L’Âge de pierre : Argument

C’était sûrement quelque chose de creux.
Une assiette pour la soupe.
Un bol pour la cueillette des fruits.
Ou un pichet, un peu pansu.
On le devine à la courbure.
Envers.
Endroit.
On finit par jeter.
Trop petit.
Trop ébréché.
La faïence a perdu son éclat.
Délavée par les pluies et le gel.
Par un long séjour dans la terre.
Il en remonte après chaque labour.
Ici.
Et là.
De tout petits morceaux émoussés de jatte ou de vase.
Ou de soupière.
Un vaisselier complet, transmis d’une génération l’autre. Dispersé aux quatre coins.
Le champ est nu, la terre, meuble.
On s’y enfonce à chaque enjambée.
À la lisière de la forêt, les sillons convergent mais ne se rejoignent pas.
Ils repartent après une boucle, dans le sens inverse, comme les écritures anciennes.
Les tessons continuent d’apparaître à la surface du globe.
D’année en année moins nombreux.
Moins identifiables.
Définitivement dépareillés.
Au commencement, il suffisait de se baisser, les signes semblaient attendre entre deux mottes qu’on les recueille.
On jouait alors aux archéologues.
On imaginait pouvoir reconstituer une écuelle de terre cuite.
Un broc, à partir de son bec.
Puis on ne trouva plus guère que des fragments plats, plus pâles que les autres.
Plus pauvres encore que le piètre butin des années précédentes.
Sans plus de valeur que cailloux.
La vaisselle du pauvre
épaisse, poreuse, friable
avait-elle été rendue aux cycles géologiques ?
La question, bien sûr, n’a pas surgi en ces termes
à l’époque
à ce moment de notre enfance où nous apprenions à lire
où déjà nous commencions à comprendre ce qu’avait été la guerre
trente ans plus tôt
dans cette ancienne forêt royale où l’on trouvait en abondance
le gui
le houx
le muguet
les violettes
les fraises et les mûres
les bolets et les trompettes de la mort.
C’est sous cette forme pourtant que la question refait surface, aujourd’hui que j’ai lu les livres de référence
ceux qui osent parler à la face de l’homme de la destruction
par l’homme
l’arasement total
cette ivresse qui est la nôtre
l’incoercible besoin de réduire à rien les corps
et l’esprit qui préside jusqu’à la plus insignifiante de leurs productions matérielles
un lit, une tasse, un clou
réduits à l’état de cendre ou de scorie, indiscernables de la glaise ou du fer natif.

De la destruction comme élément de l’histoire naturelle

Nous savons que les phrases ne sont plus à la hauteur de l’expérience
Nous le savons depuis plus d’un siècle
Nous ne savons pas quoi faire de ce savoir
L’auteur de ce titre
cela est connu
resta interdit devant le seuil qu’il venait de tracer. Jamais il n’écrivit l’article que lui inspiraient les vagues incandescentes du « bomber stream », et les dévastations qu’elles entraînèrent dans les villes de Dresde, Hambourg, Cologne
Seul ce titre nous est parvenu (je prends soin de le séparer du reste), et lorsque quarante ans plus tard, W. G. Sebald demanda à celui qui l’avait formulé ce qu’il y entendait, l’expert en bombardement aérien qu’il était n’eut pour toute réponse que cette image
« Une cathédrale noire plantée au milieu d’un désert de pierre »
et cette autre
« Un doigt coupé, trouvé sur une montagne de décombres »
Nous sommes debout devant la butte-témoin
Indestructible
est l’énigme de ce titre
qui parle pour toutes les ruines du siècle
et dont la vocation essentielle
peut-être
est de passer
d’un siècle de ruines à l’autre
et de main
en main
en silence
jusqu’à nous
comme le champ de la fable
Il n’est personne, à son insu même, qui n’ait hérité de telles solitudes
qui n’en ait reçu la hantise en partage
Chacun de nous
à son tour
en transmettra une parcelle
et la retournera
encore et encore
jusqu’à l’épuiser
jusqu’à la terrasser

Texte © François Bizet – Illustrations © DR
L’Âge de pierre est un workshop in progress sur la mémoire du monde de François Bizet.
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