La fata Morgana dans ses œuvres : La grande illusion des mers orientales, des formes flottent, géométriques et sombres dans le contrejour du Levant par-dessus un rempart de cumulus à l’approche des côtes de Troie : c’est le château de mon enfance (celui du Grand Meaulnes) : il y a une fête en l’honneur des filles jumelles de Monsieur le Comte de Minos, tous les gamins courent déguisés avec des têtes de vachettes dans le labyrinthe que forment ses couloirs – je suis perdu – entouré de torches médiévales à la recherche d’Ariane – je suis seul dans
Hôtel Tokyo : au fond du hall des piles de papiers entassés derrière une vitre de plexiglas jaunie par la nicotine fait office de bureau d’accueil. Pour y accéder (c’est un rite de passage), il faut enjamber un seau qui récolte depuis le plafond une eau verdâtre qui dut servir au déluge. Au fond, à droite, un long couloir, les murs sont ornés par une succession de massacres de daims, débouche sur une mer de glace kafkaïenne – l’explication de ce terme apparait très clairement une fois poussée la porte sur laquelle il débouche : c’est une cour intérieure jonchée d’appareils électroménagers hors d’usage couverts d’une épaisse couche de givre : j’ai fait tout ce voyage depuis la France pour découvrir ça ? Me voici coincé dans cet hôtel pourri au terme d’une Iliade peuplée de livres et de cafards.
Métamorphose : Doux contact tout le long des bras de la soie des ténèbres (Lilith). À y regarder de plus près (ma main paralysée sur la poignée de porte au bout du couloir), mes ongles sont noirs et luisants comme les élytres d’un bousier… Je me suis trompé de livre. Je ne suis pas dans un roman consacré au métier d’arpenteur, je suis tombé dans une encyclopédie poussiéreuse à un chapitre consacré aux planches anatomiques des invertébrés, rubrique des « Coléoptères ». J’en tourne à la va-vite les pages, me voici au rayon « Architecture de la Renaissance » face au croquis
d’un château énorme aux pierres noires couvertes d’humidité (épaisse, presque gluante) : c’est une Bastille lugubre trônant dans un Dublin mythique où se joue un étrange ballet : les corps mous (auxquels on vient de retirer les os) des jumelles de Monsieur le Comte en habits de ballerines sont étalés sur un plancher de chêne clair. Elles font penser à deux poissons échoués sur la grève tentant de prélever sur le reste du monde une ultime ration d’oxygène – avant putréfaction spontanée et éclaboussures de merde jusqu’au plafond. Chose importante : il y a un metteur en scène, mais il n’existe plus de musique.
En bas de l’hôtel Tokyo (Athènes) des ombres à forme humaine portent les flammes de l’Hadès chimérique dans leurs paumes. L’une d’elles, probablement une prostituée des Balkans portant l’antique tunique d’Europa m’offre une main de laquelle s’élève le gaz révélateur d’une flamme bleue (Éleusis). J’y approche le visage pour m’allumer une clope. À la première bouffée conscient que d’une minute à l’autre tout le Visible s’enfoncerait derrière moi avec mes certitudes, j’éprouve depuis tous mes organes cachés les morsures irradiantes de l’en-soi. Me voici enfin seul dans
une maison des cités ouvrières abandonnée à l’écart de toute ville connue (Sedan). Au milieu d’une trentaine de portraits peints par Modigliani des traces d’anciens squatteurs parcourent les murs du rez-de-chaussée sous forme de graffitis à la craie rouge. Diverses positions de coït y déclinent une version incomplète du Kamasutra dans des traits grossièrement bâclés dont seules les parties génitales semblent avoir fait l’objet d’une réelle attention stylistique.
Expo Duchamp au Centre Beaubourg – son Nu descendant un escalier déambule dans les ruelles sous-éclairées que surplombe le château de Prague, particulièrement énorme et sombre cette nuit-là. Le pavé luit après huit heures de bruine. Au loin, et tout aussi luisante, passés les ponts, la Vltava parcourt un ensemble de paysages cinétiques à une vitesse proche de celle qu’on attribue aux cyclones, mais qui cette nuit – de toute évidence – n’est autre que celle de mes yeux coincés sous les paupières soudées à la chaux d’un épileptique.
Texte © G. Mar – Illustration © DR
Nocturama est un workshop d’écriture fictionnelle in progress de G. Mar.
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