Sur les Notes fantômes
Les Notes fantômes (éd. Louise Bottu, 2025) sont constituées de 58 notes, réparties en 4 sections (« Portrait d’un homme en pièces », « Choses rêvées », « Choses vues », « Enfances »). Chaque note présente un développement, le plus souvent bref, parti d’un mot (« autrefois », « nuit », « cheval », « miroir », etc.), ou bien d’une expression.
Sur un modèle
Au départ, je rêvais de définitions. J’avais en tête un modèle, celui de ce poète autrichien et schizophrène appelé Ernst Herbeck, qui écrivait des textes en quelque sorte « sur commande », sur la base d’un mot proposé par son psychiatre. Il lui fallait, pour écrire un poème, cette demande extérieure, sans quoi Herbeck restait muet. Les définitions qu’il donnait étaient, à la fois, d’une étrangeté et d’une justesse qui faisaient tout paraître plus neuf, comme si les choses venaient de naître à l’instant, parées de leurs vraies couleurs. En suivant cet exemple, je pensais pouvoir me constituer une sorte de lexique intime, en me proposant à moi-même, chaque jour ou presque, un mot à définir. J’écrivais, par exemple, le mot « chien » (j’aime les chiens…), et j’essayais de lui faire dire quelque chose de vivant. Mais rien ne venait. Ce que j’avais sous les yeux était toujours le même petit chien convenu et mort. En fait, je me trompais de méthode. Personne (et surtout pas le vocabulaire) n’aime être forcé. Je décidai finalement de laisser les mots se décanter sur la page, et d’attendre de voir ce qu’il en sortirait. Peut-être s’ouvriraient-ils d’eux-mêmes ? Peut-être verrais-je alors le petit chien mort se redresser soudain, et bondir ?
Sur l’Auteur inconnu
Ces notes sont donc, pour l’essentiel, des exercices d’improvisation, et le premier fantôme est celui de l’Auteur. S’il y a une leçon à tirer du cas Herbeck, je crois, c’est que chacun sait des choses qu’il sait pourtant ne pas savoir. Les mots, d’une certaine manière, sont toujours déjà là, et les choses se font souvent d’elles-mêmes pour peu que l’on regarde légèrement de côté.
Sur les membres perdus
Ces définitions, poussées un peu malgré soi, méritent le nom de fantôme en ce qu’elles flottent hors de la personnalité de l’Auteur, tout en restant malgré tout reliées à elle, comme les fameux « membres fantômes » prolongent le corps des mutilés. Il n’y a rien à soi, ici, et pourtant il y a une douleur. Ou disons plutôt, dans le cas de ces notes, une nostalgie.
Sur un air de guitare
Usons d’une autre métaphore. Alors que je cherchais un titre à ce livre, je suis tombé sur le terme musical de ghost notes. Je ne suis pas musicien, et j’ai donc dû m’y reprendre à deux ou trois fois pour comprendre de quoi il retournait. À la guitare, ces « notes fantômes », appelées aussi « notes mortes », sont marquées d’une croix sur la partition. Elles sont produites par la technique de « l’étouffement » : le doigt se pose sur la corde, sans appuyer, et il en résulte un petit son sec et percussif. Des notes qui n’en sont pas vraiment, à peine audibles, jouées entre les notes principales, dans les blancs du morceau. Je me suis dit que c’était ça : il y a la vie, quelque chose que nous reconnaissons comme notre « personnalité » (une catastrophe, nous disait Frank O’Hara), tout ce que nous croyons devoir être dit, et entre les mailles, pour ainsi dire, ou au revers, quelque chose qui joue une toute autre musique.
Les notes voulaient être lues
Une note, finalement écartée du livre, qui trouvera peut-être sa place ici, pour conclure :
Il rêva d’un mot écrit en lettres capitales, des lettres immenses, mais qu’il lui était pourtant impossible de lire. La langue n’était pas un problème. Le message voulait être lu, mais une partie de lui-même s’efforçait de ne rien comprendre. La partie éveillée peut-être. Ou la partie craintive. Le secret, à la fin, restait dans le rêve.
– Je peux me souvenir de l’endroit exact où je l’ai laissé, pensait-il, mais je ne saurais jamais retrouver le chemin.
Texte © Sylvain Jamet – Illustrations © DR
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