Portrait de la jeune fille en feu (2019), dont les grandes qualités dépassent amplement les légers défauts. Scénaristiquement, d’abord, c’est à la fois fin et fort, subtil et puissant narrativement, avec cette fille promise à un homme dont elle ne veut pas, mais qui doit être peinte pour que celui-ci la voit. Et, de ce pitch prometteur et fertile, Sciamma ensuite creuse son sujet, au lieu de partir dans des retournements artificiels. Où un cinéaste vide, ayant peur de son véritable thème, aurait commencé le film plus tôt, pour bâtir son récit sur ses éléments narratifs comme une pauvre série (la sœur qui meurt, le futur marié qui bascule sur la cadette et exige qu’elle soit peinte, l’arrivée de la première peintre qu échoue et abandonne, etc.), Sciamma fixe immédiatement son contexte riche et ultra défini, elle commence son film le plus tard possible et, à partir de là, peut se concentrer sur l’essentiel, sur le cœur, pour permettre au cinéma de naître.
Face donc à ce scénario parfaitement travaillé, émerge une superbe réalisation, à la photographie sublime, traversée de grands moments de cinéma. L’introduction de Haenel, que l’on suit de dos, tandis qu’elle court droit vers les falaises, est géniale : c’est digne de Paul Thomas Anderson et de la disparition de Joaquin Phoenix dans The Master… celle de Noémie Merlant, qui plonge dans la mer pour s’accrocher à sa toile, est également excellente. Ensuite, ce n’est pas à ignorer, Adèle Haenel est magnifique, et d’autant plus magnifique qu’on sent que Sciamma ne s’en contente pas, qu’elle sait, à chaque plan où elle la filme, qu’elle doit se mettre à sa hauteur visuellement, l’intégrer dans un plan aussi beau qu’elle : bref, on sent qu’elle stimule avec Haenel son ambition, qu’elle la force à être à son plus haut niveau, on sent surtout, plus généralement, que si elle a attendu douze ans pour la refilmer (après Naissance des Pieuvres), ce n’était pas pour rien, c’était vraiment pour mériter sa beauté. Enfin Sciamma est de toute évidence traversée par les enjeux même du film, de la relation entre la peintre et le sujet, et c’est presque comme si son cinéma sans Haenel, Tomboy ou Bande de Filles, n’avait été qu’une préparation afin d’arriver enfin au niveau suffisant pour être à la hauteur esthétique de la femme qu’elle aime.
Indubitablement, c’est un film d’amour, et surtout un film profond, qui dépasse infiniment le cadre du film féministe et homosexuel, en cela qu’un homme est omniprésent tout du long : Orphée, puisque c’est bien de son regard dont il est question (avec la belle remarque proférée par Haenel à propos d’Eurydice : « Peut-être que c’est elle qui lui a dit, retourne-toi », regard dont il est dit que c’est celui du poète, alors que c’est en réalité, pour ma part, le regard du chevalier, et donc de l’absence). Mais le film, toutefois, a quelques défauts. D’abord celui de se prendre parfois un peu trop au sérieux, d’être, à l’image des bourgeois de son époque, un peu trop guindé, non pas que la prétention de Sciamma soit problématique car le film a ce qu’il faut pour se le permettre, mais il est simplement le meilleur quand ses personnages vivent et rigolent (voir la partie de cartes) et que son histoire d’amour n’est pas juste une réflexion sur l’art et la représentation, mais simplement sur deux êtres qui s’aiment. Le plan à la Titanic, par exemple, où le vagin sert de miroir à la peintre qui se représente pour l’autre, pousse la réflexion au-delà du naturel et devient quelque peu lourde conceptuellement parlant : le corps aimé de l’autre qui sert de matrice à soi-même, bon… Autre écueil : l’âge de Haenel, qui paraît parfois trop vieille pour jouer comme elle le fait à l’ingénue, et qui, de toute évidence, n’a plus rien véritablement d’une jeune fille. Elle est devenue trop assurée pour cela, malgré ses sourires dont on sent que la naïveté est forcée (heureusement que Sciamma n’a pas davantage attendu pour la filmer à nouveau, car l’on était pas loin de l’impossible).
Bref, le film est bon, et en plus de cela, c’est un beau cheval de Troie, à la fois une réflexion sur l’art qu’une simple histoire d’amour, classiquement tragique, quelque chose à la Sur la route de Madison, en somme un vrai film populaire (et qui aurait d’ailleurs pu l’être davantage, s’il n’avait pas été vendu avec une affiche et un titre si arty). Le film aurait simplement gagné à être sans doute un peu plus long (afin d’accentuer la tragédie de cette parenthèse, qui paraît un peu trop rapide pour la vivre pleinement avec les personnages), et un peu plus drôle et relâché, moins si parfaitement maîtrisé. La naissance de l’amour doit naître d’un relâchement, d’un abandon de la narration, d’un moment où le film ne paraît plus se contrôler lui-même. Et ce n’est que trop rarement le cas. Mais enfin, quand même.
Note : 3,25/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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