Les éléments de cette photographie sont obvies — à peine semble-t-il nécessaire de s’appuyer sur sa légende — tant les signes linguistiques quelle donne à lire permettent d’en comprendre les enjeux : les blocs superposés au premier plan sur lesquels est inscrit NYPD font obstruction à l’entrée de Zuccotti Park (situé à quelques encablures de Wall Street), utilisé comme lieu de campement et de contestation par le mouvement « Occupy Wall Street » depuis septembre 2011. Hors champ — car c’est là que réside le secret de toute photographie : qu’est-ce que le photographe a-t-il décidé de ne pas montrer ? —, on suppose bien sûr que l’évacuation et la dispersion des manifestants n’ont guère dû se faire dans le calme et la sérénité. La finance se barricade, les contestataires du 1%, ceux qui ne tolèrent plus « l’avidité et la corruption », sont priés de rentrer chez eux.
Le mouvement « Occupy Wall Street » s’est constitué suite à l’appel de plusieurs fondations (dont la plus célèbre reste celle du collectif « Anonymous ») pour s’inscrire dans un mouvement mondial beaucoup plus ample de contestation, dans le sillage du Printemps arabe (qui suscita l’enthousiasme journalistique que l’on sait, enthousiasme quelque peu refroidi depuis que l’intégrisme religieux s’est substitué aux régimes militaire, policier et mafieux de ces pays) et du mouvement des « Indignés », très actifs en Espagne.
Il fut un temps où l’indignation était le lot des vieilles dames et des bien-pensants. Il est maintenant celui d’une frange importante de l’opinion. Conséquences de la crise des subprimes, dont les ravages ne sont bien sûr plus à démontrer, les revendications des « Indignés » sont désormais connues : lutte contre « l’oligarchie financière », appel à la désobéissance civile, aspiration à une « démocratie réelle ». On retrouve nombre de ces revendications dans le discours de multiples organisations politiques dites « de gauche ». Quelle que soit sa tendance, « mouvementiste », « altermondialiste », « attaquiste », etc., pas un jour ne se passe sans que ses intellectuels en rupture ou ses « économistes atterrés » ne nous gratifient de leurs lumineuses analyses.
Il appert que toutes ces contestations sont en soi louables, mais elles masquent in fine un déficit théorique. À cet égard, il était très touchant de voir, lors des fêtes de la fin de l’année 2010, tous ces chalands se précipiter dans les librairies parisiennes pour acheter le petit opuscule de Stéphane Hessel par paquets de cinq, cadeau de Noël parfait, idéal même, tant sur le plan quantitatif (une trentaine de pages qui demandent au pire une petite demi-heure de lecture) que qualitatif (il permet de se parer par procuration de toute la noblesse du vieillard en se persuadant que l’on est du côté de l’intelligence critique), — sans parler de son prix, modique ; on imagine aisément le bonheur des destinataires dudit cadeau, découvrant, au pied du sapin de Noël ou dans la cheminée, coincé entre deux jouets fabriqués dans les bagnes de l’économie marchande chinoise, le petit opuscule dans son emballage Fnac.
On connaît le mot de Nietzsche : « Nul ne ment autant qu’un homme indigné ». Le succès de ce livre est donc à comprendre comme un symptôme de notre temps. Mais, pour paraphraser le titre d’un autre livre « critique » à la fortune médiatico-éditoriale elle aussi surprenante, de quoi ce symptôme est-il le nom ?
Celui, en premier lieu, d’une certaine naïveté ; depuis la décomposition du compromis fordien à l’Ouest et du dirigisme bureaucratique à l’Est à la fin des années soixante-dix, la tendance « libérale » du capitalisme a triomphé. L’internationalisation des marchés financiers dans les années quatre-vingt a accéléré cette dynamique libérale, et l’une de ses conséquences est ce que l’on appelle la financiarisation de l’économie et l’explosion de ce que Marx nomme le « Capital fictif ». C’est donc à la Bourse que tout se joue, or « une Bourse forte ne peut pas être “un club de culture éthique” et les capitaux des grandes banques ne sont pas plus des “institutions de bienfaisance” que ne le sont les fusils et les canons » (Max Weber) ; comme le rappelle encore Hilferding, à la Bourse, « les spéculateurs ne gagnent que les uns sur les autres. La perte de l’un est le bénéfice de l’autre. Les affaires, c’est l’argent des autres. »
« Faites une bonne action : mangez un financier » : ce slogan que l’on peut lire sur les banderoles et autres t-shirts des « Indignés » relève donc d’une posture exclusivement morale. Il est vrai que le cynisme du capitalisme actionnarial et les conséquences humaines désastreuses qu’il entraîne ne peut que susciter un profond dégoût, surtout quand on sait qu’il est le fruit de choix politiques : ainsi, l’abrogation en 1999 sous la présidence Clinton du « Glass-Steagall Act » mis en place sous l’ère Roosevelt suite à la crise de 1929 a permis une expansion considérable de la titrisation de l’économie. C’est désormais en microsecondes que se calculent les opérations des marchés financiers, en « temps réel » comme aiment à dire les soutiers du high-frequency trading. Dans cette perspective, tout le monde s’accorde à dire que la crise de 2008 est financière — et les « Indignés » de tonner contre les « financiers cupides » de Wall Street qui ont dévoyé l’esprit du capitalisme entrepreneurial. Mais cette crise est financière en surface seulement : de fait, les subprimes sont d’abord des crédits hypothécaires liés à l’immobilier ; ce qu’ils masquent avant tout, c’est la fragilité du salariat nord-américain depuis une trentaine d’années. C’est bien la compression salariale qui a poussé l’Américain moyen à souscrire des emprunts. Cette crise rappelle surtout que le salariat est la variable d’ajustement du Capital. Les théoriciens « marxistes » de l’économie n’ont de cesse de rappeler qu’elle est la résultante d’une lutte entre le Travail et le Capital ; et donc de prendre parti pour le Travail, contre lequel les offensives se multiplient (abolition pure et simple des conventions collectives en Grèce, réforme en profondeur du Droit du Travail en Espagne, flexibilité généralisée…). La révolte des peuples européens laissant libre cours à ce que Peter Sloterdijk nomme les « affects thymotiques » (colère, ressentiment, esprit de vengeance, mais aussi fierté et courage) est donc parfaitement compréhensible, et même, cette radicalisation d’une large frange de l’opinion est plutôt saine et très salutaire. Mais ce Thymos masque aussi une occultation.
Nous l’avons énoncé : c’est sur la ruine des deux « systèmes » que s’est constitué le néo-libéralisme. Or, on ne peut considérer cette victoire exclusivement sous l’angle de la contingence. De fait, le régime d’historicité du capitalisme est par définition hétéronome, puisqu’il est l’expression d’une structure de domination temporelle, liée intrinsèquement au Travail ; ce dernier est l’activité constituant le noyau même du Capital et de sa valorisation. La séquence libérale n’est donc pas une « tendance » du Capital, mais l’un de ses aspects seulement. Or à force d’envisager cette crise du point de vue du Travail, en dénonçant l’offensive du Capital contre ce dernier, l’antilibéralisme finit par masquer cet aspect essentiel — sinon central — du capitalisme : le règne de la valeur. Le Travail est le « sujet automate », « la valeur en mouvement » (Marx). Ainsi, en prétendant supprimer l’extorsion de la survaleur par la classe des exploitants, en dénonçant cet accaparement en appelant à une redistribution plus équitable, la critique antilibérale ne s’attaque finalement pas au cœur même du capitalisme et manque sa cible. Pire : elle ne voit pas la contradiction qui est à l’œuvre au sein même du Capital, dont le processus d’autorevalorisation infini broie ce qui le nourrit : le Travail abstrait. Or c’est finalement ce qu’aura révélé la sortie du compromis fordien des Trente Glorieuses (auxquelles rêvent de revenir les «Indignés » et autres économistes « atterrés ») : la logique folle du capital, qui ne cesse de s’autodévorer dans une fuite en avant morbide. En détruisant sa propre substance, la valeur devient toujours plus évanescente (« frivole », dirait Jean-Joseph Goux) ; là est le vrai scandale — petra scandali — du Capital. Ce n’est donc pas de la crise qu’il faut sortir, mais de l’économie elle-même. C’est à cette condition — et elle seulement — que l’on pourra s’extirper du piège barbare dans lequel nous sommes pris et constituer et instituer (au sens où l’entendait Cornelius Castoriadis) une nouvelle forme de vie collective réellement émancipatrice, donnant toute sa force à l’hétérogénéité du politique. Tout le reste n’est que fausse conscience et vaine agitation.
Texte © Xavier Boissel – Photographie © DR
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