C’est en 1988, lors de sa venue à Paris à l’occasion des « Belles Étrangères » dédiées au Portugal, que je fis la connaissance de Sophia de Mello Breyner. Elle me fut présentée par Joaquim Vital qui l’avait rencontrée à Lisbonne et avait déjà traduit et préfacé deux de ses livres de poèmes, Méditerranée et Navigations que nous avions publiés aux Éditions de la Différence.
J’eus aussitôt l’impression de me trouver face à une reine. Son port altier malgré sa petite taille, ses cheveux clairs, sa voix rauque et chantante qui énonçait un français parfait en roulant légèrement les R me firent penser à ma fausse grand-mère d’origine hongroise que j’aimais beaucoup. Elle me charma d’emblée.
Au cours des différents séjours qu’elle fit à Paris, j’appris à la connaître mieux et à mesurer la fascination qu’elle exerçait sur un auditoire lorsqu’elle commençait à réciter des poèmes. D’une distraction qui était devenue légendaire, elle était rarement à l’heure à ses rendez-vous, c’est ainsi qu’à un Salon du Livre où nous l’attendions à notre stand à 16 heures, elle arriva vers 18 heures quand le public s’était depuis longtemps éparpillé le long des allées. Nous étions tous désolés mais, indifférente au contretemps, elle s’assit et commença à lire, en portugais d’abord, en français ensuite le petit volume de Navigations. Quelle ne fut pas notre surprise de voir arriver par petits groupes dix, vingt, trente personnes jusqu’à ce qu’on ne puisse plus pénétrer sur le stand où on se demandait quelle performance était en train d’avoir lieu.
Joaquim m’avait déjà raconté qu’après la Révolution des Œillets en 1974, lors d’une des campagnes de Mário Soares, elle avait été chargée par lui d’animer une salle de camarades déjà acquis à sa candidature et qu’elle s’était avancée sur l’estrade en disant: « Maintenant, vous avez assez entendu parler politique, je vais vous lire quelques poèmes » et qu’un silence extraordinaire s’était étendu sur l’auditoire où on aurait entendu voler une mouche pendant qu’elle disait avec une diction si belle qui égrenait tous les sons du portugais lorsqu’il est bien parlé, ses poèmes.
En plus d’être une immense poète – à mes yeux, une des plus grandes de la deuxième moitié du 20e siècle – Sophia était un personnage fantasque et d’une drôlerie irrésistible. Elle tenait si peu compte des conventions sociales et cela avec un naturel si désarmant, qu’elle jetait dans une confusion extrême ceux qui étaient chargés de l’accompagner dans ses sorties. Quand elle devait se présenter à un dîner ou prendre un avion, nous nous demandions toujours quel obstacle allait surgir qu’il faudrait franchir ou déjouer. La dernière fois que je la vis quitter Paris, elle avait oublié son billet d’avion à la Gulbenkian et il avait fallu des trésors de diplomatie pour convaincre la TAP de la laisser monter à bord.
Quand José Saramago reçut le prix Nobel de Littérature pour le Portugal en 1998, il confia à quelques amis que c’est Sophia de Mello Breyner qui aurait dû l’avoir. C’est aussi mon avis.
La nouvelle Il était une fois une plage atlantique a été publiée au Portugal au moment de l’Exposition Universelle de Lisbonne en 1998. C’est un tout petit livre merveilleux. Je l’ai traduit par admiration pour l’œuvre de Sophia et aussi parce que j’essayais d’assimiler la culture de l’homme que j’aimais. Je l’avais fait comme un exercice, sans penser à une publication. Puis, un jour, je l’ai retrouvé au fond d’un tiroir et je l’ai fait relire par Natália Vital, la fille aînée de Joaquim, pour m’assurer qu’il n’y avait pas de contresens. Et c’est ainsi qu’à ma très grande joie une œuvre de Sophia s’inscrit au catalogue du Canoë.
Texte (« Préface » au livre, 2024) © Colette Lambrichs – Illustrations © DR
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