Vaguement, très vaguement l’idée que l’obscurité peu pénétrable (vagin de fer) du bouddhisme ésotérique Shingon recueille et exprime au mieux sous sa forme illisible – papiers chiffonnés – mandalas, bouddhéités, bodhisattvas, rois de sagesse… l’essence de notre quotidien. Ce quotidien dont quelques sales menteurs, sales menteuses, avides de pouvoir essaient de nous faire croire qu’il est transparent comme une boule de cristal de roche. Transparent et quadrillable. Orthonormable. Oh que non ! Combien il nous résiste ! et combien ce « il » qui désigne le réel, c’est finalement ce « nous », censé dire le nom de celui qui parle !
Entreprise de résistance, au bord de la vaste mer – vague souvenir du vieux Caspar Friedrich – brouillé et silencieux. Doux son du ressac. Clapotis des eaux adossées à l’infini de l’espace – au pied de l’infini de l’espace. La grande toile du ciel tendue comme un fond de décor. Ou bien, si on l’exprime de façon absolument inverse, aucun îlot de résistance. Toute pénétration. Saccagé. Ville ouverte. Déchaînement de violence. Pas vraiment d’enclos (l’enclos, c’est celui de Combat de nègre et de chiens de Koltès). Prise. Prise de Nankin, par exemple. Bagdad est prise en 1258 – Ispahan saccagée en 1387. Livrée. Ce qui se traverse et se parcourt. Ce qui est fait et pensé pour les peuples à cheval. Le trésor imaginaire des histoires des peuples nomades. Face à l’immobilité du mandala, ses cases, les casses d’où sortir les caractères pour énoncer le grand livre.
Ma mère qui soupèse la vie, ma mère, vieille prêtresse impotente qui soupèse l’existence, de ses deux mains, de ses yeux bleus, beaucoup plus bleus que les miens, comme une belle prière. Non pas une prière, mais un savoir. Prêtresse, c’est-à-dire maîtresse des rituels, sachant – savante – les gestes à faire. En même temps, traversée, pénétrée, cheminée. C’est-à-dire carrefour. Sybille, si l’on veut ; Pythie, si l’on veut. Lieu de parole, en gros. Lieu de marché, lieu de palabres. Comment chaque humain, chaque vivant, est finalement un nœud où le réel vient se nouer, un lieu où des forces s’assemblent, un temps. Quelques superstitions bien pratiques, bien utiles, superstitions pourtant, mais lourdes comme des seins d’un mûr savoir, comme les belles poires qui pendent aux arbres – Tantale, Théophile de Viau.
Il y aura toujours l’imposture de l’autorité, le mythe de la transparence. Et en face, toujours la rêverie du bougre de Cyrano de Bergerac, de Cyrano l’inverti qui s’offrait des plaisirs sexuels illicites – sans doute – et qui alla pousser la promenade jusqu’au fond des cieux, qui fut rêve, qui étala devant nous, lecteurs, des contrées nouvelles, comme on étale une nappe sur la table, une belle nappe blanche pour y faire figurer les mets qui nous réjouiront.
Comme aussi ces émigrés, ces immigrés venus d’un fin fond de l’Afrique étaler sur des tissus chamarrés de petites tours Eiffel en plastique, des arcs de triomphe pour touristes en manque d’imagination. Danse sur la Lune. Sur le Soleil. Ici (chez Cyrano) se dit quelque chose, quelque chose de neuf qu’on ne savait pas et que nul encore n’avait dit. Et cela importe. Faut-il que moi, je marie ma mère, ma sainte mère – je me comprends – à ce fieffé de Cyrano, à ses conduites exploratoires qui réarticulent cette poupée démembrée du réel, à figure de père, à figure de roi ? Assemblage monstrueux, assurément. Je marche, j’avance dans la terreur, par la terreur. Je suis ainsi, en quelque sorte, prêtre officiant. Investi de ce pouvoir. J’avance entre les lieux, entre les gouffres, dans l’espace des pages. Mariage monstrueux, je vous l’accorde. Et pourtant, je m’avance, je monte les marches devant l’autel et je tiens de la main ma mère et Cyrano que j’unis devant Dieu.
Texte © Vincent Brancourt – Illustrations © DR
L’ordre du monde est un workshop in progress de réflexions intimes et extimes sur le monde tel qu’il va, de Vincent Brancourt.
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