… Par le truchement de polyélectrodes sans fil, l’auteur a pu, à près de soixante-dix ans de distance, entrer en télésympathie avec l’esprit de Charlie Parker, recueillant ainsi les ultimes élucubrations intérieures de ce drôle d’Oiseau…
Nica m’a dit : la prochaine fois, au lieu d’essayer de te supprimer, viens me voir. Je suis donc là.
Stravinsky. Je suis devant le poste de télévision de Nica, l’émission des Frères Dorsey va bientôt commencer, mais c’est à Stravinsky que je pense. Si j’étais blanc, je serais Stravinsky. C’est un homme chétif aux yeux furieusement fureteurs. Il y a deux ans, au Howard Theatre à Washington on jouait Out of Nowhere, j’étais au milieu de mon solo quand je vois Stravinsky accompagné de quelques amis prendre place à une table près de la scène. J’ai cité Petrouchka. La grande bouche lippue de Stravinsky a formé un O avant de se fendre en un sourire d’enfant. Call me Igor, m’a-t-il dit, après, en coulisses.
— Je veux être Stravinsky ! Un artiste libre ! Toute ma vie j’ai voulu ça !
Nica ricane. Bien sûr, elle me fait. Comme si un shvartze en Amérique pouvait être libre, artiste ou non.
Sacrée Nica. Qu’est-ce qu’on rit ensemble. Elle est juive, comme mon ex-femme, comme le trompettiste Red Rodney, comme la moitié de cette île de Manhattan… sauf que Nica est une Rothschild, autant dire issue d’une famille royale. On n’a jamais baisé ensemble. Nica est indépendante comme un homme. Elle a quitté son mari et ses cinq enfants pour venir vivre à New York et s’adonner à la musique nègre ; quelle femme fait ça ?
Je suis venu sans stupéfiants. Je vais me cantonner aux excellents joints de Nica et au lait chaud au miel. Tout à l’heure, j’ai vomi du sang. Le toubib est venu. On a dû le prévenir, il n’a pas sourcillé en voyant un Noir ici, à ses aises, en peignoir, le bide en vrac. Buvez-vous, Monsieur ? m’a-t-il demandé. Une goutte de sherry avant de dîner, lui ai-je répondu et Nica a explosé de rire, crachant sur la moquette la gorgée de Martini qu’elle s’apprêtait à avaler. Imperturbable, le toubib a fait comme si de rien n’était. Moi aussi j’ai ri, mais OUH ça fait mal. Saleté d’ulcère.
Quelle invention, la télévision. Je n’ai jamais réussi à passer à l’émission des Frères Dorsey. J’aimerais bien pourtant. Ils t’appelleront boy, tu le sais, m’a dit Nica.
Nica conteste l’idée même de race. Nous en parlons souvent. Un de nos principaux délires, c’est que les Juifs sont des Noirs qui sont blancs : deux peuples réduits en esclavage, les Juifs en Égypte, nous ici, toujours honnis, toujours à côté, donc faits pour s’entendre.
Quelqu’un a dit que mon jeu était tellement radical que c’était comme si je tirais à balles réelles sur le public, mais j’ai toujours voulu que ma musique plaise au peuple, qu’elle soit propre et précise et facile à comprendre. Autrefois, quand nous jouions pour les Noirs, les mouvements des danseurs nous rendaient en miroir la musique qui les propulsait. Puis, les Blancs s’y sont intéressés, et le public a moins dansé. Maintenant, on joue à Carnegie Hall, comme Stravinsky, et plus personne ne danse.
Bud Powell m’a rappelé l’autre jour que j’ai désormais l’âge de Mozart à sa mort. J’ai cessé d’essayer de comprendre cet homme.
Nica a le regard bistre, ironique et incrédule. Une fois, elle m’a dit que la raison pour laquelle tant de Juives arborent cet air à la fois insolent et surpris, c’est à cause des générations de filles avant elles qui ont dû dire, avec précisément cet air-là — l’œil rivé sur une braguette ouverte — : C’est ça que tu veux que je suce ?
Stravinsky m’a encouragé à écouter Bach. J’aime le jeune Gould dans les Variations Goldberg, que Nica persiste à appeler les Variations Weisselberg (elle dit aussi Meshuggenheim au lieu de Guggenheim). Gould a un truc dans le délié qui m’épate. Quand je l’ai fait écouter à Bud, ça l’a troublé, et j’ai bien vu qu’il pensait secrètement que le jeune Gould avait pompé sa technique.
Un duo de jongleurs apparaît à l’écran. L’un d’eux tente en les lançant et les rattrapant l’une après l’autre, de maintenir entre ses mains une sans cesse grandissante quantité de briques.
Le truc avec un numéro de jonglage, c’est que ça doit être parfait comme un solo de Charlie Parker avec sa phrase volubile, sa complexité harmonique, ses cascades de quintes diminuées, et après avoir été prodigieux avec des assiettes, des baguettes, des serviettes, faisant tournoyer et virevolter ces objets comme des danseurs, VLAN le jongleur fait tomber une brique au sol HA HA OUH — oui, libre je le suis en 1955 de rendre visite à une Blanche dans sa suite du Stanhope Hotel sur la Cinquième Avenue à Manhattan, même si je dois emprunter l’escalier de service et libre aussi d’être noir et athée comme Jack Johnson et fier de l’être ce qui me fait rire, sauf que je suis je ne suis plus chez Nica, mais dehors dans la nuit diamantée de New York, on dirait un livre pour enfants, oui… c’est vrai que certains gratte-ciels sont hommes, et d’autres femmes, mais je… mais j’ai oublié de dire adieu à ma mère.
Texte © Philippe Aronson – Illustrations © DR
Ce texte est extrait de l’ouvrage collectif sous la direction de Franck Médioni : Les Mots de la musique : 222 musiciens du 20e siècle par 222 écrivains, Fayard, 2024.
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.