Face au Spectacle : Glass

Glass (2019), déconstruction plate du mythe du super-héros, prolongement impeccable de la réalité dénudée d’Incassable et qui, dix-sept ans plus tard, fait encore plus mouche au vu du paysage cinématographique actuel. Car immédiatement, l’on passe outre l’affrontement pour se tenir face à ces trois hommes comme si on venait d’interrompre leur histoire de super-héros dans la cour de recréation… et le film devient littéralement une méditation sur Avengers, une séance de psy pour les spectateurs de blockbusters. Ici, Shyamalan nous rappelle beaucoup Damon Lindelof dans ses œuvres post-Lost, quand il approche le fantastique de façon silencieuse et réflexive, quand il place le récit de The Leftovers dans l’absence d’une île, dans un monde sans axe où le sacré a disparu et où l’on ne sait plus quoi faire, quoi suivre, quoi croire (ou même encore dans sa façon qu’il avait de subvertir les codes du blockbuster dans Star Trek Into Darkness ou Tomorrowland).

La structure narrative du film, passionnante, se révèle en fait comme une prison réaliste au mythe fantastique – car comme tous les grands films, Glass est ce qu’il montre. À travers la rigidité de l’asile, la dureté de ses couloirs et de ses caméras, Shyamalan lui-même enferme, contient, dans ses rouages, ses trois héros : il les dresse et les assomme, il les extrait de la forme scénaristique classique propre aux super-héros et les isole, les sur-éclaire. D’où la beauté qui émane de ces super-héros, quand ils finissent par penser qu’ils n’en sont plus : parce que le film lui-même doute d’eux. Ce contraste est d’autant plus évident grâce au personnage de Mr. Glass, qui demeure, seul, accroché aux narrations héroïques. À la recherche du moment de la transfiguration, il fantasme sur un climax au sommet d’une tour, comme un scénariste de comics (dans Incassable, il voulait montrer à Bruce Willis son propre pouvoir. Ici, il veut montrer au monde le fantastique lui-même : là encore, beau prolongement).

Si le film avait emprunté son point de vue, cela aurait été Avengers – mais le film se veut extérieur à la bulle du blockbuster, il la filme à distance, il la représente dans son délire sans fin en train de se penser elle-même. Évidemment, ce grand affrontement qui devait se tenir sur la tour n’aura jamais lieu : il ne se déroulera que sur le parking de l’asile, devant des agents de sécurité perplexes et dépassés (Bruce Willis mourant des mains d’un inconnu, noyé dans une minable flaque d’eau… it won’t be like in a comic book, nous prévenait dès Incassable Samuel L. Jackson).

Toutefois, outre les forces conceptuelles du film, il faut reconnaître également qu’il lui arrive de patiner. D’abord les cabotinages de James McAvoy, qui étaient déjà parfois un peu lourdingues dans Split, ennuient fortement. Ensuite la fin, où il est révélé que Mr. Glass a également « créé » les multiples personnalités de Kevin, est autant inutile que grossière : elle insiste encore plus sur la mise en abîme, accentuant le trait dans des allusions censément drôles (oh lol, c’est le grand climax) qui ôtent la beauté réflexive du désespoir à la Damon Lindelof, et ne fait du tout plus qu’un jeu malin pour connaisseurs. En affirmant trop Mr. Glass comme le réel chef d’orchestre, le film se détache précisément de son allégorie centrale et de son recul, pour se resserrer sur les propres limites de son monde imaginaire.

Certes, l’idée de la Horde, qui tue les super-héros pour éviter les antagonismes et les conflits, pour en quelque sorte aplatir et égaliser les individus, est intéressante et sert de culmination à la forme même du film (dont le point de vue est en fait celui de la Horde, bien qu’à travers les caméras de surveillance, qui finissent par aider les héros, le film retourne son dispositif), mais à force de tomber dans les codes narratifs qu’il dominait jusqu’à présent, il ne domine plus mélancoliquement Avengers : il le justifie. La fin dans la gare, sur le début d’une nouvelle ère fantastique, pourrait très bien être celle d’un film de super-héros classique…

Cela dit, quoi qu’il en soit, conclure Incassable et Split avec ce film, avec un récit en creux totalement à contre-courant de la dimension pseudo épique et grandiose des blockbusters Marvel, est exceptionnellement courageux. Logique et du pur Shyamalan.

Note : 2,75/5.

Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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