Des villes s’écroulent dans des expériences de mort imminente – Des mercenaires virtuels traversent plusieurs guerres en exhumant l’histoire familiale du rêveur de la fange des siècles – Une descente dans les limbes d’un continent sud-américain le mène jusqu’à la révélation d’un soleil fondu dans la bouche – Une fille conduit sous acide dans un paysage de campagne parsemé d’industries appelées à s’effondrer à la suite du mur de Berlin – Un amour de jeunesse refait surface sous les traits du personnage de Caddie dans Le Bruit et la Fureur de Faulkner – Des flics américains en carton déferlent toutes sirènes hurlantes jusqu’au seuil d’une inquiétante maison freudienne – Des images des attentats du 11 septembre défilent en boucle sur les eaux sénégalaises du Saloum…
Tentons une approche je sors d’une bouche de métro compressé par la foule, pris dans son mouvement j’avance au rythme de Paris qui dépasse le cadre de la stricte définition. L’état hypnagogique est un état de conscience intermédiaire entre veille et sommeil propice à la production de troubles d’ordre sensoriel je porte avec mon corps incroyablement lourd un sommeil fantomatique par-dessus l’asphalte mais j’avance à grande vitesse dont l’une des caractéristiques est la non-dissociation passagère entre l’hallucination elle-même et le monde ambiant – le sujet ayant, durant cette phase d’endormissement un accès à certains des cinq sens : on sent les draps qui se plient sous la cuisse quand on se métamorphose en triton, on entend le ventilateur rutiler quand décolle l’avion qui nous mène sur l’île d’Atlantis et nous savons très bien, pas la peine de nous la faire, que le voisin qui ronfle de l’autre côté du mur d’un quelconque motel est un cousin par la mère du Nosferatu de 1922. C’est ce processus de transformation sensible du monde sensible, cette alchimie réticulaire par laquelle se mêlent perceptions concrètes, souvenirs empiriques ou de lectures et dérives hallucinatoires vers les eaux troubles du sommeil qui nous a fait retenir ce terme d’hypnagogies pour qualifier la plupart des textes qui composent Nocturama (Le Grand Os, 2014).
L’une des impressions récurrentes produite par cet état, c’est que l’environnement auquel les sens donnent accès – le monde – et avec lui le corps par tous les canaux de l’aperception kinesthésique – s’écroule – pour se diluer dans l’espace nocturne, sans repères, de l’activité psychique comprise comme catastrophe ou désastre, moment de bouleversement des ordres sensibles, avant de se reprendre comme espace de transfiguration. C’est comme ça qu’un soir, alors que je longeais la rivière Chicago, contemplant le sommet des buildings qui la bordent couronnés de lumière au couchant, ils disparurent dans un grand flash et me retrouvais à 800 mètres de là sur Michigan Avenue à déambuler entre des geysers s’immisçant depuis les bouches d’égout sous les jupes de filles décollées du sol comme d’humains ascenseurs (à la vitesse de bouchons de champagne chassés de leurs enclaves de verre par de vieux démons). Chicago venait tout juste de s’élever de six à dix mètres au-dessus d’elle-même, couverte de poussières de chrome et de vieux chewing-gums. Destruction et recréation ? Trop binaire sans doute. Parlons plutôt de libre circulation des formes.
Un truc important, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’écriture, mais aussi d’expériences : dans ce « nouveau monde » jamais créé, toujours se faisant et se refaisant, nous avons perdu tout pouvoir. Nous ne le faisons pas tel qu’on le voudrait, ou tel qu’on imagine un monde débarrassé du sentiment d’effort pour faire place aux chimères du confort (ah mes supérieurs hiérarchiques viennent de se faire décapiter par un type de Daesh bien le merci mon gars du coup j’ai enfin pu baiser avec machine), sorte d’échappatoire à la vie active capable de faire abstraction du principe de réalité, du politiquement correct et du bon goût. Et pour une simple raison : non seulement, il n’est pas le fruit du désir comme peuvent l’être certains rêves : mises en scène de fantasmes avec réélaboration secondaire bis repetita au réveil, pour autant qu’on s’en souvienne, mais nous n’en sommes pas le démiurge, avec un œil coincé derrière la tête à contempler le manuel de montage de son œuvre à venir. Ce nouveau monde nous arrive, c’est tout ce qu’il sait faire le pauvre – épiphanique – et l’expérience qui en découle c’est que nous n’en sommes pas l’agent de production, au contraire on s’y découvre n’être rien d’autre que le réceptacle d’un ensemble d’évènements perceptifs dont l’enchaînement échappe à la loi bien comprise des récits comme à notre emprise. Un monde phénoménal sur lequel nous n’exerçons pas notre intelligence, et qui n’est pas encore l’expression travestie d’un désir, se dresse ainsi entre le jour des maîtres et possesseurs que nous sommes en partie et la nuit des pulsions. Insaisissable par nature, car en proie à d’incessantes métamorphoses (purement esthétiques), il ne fait que glisser entre les doigts de nos concepts les mieux établis comme à nos grilles d’analyses, en entraînant dans son sillage l’ensemble de nos certitudes formelles les mieux établies au fond du sablier.
Le temps de rejoindre deux registres de la vie psychique un autre monde s’ouvre dans toute sa fulgurance, un monde intermédiaire en tout point étranger au cartésianisme, son ontologie et sa géométrie, qui jette un sacré pavé dans le schématisme transcendantal au père Kant au passage (ou comment faire d’une seule pierre l’épochè sur deux philosophies du Logos d’un seul coup, juste en fermant les yeux). Aussi, le « Je » qui apparaît dans le texte n’est-il qu’un tic de langage, un lointain souvenir de ce que c’est qu’exister en première personne du singulier. Ombre d’homme parmi les hommes disait les siamois fondateurs de la compagnie Dedalus & Joyce. Ombre d’homme parmi les ombres tout court. Ombre d’ombre d’ombre… S’y jouent d’autres mécaniques lyriques que celles qui ont pour prérequis la substantialité supposée des egos : celles de devenirs polymorphes où les masques ne tombent pas pour faire place au triomphe du vrai (je suis qui je suis) mais se multiplient à la vitesse d’écoulement du fleuve d’Héraclite (le type qui vient de parler était aussi cuistot dans une baraque à frites du côté de chez Swann).
Transféré au texte cela donne : déflagration des formes a priori de la sensibilité que sont l’espace (homogène) et le temps (du récit) au travers de flux d’images à fortes charges impressives, lesquelles passent en intensité dans la lettre comme des boulets de matière noire capables d’absorber en eux-mêmes les signifiés et les signifiants pour les redistribuer selon des logiques imprévues. Qui ne s’est jamais rendu compte que l’occupation du palais de Saint-Pétersbourg par Lénine, lors de la révolution d’Octobre, était la conséquence des décisions prises par Agamemnon pour mener le siège de Troie avec l’aide des augures ? D’une fille sacrifiée par son père dans le mythe, nous trouvons la raison de millions de morts historiques à venir… et c’est à ce moment précis (où le réceptacle de cette révélation que je suis, saisit la réelle perméabilité entre l’Histoire et le Mythe) que ma main droite le Tsar et ses filles (des hystériques si on doutait encore) ont disparu. De multiples apocalypses prennent ainsi forme devant nous et, au réveil, les paupières aussi pâteuses que du sang en phase de coagulation, des grésillements d’origine magnétique se transforment au contact des murs en une ligne mobile et dysharmonique d’acouphènes phosphorescents.
Pour écrire les mains ne servent alors plus à rien, il suffit d’un tympan qui soit aussi un œil. Voici qui requiert du travail. C’est en opérant mentalement sur la plasticité de nos propres sens, et celle des concepts et mots qui n’en sont pas la transcription sans filtre, mais le médium de leur aperception (leur mise en forme, leur transformation), que l’on peut espérer prendre un peu de plaisir à jouer avec la plasticité des récits. Écrire en ce sens, c’est aussi entrer soi-même dans des devenirs polymorphes et faire l’expérience d’une inconstance ou d’une instabilité première, l’expérience d’une impossibilité : celle de se tenir dans l’impérium totalitaire du une fois pour toute.
Un principe d’incertitude est à l’œuvre. S’anarchiser en est peut-être le terme.
Texte © G. Mar – Illustrations © DR
Nocturama est un workshop d’écriture fictionnelle in progress de G. Mar.
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