S’agissant de mots, d’expressions employées sans trop y penser, il m’a toujours paru que la jolie femme est à la belle femme ce que la bête est à l’animal. Plus facile de mettre la main sur les unes que sur les autres. Ce qui gagne en séduction facile d’un côté, perd de l’autre en racé. L’approche chasseresse du désir n’est pas la même. Question de distance. De pudeur. De souveraineté.
Appliquée à l’espèce humaine, la « beauté animale » (trop longtemps envisagée du seul point de vue de « l’animal femme dans toutes les variétés de son espèce et de ses races », dixit Barbey d’Aurevilly) est indissociable d’une hiérarchie implicite. Car qui niera, comme la démocratie de l’aristocratie, que l’oie blanche diffère de la tigresse comme la poule du pur-sang ?
C’est pourquoi, confessant son goût pour « les femmes roulées dans les peaux de bête » (« tant d’apprivoisé sous toison farouche est un contraste gracieux », ajoutait-il), Barbey d’Aurevilly – toujours lui – commet, à mon sens, un lapsus. Pour qui, comme Baudelaire, n’a cessé – existence et textes confondus – de mesurer l’attractivité érotique des femmes à l’aune du « beast-appeal » des « panthères » ou des « lionnes » (emblématisées par la duchesse d’Arcos, la duchesse de Savigny, ou encore la Vellini), n’eût-il pas mieux valu dire : « Tant de farouche sous toison douce est un contraste excitant » ?
Au-delà des canons esthétiques par lesquels la fierté d’un visage, son œil fauve, la souplesse et les enroulements d’un corps, son allure et son luxe mêlent l’innocence à la ruse, qu’est-ce qui excite ? La primauté de l’instinct. L’amoralité jusqu’à cruauté. La pulsion de prédation. Toute cette liberté rétive à l’asservissement, à la domestication, à la possession qui, appliquée aux jeux de l’amour, vient réchauffer la froideur de beauté, jette aux orties freins et tabous.
Mais il y a autre chose dans beauté animale humaine, et qui en constitue le secret : un composé de virilité et de féminité fait que ces créatures plaisent aux deux sexes, comme parfois elles s’y plaisent. En vertu d’un précipité chimique où les qualités plastiques et les vertus morales, augmentées de ce « je-ne-sais-quoi », brouillent les clichés véhiculés par chaque genre, s’interpénètrent pour mieux faire tourner les têtes et chavirer les sens.
Prenez sur ce point les deux spécimen les plus emblématiques du panthéon hollywoodien. Ava Gardner, surnommée « le plus bel animal du monde », âme de garçon manqué emprisonnée dans un corps de déesse. N’arborant pas seulement un cou de cygne, une taille de guêpe, la démarche d’une féline à ruades, elle parlait, buvait et baisait avec la même sauvagerie, la même liberté que ces bêtes d’hommes qui ne réussirent jamais à la dompter. Quant à Marlon Brando, avant qu’il ne déchoie en poussah, qu’eût été son magnétisme sans l’alliage de violence et de douceur, de brutalité machiste et de sensibilité féminine, laquelle déteignait jusque dans son phrasé ?
Tous deux eurent beau s’exhiber jusqu’à satiété avec l’attirail complet des apparences propres aux préjugés de leur genre (tee-shirt souillé de sueur ou perfecto pour Marlon ; « drapé Pandora » ou bustier sculptural pour Ava) leur manière de « corporer » tenait précisément dans l’ambivalence sexuelle véhiculée par leur « animalité ». D’où leur bisexualité réputée. Ou effective.
Mais le spectacle de la Nature lui-même enseigne combien il est parfois malaisé de distinguer au premier coup d’œil le mâle de la femelle. « La rose est sans pourquoi ; elle fleurit par ce qu’elle fleurit ; elle n’a pour elle-même nul soin ; n’a cure d’être regardée ».
A l’égal de la rose célébrée dans le fameux distique d’Angelus Silesius – poète mystique allemand du 17e siècle – la beauté animale est sans pourquoi. Elle est là, parce qu’elle est là, n’a pas toujours souci d’elle-même. Gare, en revanche, à qui la voit. Tant elle met Éros dans tous ses états.
Texte © Deborah Stone – Illustrations © DR
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