L’imposture Heidegger : « Le philosophe ayant sauvé Auschwitz »

Par la bande, nous retrouvons Heidegger quand Lacoue-Labarthe repose à nouveau deux questions :

Est ce que l’ontologie fondamentale de l’analyse du Dasein recelait la possibilité d’une adhésion au fascisme ? Et si oui, à quelle sorte de fascisme ?

Pour répondre, Lacoue-Labarthe admet que « pour des raisons proprement philosophiques, l’adhésion était possible à un mouvement national et populaire ». On se croirait dans une traduction de Fédier : le national-socialisme étant métamorphosé en « national » et « populaire ». Voulant étayer ces « raisons philosophiques », Lacoue-Labarthe se lance dans des explications aussi ambiguës que jargonnantes (comme dans les plus beaux morceaux de bravoure du Maître) dont je fais grâce au lecteur. Il devient plus audible afin de nous mettre en garde contre la tentation d’associer « la même analytique du Dasein  à un engagement de type ‘socialiste' ». Donc d’accoler le mot « national » à « socialisme » (analyse que reprendra Fédier un peu plus tard). Ici, Lacoue-Labarthe nous refait le coup de la « rupture de 1934 » où l’hostilité de Heidegger – ne craint-il pas d’écrire – « au national-socialisme et à son idéologie est explicite et déclarée ».

Bien sûr, Lacoue-Labarthe reconnait que la « philosophie de Heidegger », donc l’essentiel, n’est ni internationaliste, ni rationaliste, ni humaniste (puisque le nazisme est un humanisme, et que Heidegger n’est pas nazi, ce dernier ne peut donc pas être humaniste, et Lacoue-Labarthe se révèle parfaitement cohérent), ni progressiste (notre auteur consent même à l’appeler « philosophie de droite »). Lacoue-Labarthe en arrive à l’une des thèses de son livre, de manière tortueuse comme à son habitude, en tournant autour du pot, avançant que Heidegger, mieux que quiconque, savait que « le fascisme – comme le marxisme et ‘l’américanisme’ – procédait d’une méprise, fondamentale pour le coup, sur l’existence de la techné ». Ceci pour, ensuite, affirmer que Heidegger « nous avait appris à penser de quoi il en retourne, philosophiquement, dans le fascisme tout court ». On aura compris qu’il fallait être fasciste, ou l’avoir été, pour comprendre le fascisme !

Le texte publié en annexe de l’ouvrage de Víctor Farías (Heidegger et le nazisme), plus sobre, expose « sèchement » – je l’ai déjà précisé – les thèses de Farías, puis en vient à des considérations critiques. On est quand même étonné que pour ce livre, traité de « malhonnête », cette malhonnêteté – sans même parler du contenu de l’ouvrage – s’expliquerait par une « opération montée » à laquelle Lacoue-Labarthe associe Jean-Pierre Faye. Ce dernier ne semble pas faire partie de ses amis, mais je n’en relève pas moins la tonalité paranoïde du propos. Lacoue-Labarthe conclut ce texte en affirmant que « l’énormité d’une simplicité navrante » des thèses de Farías est sans conséquence (alors qu’il vient de consacrer 14 pages bien serrées à tenter de les réfuter). Il ajoute, bien imprudemment :

Le vrai travail (il y en a eu à ce sujet et il y en a encore) finit toujours par se faire connaître là où il doit se faire connaître, et les vraies questions finissent toujours par passer.

Tout à fait d’accord, à la différence près que ce travail a été entamé au début du 21e siècle et perdure, dans un sens auquel ne pouvait s’attendre Lacoue-Labarthe. Celui-ci n’étant plus malheureusement parmi nous pour le constater.

Il paraît possible, après tout, que l’auteur de La Fiction du politique eût salué les travaux de Peter Trawny, l’un des éditeurs de Heidegger, qui n’hésite pas à proclamer que Heidegger nous aide, plus que quiconque autre philosophe, à comprendre la Shoah, laquelle – comme nous indique Richard Wolin rapportant ces propos de Trawny – « aurait été essentiellement une manifestation de ‘l’errance’ et du ‘destin’ […] deux concepts centraux dans la philosophie heideggerienne tardive » ! Trawny va jusqu’à écrire que Heidegger est « le philosophe ayant sauvé Auschwitz » ! Dans son livre Irrnisfuge, Trawny prétend donc qu’on ne « peut tenir Heidegger pour responsable de ses méfaits politiques dans la mesure où tous errements seraient né de ‘l’errance’ et du ‘destin' ». Par conséquent, nous devrions célébrer Heidegger (au lieu de le blâmer) « comme un héros tragique, une sorte d’Œdipe ». Wolin ajoute cruellement :

Mais à ma connaissance, Œdipe n’a jamais soutenu un régime responsable d’une guerre qui fit cinquante millions de morts.

Philippe Lacoue-Labarthe évoque, dans La Fiction du politique, « la complaisante notion de pensiero debole introduite par Vattimo et Rovatti il y a quelques années, associée à un accueillant fourre-tout postmoderne ». Retenons ce dernier mot pour décrire une dernière catégorie d’heideggeriens. On doit donc à Gianni Vattimo ce concept de débolisme (la pensée faible) qui, pour François Rastier, s’apparente à un trompe-l’oeil :

La revendication de faiblesse permet de différer les questions gênantes en esquissant toute critique : [ainsi] la pensée philosophique peut éluder toute responsabilité éthique et tout jugement aléthique, pour élire domicile dans une zone grise où se trouve théorisée l’impossibilité de juger.

Une notion autant diffuse que celle de postmodernité (ou de postmodernisme) rend l’exercice difficile. Citons Slavoj Žižek (« Heidegger est grand non pas malgré son engagement nazi, mais grâce à lui »). Par delà l’aspect provocateur de la formule, ce paradoxe n’est pas très éloigné de la thèse de Lacoue-Labarthe (« Heidegger est celui qui nous a appris à penser le fascisme ») dans un contexte certes différent. Ici, avec Žižek, celui du tollé provoqué par la publication du livre d’Emmanuel Faye. Sachant aussi que la réception de la pensée de Heidegger n’est plus uniquement l’affaire du monde académique (celui des Derrida, Lacoue-Labarthe, Fédier, etc.). Cet heideggérianisme appelé postmoderne établit, lui, ses quartiers dans un environnement plus politique, dans lequel des penseurs comme Carl Schmitt, voire Michel Foucault ont autant d’importance que l’auteur de Être et Temps. Ces heideggeriens de second type peuvent même évoquer la « radicalité » de Heidegger pour dénoncer, par exemple, « le mensonge démocratique » au nom d’une conception du « Peuple » aux forts accents populistes. François Rastier évoque dans cette configuration « divers radicalismes politiques » qui refondent « sur le ‘Peuple’ et la ‘Communauté’ la théorie de la Souveraineté et celle du Sujet, comme naguère le Dasein heideggérien sur le Völk ». Même si la notion de radicalité paraît ici excessive, ou discutable, la perversité de la chose peut s’observer à travers le phénomène rouge-brun. Je rappelle que l’ancien cofondateur du Parti national-bolchevique (avec Limonov), Alexandre Douguine, est l’auteur de Martin Heidegger : Philosophie d’un autre commencement, dans lequel la « philosophie » en question se confond avec une pensée ultra-nationaliste.

La « théologie politique » de Giorgio Agamben s’inscrit dans la pensée de Heidegger (avec celles de Schmitt et de Foucault). D’ailleurs Agamben, très tôt initié à la pensée du Maître (notre étudiant philosophe figure parmi les participants aux séminaires organisés par Heidegger entre 1966 et 1968), nous conduit via cette référence au Comité invisible. Pour qui l’ignorerait, la revue Tiqqun (animée par Julien Coupat entre 1999 et 2001) se réfère à Heidegger (mais aussi à Debord et Foucault). Précisons également qu’Agamben (lié à Coupat) était en quelque sorte le parrain de cette revue, le philosophe italien affirmant que pour Tiqqun, « il n’y a plus de différence entre le pouvoir et le sujet. Il n’y a plus de sujet, il n’y a plus de théorie du sujet, mais seulement des ‘dispositifs' ». Cela étonnera certainement certains lecteurs de L’Insurrection qui vient et de À nos amis, d’apprendre que ces deux livres restent imprégnés d’un heideggérianisme non revendiqué où – pour prolonger le propos d’Agamben (et établir un lien entre Heidegger et Foucault) – la métaphysique organise un face-à-face artificiel entre le sujet et le monde comme si le sujet ne faisait pas partie du monde, comme si le sujet avait à découvrir le monde, alors qu’il est toujours dans ce monde, et que le monde le traverse et le constitue.

On en termine avec ce postmodernisme heideggerien en citant le cas de Roberto Esposito. Ce philosophe italien est l’un de ceux qui ont emprunté à Foucault son concept de biopolitique. Pour Esposito, la biopolitique heideggerienne prendrait, à partir de La Lettre sur l’humanisme, une direction opposée au biopolitique nazi et à l’essence thanatologique, propre à ce dernier. Julio Quesada Martín constate que « Esposito n’a pas pensé en profondeur que le problème du mal tel qu’il apparaît dans La Lettre sur l’humanisme, ‘le mal unique’, reste débiteur de cette antinomie qu’il n’a jamais pu dépasser entre existence et vie ». Il ajoute (prolongeant ainsi un propos d’Emmanuel Faye) :

Le fait que Heidegger a parié sur une sélection non pas raciale biologique, mais au contraire métaphysique, ne signifie pas, loin de là, que ces deux biopolitiques se trouvent réellement en opposition. Nous devrions penser que si « le mal unique » consistait en 1947 en l’oubli de l’être, il est dès lors logique de conclure que l’extermination des Juifs d’Europe n’aura rien signifié de mal pour Heidegger.

La conclusion de Quesada Martín est que :

Ce qui relie Heidegger à Auschwitz incite tout au contraire à une révision et une autocritique sur le rôle joué par les philosophes dans leur disposition à justifier métaphysiquement et ontologiquement la pire des cruautés.

Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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