DOMINIQ JENVREY s’entretient avec nous à l’occasion de la publication THÉORIE DU FICTIONNAIRE (Questions Théoriques, 2011) :
1 – Dominiq, tu te présentes comme un « fictionnaire » et non pas un écrivain. Pour toi, celui qu’on nomme encore un « écrivain » est trop attaché aux œuvres du « passé », donc incapable de prendre toute la mesure du changement paradigmatique qui s’opère aujourd’hui dans la société, ni même capable de produire une littérature d’avenir. Peux-tu développer cette idée et l’importance qu’il y aurait, à tes yeux, d’utiliser à présent le terme de « fictionnaire » pour désigner des auteurs de fictions, c’est-à-dire ceux qui produiraient ce qui s’appelle encore de la « littérature ».
Un fictionnaire fabrique de la fiction avec les principes théoriques de mon ouvrage, Théorie du fictionnaire. Ce qui implique une ambition qui dépasse la seule littérature, qui pense l’action du monde, qui considère que la fiction est un pouvoir, au moins sur la sensibilité de la personne, sur la psychologie humaine donc, et qu’à ce titre, elle dispose d’une possibilité d’en marche créative. Le fictionnaire est tourné entièrement vers le futur et ses fictions inventent avec des concepts forgés et liés entre eux pour résoudre des problèmes, dont le principal est de fabriquer de l’action inédite. Effectivement, il faut des outils théoriques pour fabriquer les fictions du futur, on ne crée pas sans des cadres qui fixent les ambitions. Et la littérature a cet avantage, au sein des disciplines fictionnelles, de pouvoir développer une ambition maximale.
2 – Ton quatrième ouvrage donc, Théorie du fictionnaire, est un véritable manifeste pour une nouvelle littérature ainsi que la présentation illustrée de tout ce que tu as pu développer au sein de tes premiers ouvrages, à savoir l’explication claire du concept de « fiction » – tel qu’il doit s’entendre aujourd’hui – et ses corollaires : ambitions, objectifs, portée, actions, utilité, propositions, prédictions, etc. Ton livre nous apparaît ainsi comme un ouvrage de théorie littéraire parmi les plus importants publiés ces dernières années en remettant en question – tout en lui redonnant du sens – l’acte même d’écrire en « littérature » mais aussi par le fait qu’il se donne lui-même mise en fiction de son propre projet. Quelles sont les circonstances qui t’ont amené à rédiger un tel ouvrage ?
C’est avant tout la volonté d’un éditeur, Christophe Hanna, et l’occasion pour moi de rassembler une pensée théorique et de la systématiser, de la dire concrètement et formellement. C’est un livre de théorie sur la fiction, sur comment et pourquoi fabriquer encore de la fiction, sauf que la manière d’élaborer cette théorie passe par une mise en fiction. C’est-à-dire que la théorie prend le même risque que la fiction. Et c’est à cette seule condition que la théorie est non seulement excitante mais prend les risques nécessaires à une ambition totale.
3 – Pourrais-tu aborder le concept de la « fiction » et, dans ce concept même, les trois niveaux que tu as déjà définis sous les appellations de « fiction théorique », « fiction concrète » et « fiction extérieure » ? Qu’est-ce qui différencie ces niveaux ou ces genres ? Qu’est-ce qui les caractérise chacun plus précisément ?
La fiction prend une place essentielle dans l’action du monde. À aucune période historique la fiction n’a été autant prépondérante. Jusqu’à devenir une industrie et une économie. La fiction dans la discipline de la littérature prend trop souvent la forme du roman. Mais le roman ne devrait être seulement qu’une branche de la littérature. Alors, afin de dénommer moi-même les formes de mes livres, j’utilise des termes tels que « fiction théorique » ou « fiction concrète », ou alors « fiction extérieure ». Afin de montrer d’autres possibilités.
4 – Quelle est la différence « concrète » de la fiction par rapport au roman à tes yeux ? Pour le dire autrement, qu’est-ce que la « fiction » permet que le roman ne permettrait pas ?
Le roman est daté. C’est une belle forme, très lisible, dont les performances fictionnelles ne sont plus à démontrer. Machinerie qui fonctionne, qui donne du plaisir et fabrique de la pensée fictionnelle. Mais, la littérature peut faire bien davantage encore et produire des fictions inédites. C’est l’enjeu. Puisque le problème majeur, le problème premier est de faire de l’action inédite, se comprend immédiatement que l’ambition de la littérature, c’est la fiction inédite. Or le roman est une forme trop limité, qui ne répond que très partiellement à cet objectif.
5 – Peut-on dire que le concept de « fiction » a à voir avec une nouvelle modernité littéraire, modernité qui, au cours de l’histoire, a amené la littérature à faire évoluer ses formes et ses genres depuis le « roman courtois » ou la « chanson de geste » jusqu’au « nouveau roman » ou au « roman à contrainte » en passant par le « fragment », la « nouvelle », le « témoignage », la « tragédie », la « sotie », le « drame », le « roman d’aventure », « policier », « historique », la « poésie en vers » ou « en prose », etc. ?
Oui, notamment, il y a des formes pour fabriquer la littérature, littérature qui est une des disciplines pour fabriquer de la fiction. La fiction concerne tous les arts et davantage encore. Mais, celui qui permet le plus de liberté technique et économique et qui a la plus grande capacité intellectuelle, c’est la littérature !
6 – Si la « fiction » est cette nouvelle forme ou ce nouveau genre littéraire propre à notre société et notre époque, peut-on dire qu’elle est directement liée à notre pratique quotidienne des nouveaux moyens technologiques apparus ces vingt dernières années tant au niveau scientifique (nanotechnologie) qu’au niveau communicationnel (Internet, téléphonie cellulaire, informatique mobile, contenus numériques, etc.) ? Pourquoi ?
Est-ce que la manière de concevoir tout ce qui peut s’apparenter au champ fictionnel est propre à notre époque ? Je ne sais pas. Il y aurait des études historiques à mener. En même temps, ce concept général, peut-être trop général, de la fiction, n’est sans doute pas assez précis pour affirmer des propositions génériques, pour être complètement opérationnel. Il est à préciser, à travailler. C’est un grand chantier nécessaire pour la pensée. Je prévois de grandes découvertes dans ce domaine. Une certitude cependant : les moyens technologiques démultiplient à la fois les possibilités de mise en fiction et les capacités de la fiction elle-même. Le concept de virtuel et celui de réel auquel il s’opposerait, sont caducs, tous les deux. À la place, le concept de fiction et le concept d’action prennent mieux en charge ces phénomènes. Alors oui, pour reprendre la question et en faire une affirmation, la « fiction » est cette forme qui a un lien avec les moyens scientifiques et technologiques de son époque. Elle est liée à notre pratique quotidienne des nouveaux moyens technologiques qui nous entraînent vers des savoirs multipliés et de plus en plus fictionnels. On peut penser à la manière dont nous inventons nos vies, à la manière dont nous construisons nos connaissances et à comment nous les valorisons. Nous avons une relation fictionnelle avec beaucoup d’objets et beaucoup de personnes, c’est-à-dire avec de la matière vivante et avec de la matière non-vivante. Et c’est là où doit intervenir la création fictionnelle, et plus particulièrement la création littéraire. Il y a de vastes champs qui s’ouvrent à elle, qui s’ouvrent à nous donc. C’est en ce sens que j’emploie le terme de fictionnaire pour qualifier le futur écrivain qui écrit avec ces concepts en tête.
7 – Les trois premiers titres que tu as publiés ont une progression logique basée sur le dépouillement lettrique : à L’Expérience Totale (eBook aux Éd. è®e, 2006) succède L’Exp. Tot. (Éd. è®e, 2006) puis L’E.T., fiction concrète (Le Seuil, 2008), ta troisième œuvre, qui représente d’ailleurs une sous-partie de L’Exp. Tot. qu’elle développe pour en faire une sorte de « méthode, un exemple d’appropriation ». Ces trois livres ressemblent ainsi à des genres de poupées russes qui se contiennent les uns dans les autres. Quelle est l’importance à tes yeux qu’ils se retrouvent ainsi liés au précédent par la continuité d’une réflexion dont l’entièreté n’est sans doute pas encore apparue au lecteur… Ton travail est-il à recevoir comme un immense work in progress d’un même tenant mais livré en épisodes ?
Tous mes travaux sont liés les uns aux autres, ils peuvent être tous lus de manière indépendante, mais ils sont imbriqués en un même ensemble théorique et fictionnel. Ils répondent tous à des problèmes auxquels j’apporte des solutions concrètes. Si je problématise la manière de faire de la fiction, c’est parce que les problèmes généraux que je pose sont en dehors du champ de la fiction, mais que pour les résoudre la manière la plus appropriée est d’utiliser la fiction. La fiction est créatrice de savoir. La fiction est la méthode idéale pour fabriquer du savoir inédit et hétérodoxe. J’utilise donc la fiction. Les concepts fictionnels que j’invente demandent du temps pour se développer, chaque texte, chaque livre, va donc mettre à jour des concepts fictionnels et en même temps déployer certains d’entre eux qui se trouvaient induits dans des textes antérieurs, afin d’en montrer les différentes facettes, pour les faire fonctionner, les rendre concrets, les rendre propre à une utilisation, pour les mettre à l’état d’utilité. Il y a ce besoin de créer de nouveaux concepts fictionnels, en tout cas d’en avoir furtivement l’intuition, et il y aura alors ce besoin de les développer eux-mêmes dans des livres futurs. Alors, effectivement, la machine s’emballe. Cette manière multiplicative de fabriquer de la fiction, c’est un travail constant qui ne s’arrête pas. Il y a prolifération de la matière fictionnelle, c’est inévitable.
8 – Dès ton premier livre, ton travail d’écriture se rapproche de toute une tradition que, pour aller vite, on pourrait faire remonter à Gertrude Stein et qui s’est amplifiée à partir des années soixante – en France, on pense à Jean-Luc Parant et plus récemment Christophe Tarkos, et qui travaille sur la reprise, la répétition. Tes séquences se construisent souvent en un certain nombre de propositions quasi théoriques travaillées par une ponctuation déphasée et qui rappelle certains décalages rythmiques en musique. Comment est née cette prise de position stylistique ?
Je ne parle pas de style mais de langue et la langue, c’est un travail. Les effets de répétition que j’utilisais pour L’EXP. TOT. forment une syntaxe, qui me permet de préciser des concepts. C’est la syntaxe qui m’intéresse dans l’usage de la langue, la forme des phrases et leurs agencements. La composition de la syntaxe est à plusieurs niveaux. Préciser les concepts que je fabrique, les faire tourner sur eux-mêmes, les montrer simultanément sous plusieurs angles. Densifier le texte. Objectif de textes courts mais denses (une centaine de pages) parce que l’on n’a pas de temps à perdre. Il faut aller vite. Développer une idée sur trente pages n’est pas opérant alors qu’il est possible de le faire en trois pages. Obtenir un rythme de lecture. Mes textes sont à lire vite pour profiter pleinement du rythme que j’impose. Ce travail de la langue correspond à un usage fictionnel bien précis : la fabrication des concepts fictionnels.
9 – Dans L’E.T., fiction concrète, tu t’interroges sur la figure de l’Autre à travers son cas le plus extrême : l’extraterrestre. Dans le premier chapitre, tu retraces de manière brève mais référencée, l’évolution de l’intérêt porté par certaines nations sur cette question et des moyens mis en place par les autorités pour encadrer la recherche et les témoignages des personnes ayant affirmé avoir assisté à une manifestation « extraterrestre ». Comment expliques-tu aujourd’hui la relative indifférence, voire l’incrédulité des gens, sur cette possibilité d’une vie « extraterrestre » ?
La question de l’indifférence et de l’incrédulité des personnes à propos de la possibilité d’une vie extraterrestre se pose en d’autres termes dans d’autres pays. Il me semble qu’aux États-Unis, il n’y a justement ni indifférence ni incrédulité de la part du public qui est concerné par le sujet. En France, sans doute, la question semble irrationnelle (c’est-à-dire qu’elle se place en dehors de la raison). Alors qu’il faut, au contraire, dire que la possibilité de vies extraterrestres, et d’une rencontre avec eux donc, est totalement rationnelle, que cette question, sans doute la plus essentielle qui se pose à nous en ce moment, est une possibilité à envisager avec la raison, avec la logique, c’est-à-dire avec la pensée raisonnable et logique.
10 – La figure de l’E.T. ne représente pas dans ton ouvrage la figure d’un humanoïde ou d’un androïde mais plutôt celle de ce grand « Autre » au sens lévinassien du terme. Peux-tu nous préciser quel est cet Autre finalement par rapport à nous ?
La question de la figure de l’Autre est cruciale. Je cherche alors la plus grande altérité, l’altérité la plus absolue pour nous : c’est l’extraterrestre. Il est évident que l’extraterrestre est la figure de l’altérité la plus totale pour nous en ce moment. Après, quand nous en aurons rencontré, il ne sera plus la plus grande altérité, mais pour l’instant, c’est le cas. Ici, se pose le problème du terme lui-même que nous utilisons pour le qualifier. Nous disons « extraterrestre ». C’est un terme affreux, complètement inexact, qui dénote de manière flagrante notre vision très étroite de la possibilité de la vie dans l’univers. « Extraterrestre », ce qui n’est pas sur Terre, ce qui n’en vient pas. Mais enfin, nous ne sommes pas le centre de l’univers de l’état vie ! Il y a une révolution de la pensée à opérer en la matière. « Extraterrestre », c’est Terrien centré. À la place, je propose le terme d’Espèces Technologiques. C’est vraiment un changement de paradigme. Notez que se conserve le raccourci d’E.T. À quoi ça sert de s’intéresser à cet autre inédit que nous ne connaissons pas ? C’est qu’une rencontre avec des E.T. est le plus sûr moyen de fabriquer de l’action inédite. C’est donc une solution à mon problème : comment fabriquer de l’action inédite ?
11 – Tu avances trois préalables qui ne sont pas discutables : 1) L’E.T. est possible : il peut exister ; 2) L’E.T. peut venir dans notre monde ; 3) L’E.T. peut venir nous rencontrer dans notre monde à tout moment. Aussi, tu dis qu’il faut étudier ces préalables et réfléchir à partir d’eux pour anticiper leurs conditions et leurs conséquences s’ils venaient à se réaliser. Or, tu dis que la littérature – dont ce devrait être depuis longtemps le travail – n’a jamais pris au sérieux ces possibilités (ces préalables) et qu’elle a même toujours eu honte d’un tel sujet d’étude et que, de ce fait, elle a toujours évité de l’aborder. Peux-tu nous dire à quoi tient cette honte ?
Mais c’est la honte du ridicule ! Bien entendu que la littérature a peur du ridicule, cette sale honte. Elle fait l’objet d’une partie dans L’E.T., fiction concrète. Sa honte de la paranoïa, sa honte du témoignage oral qui désinforme, sa honte des charlatans, sa honte de ceux qui disent avoir été enlevés mais dont on n’est pas sûr par la vérification, sa honte tout court de ne jamais pouvoir organiser un tel mensonge sans savoir si s’en est un. Et là, je pense à ces personnes qui disent avoir été enlevées par des extraterrestres. Je pense à Betty Hill. C’est quoi le problème de cette honte ? C’est qu’en 1947, date si essentielle, la littérature aurait dû chanter les soucoupes volantes, les avant-gardes expérimentales auraient dû s’emparer du sujet. Parce que c’était là où se plaçait la révolution dans la civilisation. Et aussi, parce que la littérature a cette capacité de soigner et qu’elle devrait avoir, entre autres, pour objectif de soigner à l’avance les traumatismes à venir. Oui, la littérature aurait dû soigner à l’avance pour les actions du futur. Et là, en 1947, entrait dans le domaine médiatique ce phénomène des soucoupes volantes et aucune avant-garde n’a compris que c’était là un évènement majeur. Parce qu’il y avait ce rapport évident avec la fiction, un certain rapport à la fiction, parce que l’on ne sait pas si c’est exact, mais qu’il est impossible de prouver que ce n’est pas exact. Cette ambivalence du possible, la littérature qui tentait des expériences aurait dû s’en emparer.
12 – On a bien compris à la lecture de l’ensemble de tes ouvrages que tu tentais d’amener la littérature sur un terrain de réflexion propre à la prospective et à l’hypothèse d’un autre monde possible : à savoir, un monde où il faudrait communiquer avec des êtres différents des humains jusqu’alors connus parce que cette hypothèse te semble inéluctable. Peux-tu nous expliquer quelles sont les raisons aujourd’hui à envisager une telle possibilité à partir de la littérature et notamment de la fiction ? Pourquoi la littérature est seule à pouvoir échafauder des solutions vraisemblables à des problématiques aussi invraisemblables au premier abord ?
La littérature est prospective : elle invente le futur. C’est entendu. C’est l’ambition qu’elle doit avoir. Maintenant, quelle est l’action la plus inédite qui pourrait nous arriver ? C’est une rencontre avec des E.T. Pourquoi est-ce à la littérature de penser cela ? Parce qu’elle est une discipline de la connaissance qui utilise la fiction. C’est-à-dire que le savoir qu’elle développe n’est pas lié au concept d’exactitude. Ce qui ne veut pas dire qu’elle se dégage de la logique et de la raison, bien au contraire. La littérature doit se créer avec la raison et avec la logique. Mais elle n’est pas une discipline de l’exactitude. Elle peut donc se permettre d’aller très loin explorer les limites. C’est-à-dire les possibilités. Une rencontre avec des E.T. est une possibilité, irréfutable par la raison et par la logique en tant que possibilité. Une rencontre de ce type, c’est l’action la plus inédite qui soit. Donc, c’est un enjeu de connaissance majeur. Je dis que la discipline la plus adaptée pour penser cet enjeu, pour fabriquer du savoir avec cet enjeu, pour apporter des réponses aux questions inédites que cela pose, c’est la littérature.
13 – Pierre Guyotat occupe une telle place dans l’écriture d’aujourd’hui que pour un individu qui débute dans ce type de travail, il devrait en premier se positionner face à cette œuvre. Or, tu es un des rares à le faire. Dans L’Exp. Tot., tu consacres un chapitre entier à Progénitures, chapitre sur lequel s’est appuyé ton cours à l’ENSCI en 2006 intitulé « L’Exp. Tot. : Plan d’attaq » édité en 2007 en DVD chez Incidences. Tu reviens à nouveau sur Guyotat dans ton troisième ouvrage, L’E.T., fiction concrète. Parle-nous des lectures que tu fais de cette oeuvre. Que t’a-t-elle apporté dans l’élaboration de ta réflexion et la composition esthétique de ta propre écriture ?
Il faut lire Pierre Guyotat, avant tout Progénitures, publié en 2000. Il me semble que ce livre clôt le XXe siècle littéraire. Il n’ouvre pas le XXIe siècle parce qu’il n’ouvre pas de perspectives. Il les ferme au contraire. Ce livre est une gigantesque leçon de fabrication de fiction. Pierre Guyotat fait parti des écrivains sur lesquels il faut se positionner. Se positionner cela veut dire lire, adhérer, admirer, penser avec, puis s’en défaire, voir les failles et les limites. Il n’y a aucun apport des textes de Pierre Guyotat dans la composition esthétique de mes livres. Son apport ne se situe pas là pour moi, mais plutôt dans le domaine de la théorie fictionnelle. C’est là où il est très fort. Je pense que c’est son principal apport : la théorie fictionnelle et l’ambition totale dans son processus de création.
14 – Il y a deux versants dans la langue de Guyotat. L’une – celle de Prostitution, Le Livre, Progénitures et une masse indéfinie d’inédits – se construit à partir des syllabes et des racines du français, du latin, des patois d’Europe de l’Ouest et aussi des phonies de l’arabe et de l’hébreu. C’est une langue fortement syllabo-tonique, accentuée et sans équivalent sinon peut-être parfois chez le Joyce de Finnegans wake. L’autre versant est en langue normative comme Guyotat le dit dans Coma. Dans ton cours à l’ENSCI, tu dis que Progénitures est le texte le plus « incroyable du XXe siècle ! » notamment par le fait que la langue de Guyotat est une «langue non compromise ». Qu’entends-tu par-là ? Tu dis aussi qu’on peut tirer de ces 800 pages des « conclusions définitives pour de l’action inédite ».
Soyons clairs : les textes de Pierre Guyotat en langue normative n’ont aucun intérêt, sauf Littérature interdite, Vivre et Explications, qui sont des livres qui explicitent très directement sa démarche, et en cela ils sont importants. Progénitures est le texte le plus incroyable du XXe siècle. Il est irrécupérable. Pierre Guyotat utilise une langue non compromise, une langue qui n’est pas compromise dans le capitalisme. Ce concept de langue non compromise, c’est ce fantasme d’une fiction écrite dans une langue non compromise dans le capitalisme. Bien entendu, c’est un fantasme qui, comme tout fantasme, peut être productif. Mais le pire, c’est que Progénitures est irrécupérable dans l’absolu. La langue du texte, bien entendu, mais sa forme, l’action qui s’y produit. L’ensemble constitue une pensée irrécupérable par le monde capitaliste. Le savoir que produit Progénitures entre dans un rapport utilité/inutilité très intéressant. De Progénitures, on peut tirer des conclusions définitives, oui, pour fabriquer de l’action fictionnelle inédite… seulement fictionnelle. C’est-à-dire que Progénitures est un texte du passé, qu’il n’ouvre pas de perspectives d’avenir pour la fabrication des fictions futures. Les fictions futures, pour se constituer, sont dans l’obligation de se positionner par rapport à Progénitures, mais uniquement en tenant compte de la pensée et du savoir fictionnel qui y sont développés. Pierre Guyotat arrive à fabriquer un monde inventé dans notre monde, c’est-à-dire que son monde est de son invention propre mais qu’il entre en extrême interaction avec le nôtre. Il invente une figure du rebut absolu, qui est entre l’état humain et l’état animal, c’est le « putain », l’état « putain », un non-état. Et cette langue si libre, si intense, si belle et si élaborée, c’est la langue du non-état « putain ». C’est cela que donne Pierre Guyotat à cette figure, c’est d’une extrême générosité. Et là, nous touchons un point crucial de l’utilité de la littérature : dire pour ceux qui ne sont plus en capacité de dire. Pierre Guyotat parle la langue qu’il a élaboré pour les innombrables personnes (si nombreuses qu’il n’est pas possible de les compter) du passé du présent et du futur, dont la parole même n’est pas possible, dont la parole n’est pas libérée de celle de leurs oppresseurs. Pierre Guyotat donne une langue, non-compromise par les langues utilisées par toutes les figures des oppresseurs, passées, présentes et à venir, y compris donc les oppresseurs dans la logique du capitalisme. Voici juste un petit exemple des apports incroyables de Progénitures. C’est une leçon. Nous savons que la littérature a cette capacité de soigner, qu’elle est capable, presque, de soigner la souffrance des traumatismes collectifs, en tout cas de jouer un rôle. La littérature a ce devoir impératif de prendre en charge le traumatisme de toutes les personnes appartenant à l’espèce humaine, surtout celles qui en sont rejetées, qui sont considérées comme des rebuts, également celles qui s’en sentent rejetées parce que l’on ne croit pas leurs discours. Et je pense ici aux personnes qui disent avoir été enlevées par des extraterrestres. Sans doute que ma volonté, forte, de créer des concepts fictionnels pour elles, me vient de ma lecture de Progénitures de Pierre Guyotat. L’E.T., fiction concrète, ne leur donne pas une langue, mais des concepts fictionnels. Non pas pour croire leur parole – il n’y a aucun système de croyance ni de crédulité dans tout cela – mais pour prendre en charge leur traumatisme, leur signifier qu’ils font toujours partis de l’espèce humaine.
15 – Tu as conscience que ce que tu écris ne s’adresse qu’à un lectorat « averti », d’une part, par la problématique et, d’autre part, par son niveau d’écriture. Pourquoi, de fait, cette inscription littéraire « complexe », donc réduite dans sa réception puisque hors de visée du « grand public » ? Est-ce que le traitement d’écriture des auteurs « grand public » te rebute ou est-ce parce que la part d’imagination fournie dans les thrillers et autres romans de SF ou d’Héroïc fantasy ne correspond pas du tout à ta réflexion qui se veut avant tout de la prospective?
Le projet « L’Expérience Totale » nécessitait un traitement particulier de la langue. J’ai bien conscience que L’EXP. TOT. n’est pas évident à lire, c’est aussi pour cela qu’il ne fait que cent pages. L’E.T., fiction concrète, en revanche, est nettement plus lisible, même s’il comporte des passages complexes. C’était une nécessité liée à la fois à la forme et à la construction des concepts fictionnels de base. Théorie du fictionnaire n’est complexe que dans ce qu’il énonce, pas dans sa forme lexicale. Or, actuellement, je développe des fictions davantage fictionnelles, où des personnages font de l’action avec les concepts forgés antérieurement. C’est K, un gros projet, dont je vous livre un extrait. Il contient une grande part d’imagination, et un lecteur de science-fiction, de polar, ou de romans de fantasy, y trouvera son compte. C’est-à-dire que K offre une structure à plusieurs niveaux, qui permet au lecteur de moduler sa lecture en fonction de son exigence. Mon enjeu est de fabriquer une fiction qui soit à la fois populaire et ambitieuse.
16 – Pourquoi – comme tu le dis dans ton cours de l’ENSCI – être capable de faire de la prospective, c’est avoir une pensée qui pense jusqu’au bout ?
Ma réflexion se veut prospective… effectivement ! Il me semble que la littérature a cette tâche d’inventer le futur, il faut donc qu’elle soit prospective. Tout cela est assez logique. Si ce qui est excitant pour la connaissance, c’est le futur, si l’ambition la plus totale est de faire de l’action inédite, si la littérature a les moyens d’une ambition totale pour la pensée, alors, obligatoirement, la littérature doit être prospective. Lorsque nous pensons, nous devons le faire jusqu’au bout, jusqu’aux limites. Mon travail consiste à penser aux limites. Et le futur permet de repousser les limites très loin. Voilà pourquoi le futur est si excitant pour la pensée.
17 – Tu as un rapport au livre assez assidu puisque tu animes L’émission du Fictionnaire depuis maintenant plusieurs années dans laquelle tu as interviewé Pierre Guyotat, Olivier Cadiot, Antoine Volodine, Bruno Latour ainsi qu’une soixantaine d’autres auteurs. Ces activités ont-elles influé d’une quelconque manière sur ton désir d’écriture, puis sur la conception même de celles-ci ?
Cette émission me pousse, constamment, à m’intéresser aux travaux actuels dans de nombreuses disciplines. Une fois encore, cela part du constat simple que la fiction est obligée de se frotter avec tous les savoirs possibles, puisque faire de la fiction, c’est aller vers les limites du savoir. J’interroge alors des écrivains, des philosophes, des chercheurs en sciences humaines, pour comprendre et pour confronter leurs savoirs et leurs théories à mon travail fictionnel.
Entretien © Dominiq Jenvrey & D-Fiction – Illustrations © DR – Vidéo © Isabelle Rozenbaum
(Paris-Orléans, janv.-fév. 2012)
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