L’ordre du monde : Une vaste demeure #1

Une vaste demeure à la campagne dont on pourrait rêver. Au bord d’une rivière. De l’autre côté, la forêt. Pas même de route passant sous les arbres sur le flanc de la montagne. La route passerait de ce côté-ci, à travers les rizières car ce serait non en Europe, mais en Asie que cela se passerait. Se passerait-il d’ailleurs quelque chose ? Rien n’est moins sûr. Ce serait une vaste demeure paysanne avec une entrée immense, vaste, sombre, au sol en terre battue. Puis, de pièces vastes, avec quelques meubles simples, aux formes rectangulaires, sans fioritures. Avec ce goût de l’ombre, cette réticence à la lumière – la croyance qui veut que l’ombre soit accueillante et qu’on s’y love. Et des parois coulissantes séparant ces pièces, ouvrant sur l’extérieur. Une demeure de paysan riche, de maître de village, avec un toit de chaume très épais – à moins qu’il ait été remplacé par des tôles de métal, peintes en rouge ou en bleu.

Il y a cette vaste demeure. Et je ne vois venir à moi pour la qualifier que cet adjectif, vaste. Après, on pourra toujours imaginer de la vie, une vie. Par exemple, le fils parti à la guerre, ses parents, son épouse vivant sa dure vie au pays, élevant seule son enfant, leur fils ou leur fille – je ne sais… Mais ce n’est pas ma tâche. Il y aura toujours, pour imaginer cela, suffisamment de feuilletons télévisés diffusés en matinée sur les chaînes publiques pour divertir les femmes au foyer. Dès lors, la maison se peuplerait et on entendrait bruire les sons de la vie quotidienne. Sans doute, faudrait-il recourir à quelques acteurs, quelques actrices, ces têtes qui nous sont familières, que nous voyons de film en film venir prêter leur vie au passé et dont les noms peuvent orner les unes des tabloïds, les frasques – s’il y en a – défrayer la chronique.

On voit sans doute, accrochés à la partie haute des murs qui courent le long des pièces, au-dessus de la traverse, les portraits photographiés des ancêtres – on imagine ces photos prises dans les années 20 ou 30 du siècle dernier, peut-être même avant. Des photos terriblement posées. Je veux dire que les ancêtres, l’homme, la femme en kimono qui y figurent ont vraiment posé pour cette photo, qu’ils ont pris le temps d’arrêter leurs activités ordinaires. Ils sont, lui, elle, immobiles. Ils se détachent sur un fond abstrait comme si rien n’existait derrière eux, comme si sur Terre, il n’y avait qu’eux et le photographe penché derrière son appareil, comme le photographe de La Diligence, dans Lucky Luke, cette grande perche avec son petit chapeau, le nez retroussé, courbé, la tête glissée sous le voile noir qui recouvre son appareil. Ils existent, cet homme, cette femme, les ancêtres, hors de tout récit, de toute aventure. Ils sont là, c’est tout. Le visage terriblement fermé. Et on en conclut, on a envie d’en conclure qu’ils ne parlaient pas trop, qu’ils vivaient dans un temps où il était d’usage de ne pas trop parler, d’être taiseux, la parole ne s’accordant pas trop au lieu où ils vivaient, au milieu où ils vivaient – nous sommes au-delà de la plaine du Kantō, là où les montagnes ont déjà commencé ; plus loin, ce sont des terres plus rudes encore, un monde qui m’est encore plus étranger. En tout cas, on ne peut pas vraiment imaginer quelle fut leur histoire. Pas plus qu’on imagine celle de l’empereur que l’on voit de face sur la pièce de monnaie, d’or ou d’argent.

Je songe ici à un empereur romain de l’empire déjà devenu chrétien. Et je songe aux doigts de celui qui aux confins de l’empire manie cette pièce – sans doute, n’est-ce pas une pièce d’or ou d’argent, mais de bronze pour que la scène soit plus vraisemblable. Et on sait que cet homme des confins de l’empire ne s’attarde pas à imaginer la vie de celui dont il peut voir la face sur cette piécette. Sans doute aimerait-on feuilleter quelque album de famille pour en savoir plus, pour tenter de deviner ce qu’ils furent, ce qu’ils ont été. Tout en sachant que cela ne résoudrait pas vraiment le problème et que les lambeaux d’histoire qu’on imaginerait en contemplant les clichés seraient nécessairement fadement insipides, privés de sens, parce que ce n’est pas notre monde, ce n’est pas le monde qui nous fut familier depuis notre enfance. Et serions-nous jetés dans quelque veillée familiale, métamorphosés en un petit animal domestique qui saurait écouter les paroles de ceux qui seraient là, cela nous resterait toujours aussi opaque. Quoi qu’il en soit, il nous faut nous contenter de la présence imposante de cette demeure – imposante, mais il suffit de s’éloigner de quelques pas pour échapper à ce pouvoir. Comme il suffit de revenir à la voiture, de mettre le contact, de faire une brève marche arrière, puis de reprendre en sens inverse le petit chemin qui allait jusqu’au bord de la rivière, de revenir sur la route principale qui nous ramènera au monde, pour quitter la fascination à laquelle nous nous laissons prendre devant cette maison à l’intérieur de laquelle nous avons à peine pénétré.

Aujourd’hui, ce ne sont que des descendants, des gens qui habitent à Tokyo ou dans une autre grande ville qui reviennent parfois, qui profitent d’un week-end prolongé pour revenir et ouvrir les lourds volets de bois qui ferment chacune des pièces de cette maison de plain-pied. Alors, le temps de deux ou trois jours, les pièces ordinairement closes sur elles-mêmes sont ré-ouvertes, rendues à la lumière et à l’air du dehors. Nous sommes au printemps. Et si on a de la chance – c’est le cas aujourd’hui – on jouit d’un beau temps, la végétation tout autour s’en donnant à cœur joie et le vert des feuilles ayant cette tendresse qu’on ne trouve qu’en cette saison, cette douceur, cette générosité. On peut s’asseoir sur le bord de cette longue coursive qui longe tout un pan de la maison et y boire une canette de bière ou une bouteille de thé en plastique, c’est selon. Alors, le passé massif, lourd et dense, redevient visible – même s’il échappe à toute narration. On se rend compte que cela a existé et qu’il y a eu des gens pour vivre cette époque qui se laisse deviner, à nous qui passons et qui entrevoyons derrière une haie vive, ce monde aujourd’hui silencieux – peut-être fut-il toujours silencieux.

Le bruit, ce sera celui des contemporains, des gens qui vivent aujourd’hui – bruit des volets qui s’ouvrent, bruit des outils avec lesquels on taille ou élague les plantes du jardin. Mais la maison elle-même, celle des ancêtres, elle, reste obstinément silencieuse, comme l’enfant buté qui n’a rien à dire, qui refuse de dire quelque chose, préférant le silence à la parole, préférant la punition injuste, injustifiée à la parole, la parole étant nécessairement trahison. D’où ce sentiment hautain qui se dégage de ces murs, de cet assemblage de poutres de bois qui a traversé le temps et a laissé s’en aller dans la mort ceux qui en furent les véritables habitants, témoins d’un temps où on arpentait le monde, où le travail du cadastre, entrepris depuis bien longtemps, marquait au monde ses limites, limites qui valaient surtout dans l’esprit, à l’intérieur des têtes et par conséquent dans tous les gestes, tous les mots qui pouvaient surgir de cet esprit. Nous, il ne nous reste que cette coquille vide, que le regard buté, fermé des ancêtres accrochés aux cimaises, assurant par leur présence, attestant par leur présence qu’ils furent là – comme si on ne pouvait rien savoir de plus sur eux, que l’attestation de cette présence, chacun de leur geste nous restant indéfiniment opaque, obscur.

Texte © Vincent Brancourt – Illustrations © DR
L’ordre du monde est un workshop in progress de réflexions intimes et extimes sur le monde tel qu’il va, de Vincent Brancourt.
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