Explorizons (éd. Lanskine, 2021) est organisé comme une série de traversées. On rentre dans un lieu réel/fictif, on en sort, on rencontre des individus réels/fictifs, on suit celles et ceux qui construisent des lieux et tentent de les habiter sous différentes formes et modes : Henry Ford à Fordlandia, des jeunes à Morfondé, Grégory V. à Honolulu… Explorizons est composé de courtes fictions poétiques où se confrontent des positions, des corps, des intérêts quant aux pratiques de territoire.
tu fais le vide,
tu souffles,
tu respires,
tu cherches une circulation nouvelle,
tu cales ton silence,
à celui de l’endroit,
un endroit que tu ne connais pas,
pas encore,
tu prends ton temps,
le temps se pousse pour t’accorder,
te raccorder à ce qui va se passer,
Explorizons débute par une mise en condition du lecteur/lectrice, comme un prologue qui invite tout au long des textes à chercher une position pour arpenter le texte. Explorations et découvertes d’horizons se feront sous l’angle du préfixe ex-, faisant écho à des mots tels qu’exorde, excentrique, exaptation, expérimentations : comment tenir une position d’observateur-lecteur du monde qui serait excentrique parce qu’elle se défie d’une vision anthropocentrée, de projections qui rigidifient l’environnement en objet, et qu’elle prend en compte la difficulté de concilier projet social et histoire naturelle. Celui/celle qui observe dans Explorizons ne se tient pas en face du monde, il reconsidère sa place dans un horizon terrestre et dans un milieu d’interactions.
On retrouve cette injonction d’excentricité chez Fernand Deligny ou ces questions de rebâtir des relations nature/culture chez des auteurs qui réinventent des champs de réflexions relationnels, poreux, transversaux et mutants, tels Donna Haraway, Tim Ingold, Philippe Descola, James J. Gibson… Ces auteurs ont nourri l’écriture d’Explorizons pour amorcer une recherche littéraire basée sur une observation proche d’une écologie des relations. La lecture de l’ouvrage de James J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle, m’a conduit à travailler, par exemple, une écriture poétique depuis une échelle écologique : « Nous nous intéressons ici aux choses à l’échelle écologique, à l’habitat des animaux et des hommes, parce que c’est par rapport à des choses que nous pouvons voir et toucher, ou sentir et goûter, et par rapport à des événements sonores que nous adoptons des comportements » (J. J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle, Éd. Dehors, 2014, p. 54).
Dans Explorizons, la traversée opérée, qu’elle soit physique et/ou mentale, s’effectue depuis des prises à constituer avec un environnement de textures, surfaces, milieux et interfaces. L’attention est portée au sol, principale surface de soutien, aux vibrations dans l’air, aux surfaces réfléchissantes… Celui ou celle qui se déplace n’avance pas sur un plan fantomatique et transparent, plutôt sur le mode de transactions permanentes. Toucher le sol, être touché par lui, contacter l’autre et être contacté, accueillir et être accueilli… ou comment nos conditions de perception deviennent essentielles pour appréhender le monde, et comment la perception apparaît une activité exploratoire.
Explorizons est né d’un processus d’enquêtes, durant lequel j’ai arpenté le terrain artistique, en rencontrant des artistes contemporains. J’ai observé des gestes, manières de faire et processus, je me suis concentrée sur la mémoire sensible de micro-histoires entendues et transmises et le climat des lieux. Une matière hétérogène que je conserve sous forme de notes écrites et d’enregistrements sonores, qui nourrit le texte poétique sans en être le contenu exclusif. L’enquête est au croisement entre le réel et la fiction et le terrain premier artistique qui s’érode dans le texte final me permet d’appréhender et de questionner l’environnement sous l’angle d’espaces-laboratoires en transformations permanentes. Si je porte mon intérêt sur Fordlandia où Henry Ford cherche à tout modeler sous le prisme d’une utopie ou sur Morfondé où des jeunes en réinsertion sociale construisent un village de cabanes en quasi-autonomie depuis les ressources offertes par le territoire, c’est pour rendre compte d’espaces comme des champs de forces où émergent des visions sur le modèle, le bâtir, l’implication mutuelle entre humains et non-humains. Comment les espaces révèlent-ils des rapports de force organiques qui ne cessent de se faire et se défaire, de se configurer et reconfigurer ? Est-ce que l’écriture peut parvenir à rendre compte de ces histoires depuis les mouvements et les processus qui ne commencent pas à des moments précis, ne suivent pas des formes pré-établies et ne s’achèvent pas en point précis ?
Dans Explorizons, le terme architecture pourrait être remplacé par celui d’architextures, pour reprendre la terminologie de Henri Lefebvre, proposant alors des enchevêtrements permanents de trajectoires, entités et interactions. Et c’est en cela que le pronom énonciatif « tu » s’est imposé tout au long des textes. Dans le texte Fordlandia, « tu » est à la fois un champignon, une ville, Henry Ford, Walter B, le lecteur/la lectrice… Il est cette identité éclatée, cette pulvérisation en plusieurs foyers, en directions multiples et locations dans l’espace et le temps, ne pouvant saisir de l’histoire que ce qu’elle porte comme dynamiques de changement et d’histoires évolutives entre humains et non-humains.
tu fais de la place,
ton activité principale
c’est déblayer,
tu ne veux rien de durable,
tu liquides,
c’est pour le chemin,
c’est pour la traversée,
dans la moiteur tropicale brésilienne,
le thermomètre affiche presque 30°C,
tu sens les coups de leurs serpes
les saigneurs dans le bois,
l’entaille du geste précis,
tu es là toi aussi,
tu es microcyclus ulei,
tu aimes les jeunes feuilles,
encore immatures,
tu aimes l’humide,
tu libères tes conidies,
tu flétris,
tu défolies,
tu tues,
tu es la peste,
J’ai fait des études de lettres modernes et un doctorat en arts et sciences de l’art. Le livre n’est jamais la visée première, le texte littéraire existe avant tout comme une plateforme d’actions, une aire de jeux à actualiser et réactualiser avec d’autres artistes (musicien, artiste sonore, plasticienne), dans une relation de collaborations ou co-créations. Le texte est une forme de vie, pas seulement une trace-archive publiée, où ce qui importe ce sont les usages qui vont en être fait et les interprétations et dérivations individuelles et collectives qu’il suscite. Si un texte est perçu pour ses potentialités d’actions, il peut alors s’inscrire dans une pensée du réseau, de la constellation, du traçage de circuits pour se frayer des voies dans un tissu social. Certains textes d’Explorizons existent comme balade embarquée, lecture-performance, performance avec un musicien ou un artiste sonore, album numérique, venant former un éco-système de différents régimes et modes d’adresse sensible et inventer des paysages de connexions.
Texte © Florence Jou – Illustrations © DR
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