« L’ordre du monde ». De façon évidente, l’expression revient comme un mantra. Le mot – mantra – s’impose à moi dans sa stupidité, dans son parfum vaguement oriental, dans sa force démobilisée. Maladroit. « L’ordre du monde ». C’est comme un miroir brisé, et encore brisé, qu’on essaierait de reconstituer, d’assembler de nouveau pour qu’il forme une image. Commençons par un exemple simple.
Sur le parking d’un grand centre commercial, en périphérie d’une ville d’importance secondaire – la province – sur ces terres conquises sur les champs environnants, c’est le soir et le jour est particulièrement clair et brillant – chaleur du soir qui tombe. Le soleil éclate à l’horizon et aveugle ceux qui s’aventurent à le regarder, ceux qui doivent lui faire face – ces conducteurs automobiles que leur chemin mène vers l’ouest. Ainsi la lumière, tendre, dore chaque objet du monde. Tout étant devenu précieux. Sur le parking, plantés à intervalles réguliers, de petits arbres. L’un tout en fleur. De minuscules fleurs blanches. « L’ordre du monde ». Il y a aussi les couleurs prises par les troncs, par l’écorce, la chaleur de ces couleurs allant de l’ocre au vert, ces joyaux dans lesquels on plonge à pleine main. Affairés, nous hâtant vers nos tâches, nous recueillons à peine ces trésors. Nous continuons vers notre but prochain. Il faudrait arrêter.
C’est ce que je nomme « l’ordre du monde », et rien d’autre. Cette puissante jouissance gratuitement offerte de la beauté du monde. Pas même méritée. Et pas même étreinte par la plupart d’entre nous, même si pour peu qu’on s’y donne, le plaisir ressenti atteint l’intensité de la douleur, de la suffocation. Je mets dans cet exemple proposé la totalité de ce que j’appelle « l’ordre du monde », comme dans un sac, où l’on fourre l’essentiel – image du départ.
Pour ma part, assistant patiemment au renversement du jour, je goûte cet éclat. J’ai peine à épuiser la fascination dont s’entoure cette expression pour moi : « L’ordre du monde ». Il me faudrait sans doute tenter d’en définir chacun des termes. Proposons une autre image, celle d’une divinité hindouiste – est-ce Shiva ? – qui danse dans son cercle, un pied appuyé au sol, l’autre soulevé, avec ses quatre bras qui forment un équilibre presque parfait, la face orientée vers celui qui la regarde, le caractère androgyne du corps laisse planer une ambiguïté sur le sexe. Ce qui importe, c’est cet équilibre, la danse. Comme si la danse ici était une suite de poses immobiles, figées, chacune atteignant une perfection apaisante, nous confirmant cet ordre du monde.
Ce monde, j’y mets tout, à la fois l’humain et le non-humain. Il est ma totalité, cette totalité qui se donne, par multiples voies, à moi. Il est ce monde jusqu’à ses confins et dans sa « merveilleuse » proximité – celui que l’on touche. Dans le mot « ordre », je loge à la fois ce qui rassure et qui relie à la terre, mais aussi l’oppression de tout ordre social – cet ordre du monde, implacable, qui ne laisse pas à l’errant, au gyrovague, l’occasion de la fuite, mais l’enserre de ses rets et le contraint à revenir à sa place. Dieu rétiaire, au vaste filet lancé sur les humains. J’y mets aussi cette petite angoisse qui taraude, sans légitimité, et qui est sans doute le plus clair signe que nous sommes en vie.
Ainsi va le monde. « L’ordre du monde », il faut comprendre aussi que c’est une expression à proférer, une parole lancée au-devant de soi vers le monde. Comme un mantra. Comme une formule propitiatoire qui serait, peut-être, capable d’écarter le malheur. Ou encore, peut-être qui par « la profondeur de sa signification » serait capable de saisir justement cette totalité et son secret pour l’encercler, l’englober dans une unité proférable, la bouche s’arrondissant pour former le O qui ouvre la ronde.
L’ordre du monde
Pour le dire autrement, si j’applique cette expression à cette beauté somptueuse et modeste qui s’offre, j’imagine que je peux tout aussi bien l’accoler à l’effroi qui loge au cœur du mot « ordre ». Enfant, j’ai fait bien des fois ce rêve étrange dans sa banalité et son opacité mêmes : j’errais dans les rues d’une ville. Médiévales si vous voulez. Du moins, obscures et étroites, sans perspective. Pour soudain déboucher sur ce que je savais d’emblée être la place centrale au centre de laquelle s’élevait comme une tour blanche, d’une éclatante blancheur qui s’imposait sans refuge possible. Ce n’était pas un bâtiment : nulle porte, nulle fenêtre ; plutôt l’image d’une clôture parfaite et impénétrable.
Aujourd’hui, si j’y pense, c’est l’image de la navette spatiale américaine qui vient à mon esprit pour figurer cette étrange tour. Ce parcours qui menait vers ce lieu et vers le monument qui s’y dressait était pour moi l’image évidente de la terreur, dans son évidence même – sans doute image de l’ordre paternel. Implacable. De même, la beauté évoquée plus haut du vaste parking d’un supermarché de province où les maigres arbres – arbustes ? – plantés de loin en loin comme pour exorciser les étendues de macadam jetées sur les terres arables ; de même, cette beauté presque incongrue s’impose à moi comme une jouissance terrible, presque asphyxiante. C’est justement cette absence d’échappatoire que je suis conduit à nommer de cette sombre et un peu solennelle expression : « l’ordre du monde ».
Texte © Vincent Brancourt – Illustrations © DR
L’ordre du monde est un workshop in progress de réflexions intimes et extimes sur le monde tel qu’il va, de Vincent Brancourt.
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