De quelle femme suis-je le nom ?

4 – « Il ne s’agit pas simplement des toilettes et de passer la serpillière. Chaque vitrine, chaque rebord de fenêtre, toutes les toiles d’araignée, toute la mugre dans les bouches d’aération, toutes les rampes d’escalier, et toutes les trainées autour des boutons d’ascenseur… tout doit disparaître » (TINA, p. 143), un peu à la manière dont j’ai indirectement libéré le capital sécurité des banques pour rendre riche les plus riches et appauvrir le reste de l’humanité. De quelle femme suis-je le nom ?

3 – Je suis parfaitement d’accord avec le « Premier manifeste des grandes artistes reconnues » (1999), notamment avec les points 8 et 16 : « L’argent compte : puise et répands » ; « Passe (toutes) les bornes. Hésiter craint » (TINA, p. 148-149) car j’ai appliqué ces points dès 1994 bien avant elles. De quelle femme suis-je le nom ?

2 – « Comme l’a récemment écrit Lauren Berlant, tous les sujets, mais peut-être surtout ceux que l’on percevait naguère comme normatifs dans la culture occidentale, vivent dans une culture de la « précarité » » (TINA, p. 159). Ceci s’explique aisément : tout comme Das Kapital, rédigé au XIXe siècle, n’a influé sur la culture occidentale qu’au cours du XXe siècle, mon Guide to Credit Derivatives, rédigé à la fin du XXe siècle, n’influera véritablement sur la culture occidentale qu’au cours XXIe siècle. Néanmoins, depuis sa publication, certains estiment déjà que mon influence dans le monde a déjà dépassé celle de Lénine. De quelle femme suis-je le nom ?

1 – Sa bite peut sans doute « soulever la boîte de lentilles Acuvue Oasys avec Hydraclear Plus, (…) la boîte de lentille SofLens 66, (…) le déodorant naturel en stick Tom parfumé au calendula, (…) les quatre grosses ampoules fixées au-dessus du miroir » (TINA, p. 173), la mienne défonce la finance mondiale sans que personne n’en ait encore tout à fait pris la mesure. De quelle femme suis-je le nom ?

0 – « Entre ce que l’Occident par exemple croyait voir du monde à la fin de l’année 2010 et ce qu’il a vu, soudain, si proche qu’il n’a pu que le saisir pour tenter de l’observer d’un autre œil, s’ouvre un abîme » (TINA, p. 185) du fait que, quoi qu’il arrive, tous les prolétaires de tous les pays unis et aliénés aux crédits à la consommation seront endettés jusqu’à la nuit des temps. En ce sens, je représente l’Histoire de l’humanité en marche. De quelle femme suis-je donc le nom ?

Texte © Caroline Hoctan – Illustrations © DR
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