Un ensemble de clichés tirés du Gotham Book Mart de New York pris dans les Appalaches et le reste du monde. Le tout bouge selon les procédés cinématographiques du Dogme95 (Europa). Perdue au milieu de champs cultivés une énorme grange faite de planches mal clouées dont l’un des pans de mur est ouvert. À l’intérieur, un magasin d’articles réservés aux cultivateurs : vestes et pantalons très solides, outils et casquettes camouflage. Derrière le magasin, toujours en noir et blanc, des animaux très étranges vaquent librement dans un verger de pommiers, passant leur temps tout autant à se contorsionner pour prendre des poses inouïes qu’à changer de formes avec l’aide du vent. À y regarder de plus près, on dirait des humains.
Extrême pointe du Péloponnèse : jaillie des ruines aussi rases et brûlées par les vents que les genévriers une meute de chiens sauvages nous refoule en courant vers l’épicentre continental de la civilisation (le cœur glorieux d’Athéna), l’œil ensanglanté, les crocs bardés d’épais filets de bave formant d’étranges stalactites. Encore deux foulées avant de nous faire dévorer !
Nos corps en lambeaux ballotés au rythme de la Neva vers des horizons baltiques plus rougeoyants que ceux de Pétersbourg avec vue, au passage, sur les coupoles conte-de-fées de la cathédrale Saint-Sauveur plantées dans l’œil d’un ciel pleurant les morts de Leningrad, les troupeaux d’orphelins amaigris jusqu’à l’os, et les cannibales repentis.
Tenderloin. Odeurs suffocantes d’urine et d’herbe brûlée. Les vétérans du crack y déambulent en chaise roulante, hurlant comme des fauves à l’oreille des passants tout l’au-delà de leurs cerveaux. Miroitant par-dessus les buildings tel un hologramme projeté contre une masse de cumulus énormes aucun des deux ponts qui collent à l’image de la ville ne propose d’échappatoire à l’implacable logique du solipsisme vers d’autres espaces mentaux : ils nous parlent, mais ne nous voient pas. Nos images se perdent avec leurs démons au milieu des eaux…
Dans un port minuscule en aval de Delphes, le fantôme de Costas le Green, un ancien de la marine marchande, nous accoste dans un mélange parfait de quatre langues que nous ne maîtrisons pas : grec, allemand, espagnol, russe et pourtant (vertus du Saint Esprit ou rémission de la chute de Babel, de la dispersion des idiomes et des races aux quatre coins du globe ?) nous le comprenons avec la même spontanéité que celle de la lumière au sortir d’une ampoule.
Derrière la vitrine d’un antiquaire chinois de Macao, les portraits de Lao Tseu et Mao flottent, irréels, jusqu’à réaliser dans leur conjonction trait à trait la fusion de l’Indicible Souffle Extatique de l’Imbrication des Contraires qui traverse les Vivants et du Renoncement à Soi Révolutionnaire par le Travail dans les Champs jusqu’à ce que Mort s’ensuive.
Des grappes d’enfants courent les pieds brûlés par le sable d’une plage tunisienne vers une cible qui leur restera invisible (l’Europe). En l’absence de palmiers le soleil décoche et frappe immanquablement. Au passage d’une seule ombre (une Érinyes, un vautour ?) ils disparaissent sans un cri de la surface du globe, glissant vers ces espaces où seul semble régner le sans-nom.
Les pieds en sang, nous traversons durant des heures une sorte de désert perclus quelque part à l’ouest de Brooklyn fait d’immenses terrains vagues bordés de pipelines et de cuves de pétrole – aucune âme qui vive. Comme sorti de nulle part un wagon en bois entouré de buissons dans lequel, en transe, des buveurs de whisky chauffés à blanc nous accueillent en nous crachant en guise de bienvenue tout le feu de leurs entrailles au visage. Les morts vont enfin pouvoir de nouveau danser avec les vivants. Hourraaaaa les gars ! Hardis les cons !
Mad Dog in the Fog – des centaines de corneilles virevoltent autour du lustre central – lumière tamisée orange et larges bandes d’ombre allant s’écraser puis disparaître contre les écrans TV au milieu des Giants, des Mets et des odeurs de steak. Au comptoir des femmes titanesques des plumes noires plein les yeux. Et toutes ces corneilles qui n’en finissent plus de sortir d’on ne sait quelle porte ouverte sur une autre dimension volant autour du même lustre avant de venir s’écraser sur les mêmes écrans parmi les mêmes équipes de baseball. Giant à la batte. Troisième lancé. Home Run. Et les bases enchaînées au petit trot. Les coéquipiers levés pour l’accolade. Les adversaires décapités. De la bière, des flammes, et des cris dans la rue.
Nous entrons alors en catatonie dans l’apesanteur rythmique de l’anti-capitale asiatique : Vientiane l’endormie, percluse du sommeil d’un Bouddha christianisé dans un infini dimanche aux odeurs d’encens et de vase remontant du Mékong. De toute évidence nous venons de découvrir un fossile colonial à peine traversé par quelques véhicules motorisés sous la coupole de Non-Matière qui lui sert de ciel : l’essence réelle du léthargique vacuum.
Traversée du désert du grand Karoo, direction baie de la Désolation et vue panoramique sur 360° de No Man’s Land sudafricain dédié au seul règne des buissons raz sur le monde des pierres. Au loin, l’appel hypnotique à la prière d’une suavité atrocement envoûtante s’épand depuis l’ultime minaret visible avant les côtes antarctiques. Puis plus rien.
Seuls au milieu des vestiges de Delphes avec, dans le demi-cercle du visible ouvert à flanc de montagne, tout le silence requis pour entendre le murmure de la terre et sentir au contact des pierres renversées les tressaillements magnétiques capables de s’emparer de l’utérus de la Pythie pour lui faire cracher la parole et avec elle, toutes les forces en concrétion de l’inconscient planétaire aux sources de l’hystérie.
Avec la tombée de la nuit et le redoublement des lointaines odeurs de savane sur Johannesburg, une grande partie de la masse humaine se retransforme en hyènes, de nouveau prête à tous les assassinats.
Texte © G. Mar – Illustration © DR
Nocturama est un workshop d’écriture fictionnelle in progress de G. Mar.
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