PHILIPPE BORDAS s’entretient avec nous à l’occasion de la réédition de son premier roman FORCENÉS (Gallimard, collection Folio, 2013) :
1 – Philippe, de la naissance au début de l’âge adulte, dans la géographie de ton existence, il y a d’abord Sarcelles puis la préparation à l’École normale supérieure. De Sarcelles à la rue d’Ulm en quelque sorte… Peux-tu retracer ton itinéraire entre ces deux opposés ?
J’ai vécu deux décennies dans une cité sortie de sol en même temps que moi, un labyrinthe orthogonal parcouru de rafales et d’enfants exilés des terres lointaines. Cette enfance sans privation – j’avais amour, gîte chauffé, couvert abondant – a été miraculeuse pour ce qu’elle reprenait Babel et sa folie des mots : j’ai vécu dans un maelstrom ethnique et linguistique absolument stupéfiant. La ville à son début regroupait des familles d’égale misère – exilés d’Afrique, reflués d’Algérie, Juifs tunisiens et Maghrébins, Antillais, Portugais et Italiens, provinciaux précipités par l’exode rural, Vietnamiens surgis valises aux doigts. Nous étions à égalité dans le dénuement. À ce creuset joyeux, plein de défis athlétiques et verbaux, j’ai tout appris. M’en est resté, hélas, un goût malsain pour la vie cellulaire, l’enfermement monastique. Cette cité infernale, abstraite, géométrisée, spécialement conçue pour les pauvres, induisant leurs besoins physiques et métaphysiques selon les préceptes étatico-jansénistes de Le Corbusier et ses sectateurs, cette ville construite en carton, en une parodie risible de l’habitat humain, a constitué l’expérience primordiale d’un vide. La ville était née sans lieux de culte, sortie de glaise sans monuments votifs. Il n’y avait pas plus d’arbres que de cimetières, aucun rappel du passé. Une ville construite sur des marais et privée de centre, flottante, sans conduction historique ni géomantique. Une ville sans cœur où la seule bibliothèque était située à trois kilomètres de mon bâtiment. Les églises, les mosquées et les synagogues bâties à la hâte étaient les plus vilaines qui se puissent concevoir. L’architecture donnait la mesure religieuse d’un discrédit. Sur ce sol plat, vitrifié, parcouru de voyous nerveux, je rêvais d’ascension et de traversées. J’avais décidé de devenir cycliste, comme pour m’échapper. Sitôt le Bac en poche, j’avais prévu de partir en Corrèze, sur les collines originelles des miens, pour tenter ma chance dans les courses pentues où mes qualités de grimpeur s’exprimeraient mieux que sur les plaines de Paris. Je patientais sur le quai de la gare commune à Sarcelles et Garges-les-Gonesse, vélo en main, chargé pour le retour au pays. Ma prof de philo était là. Elle attendait son train. Intriguée, elle s’est approchée. J’ai avoué que je m’étais inscrit à l’École normale. Quand elle a réalisé que je parlais de l’École normale des instituteurs, et non de l’École normale supérieure, elle est devenue furieuse et m’a interdit de partir. J’ignorais l’existence d’Ulm et Saint-Cloud. J’étais le plus lettré de la classe, le plus « francisé » d’un milieu qui ne l’était pas, mais ce n’était d’aucune utilité ; je n’avais jamais entendu le mot « hypokhâgne » : nous n’étions que de la chair à CAP. J’avais été pressenti pour être céramiste et rabattu vers l’usine, comme un marcassin, malgré que je sois une sorte de singe savant en français. Ma prof m’a fait remplir un dossier et, trois mois plus tard, j’étais à Sceaux, à l’extrême sud de Paris, au lycée Lakanal, interne parmi l’élite, cerné de petits Péguy, avec mon Micro Robert recouvert de vinyle et mon vélo bleu à fourche chromée.
2 – La dialectique Paris/Banlieue, étendue à toute la France et pour chaque ville, exploitée en milliards de vignettes médiatiques semblables et recommencées à chaque fait divers, à chez toi une autre valeur. Cette Histoire là, tu l’assujettis à celle de la langue française. Il y a dans ton début de vie une volonté de conquête et de maîtrise du français. Puis, une solitude dans cette maîtrise et ce savoir là. Peux-tu revenir sur ce parcours ?
Une sociologie s’est établie de la « ville nouvelle » conçue comme par « parc humain » tant par l’État que par les banlieusards eux-mêmes. Je suis parti des bétons avant que nous n’ayons à disposition les discours que les médias pouvaient tenir sur nous. Nous n’utilisions pas les mots des journaux pour parler de nous. L’aliénation n’avait pas été intériorisée et proclamée comme elle l’est désormais. Nous étions relégués pour de bon et mis au ban, repoussés, laissés en sommeil, loin de Paris, mais nous n’avions pas la sensation d’être victimes ou réprouvés. Ce fut un moment miraculeux. Cette flottaison dans le vide. Cette scène primitive de l’éveil humain. Nous étions comme les petits animaux de l’arche de Noé. Nous ignorions notre destination et les motifs du drame. Le seul lien qui nous rattachait à la France, dont nous avions été détachés par la nullité de l’architecture et de la nourriture, par l’absence de vestiges et de traces glorieuses, c’était la langue française. Mais nous étions bilingues absolument ; nous parlions un français simplifié et un verlan d’une complexité insoupçonnée, un verlan irrigué des résidus de l’argot ancien et gitan et des parlers étrangers. La survie n’était possible que par la force physique ou par la puissance verbale. Taillé comme un haricot, je me suis réfugié dans les mots, dans la frappe des mots, les vannes, les répliques rapides, les haïkus liftés pour pétrifier l’autre et semer l’hilarité. Des années plus tard, quand j’ai découvert Finnegans Wake, j’étais électrisé. J’ai réalisé que nous voulions saccager et dépasser le français de l’école comme Joyce avait ébranlé l’anglais et pointé cette pulsion secrète de l’homme : la folie de nommer. Les profs n’avaient aucune idée de nos joutes en six langues et de nos inversions de syllabes rabotées et meulées comme des bijoux. Un saccage enivrant. Je profitais même des cours de latin pour marauder des mots nouveaux. Le verlan est devenu si lourd, explicite, réduit et aboyé, une sorte de passeport sociologique basique, crétinisé, sauf dans quelques raps marginaux, alors que c’était une fête musicale, le lieu d’une joute et d’une frénésie. Pour les parents et les profs, nous parlions comme des dégueulasses, nous n’étions que de petits zéros condamnés aux pires balbuties. Au fond de moi, j’étais en rage. Je ne voulais pas être relégué. Bafoués d’avoir été nommés dans l’académie des maudits, les instituteurs et les professeurs portaient des jugements violents. « Votre fils est un idiot ». Les parents rentraient dans leur clapier avec des contusions mentales. Certains profs, trotskystes égarés, essayaient de nous sauver. J’avais engagé une lutte secrète. Il était honteux d’aimer le français. Honteux de le dire et l’écrire. Tout bien parler semblait une exhibition, tout beau discours une provocation. Il fallait travailler le français en cachette des potes et en cachette des profs qui n’avaient d’autre panthéon que les usuels Molière-Musset et la triplette des grands dilués, Prévert-Camus-Saint-Exupéry, certains que Shakespeare ne descendrait jamais jusqu’à nous. En autodidacte forcené, j’ai lu le Micro Robert en entier, j’ai constitué un répertoire manuscrit des mots que je ne comprenais pas, après quoi je lisais mon répertoire et en faisait un nouveau, et ainsi de suite. Tout cela était très technique, mécanique, servile. Il n’y avait pas de livres chez moi, sauf une rangée de reliures plastifiées noir et sang dans le salon, et l’encyclopédie Quillet en trois volumes. J’ai menuisé un caisson-bibliothèque pour trente livres, puis un autre pour cent, en planches de contreplaqué. Une sorte d’apprenti, un artisan. Le jour où je suis allé plus loin que le gare du Nord, j’ai découvert la beauté de Paris, la splendeur des appartements, les cheminées, les parquets, toutes choses invraisemblables, et j’ai découvert la littérature française : la mine à ciel ouvert des livres interdits. J’étais coincé, intimidé. Tout cela était trop nouveau. Je continuais à parler et batailler en verlan. Le français ne me venait qu’à l’écrit, sculpté et moulé – une langue que je maîtrisais plume en main mais que je ne parlais pas si naturellement. J’étais le seul gars des cités admis dans les classes préparatoires. Les internes me faisaient parler verlan pour essayer de percer les règles de cette grammaire au scalpel arrivée de Sarcelles jusqu’à Sceaux. Je me sentais illégitime. À tel point que j’ai tout quitté. J’ai repris le cyclisme, en vain. Je me suis prolétarisé. Et je suis parti. Je me suis retiré pendant presque vingt ans. Je me suis exilé en Afrique pour lire et apprendre tranquillement cette langue qui était devenue une maîtresse fascinante et un tourment. Quand je me suis senti prêt, j’avais des cheveux blancs. Quand je suis sorti de tanière, le français que j’avais tant espionné et chéri n’existait quasiment plus. Les écrivains et les éditeurs s’étaient entendus entre-temps pour n’utiliser et ne monnayer qu’une langue médiane, diaphane et simplifiée au mode saxon, comme la langue que j’avais essayé de surmonter. J’étais mat. J’avais trop traîné en Afrique, je n’avais rien su. Je m’étais vu reprocher de parler une langue trop basse et j’étais coupable désormais d’aimer une langue trop haute, chargée de ses passés. Paysan perverti, crétin limousin, je me trouvais fautif deux fois. Pratiquant du verlan et amoureux du français complet, j’étais obsolète, défectueux par la base et le sommet. Par quel manque de chance, la langue française avait effectué sa chute soudaine dans les décennies où j’accomplissais mon effort de taupe. Une farce scabreuse. Le drame d’une vie. Mais la France a-t-elle plus que sa langue ? La langue française, pour ce pays qui a perdu sa politique et sa souveraineté, n’est-elle pas la seule aventure et la seule rédemption ?
3 – Quelques noms surgissent dans ton rapport à la langue française. On en retiendra trois : Saint-Simon, Ponge et Céline, qui ont en commun de n’avoir aucun réel souci d’influencer qui que ce soit. Leur but est de construire un style souvent idiolectique, autonome dans leur époque. En même temps, pour Ponge et Céline – trait d’époque – il s’agit d’être dans le cœur du français, de faire histoire dans l’écriture de cette langue. Comment t’es tu positionné jeune par rapport à ces trois figures et qu’en est-il aujourd’hui ?
La première perception de la langue, c’est Ponge. Ce mélange de concrétude et de lucidité antique. Ce dégoût des parlers et des écritures utilitaires. C’est pour moi la découverte de l’épaisseur du langage et l’enragement nécessaire à son maniement, cette obsession à pallier le défaut des mots. C’est la première perception du métalangage, la traversée du miroir : deux jours d’accablement, avec mon ami Pierre Brasier, à essayer de percevoir le rouage secret d’un texte de Pièces, « Le volet suivi de sa scholie ». J’étais impressionné par sa vie, son retrait, son refus de pactiser. Le dédain de la vanité, l’orgueil absolu. Un jour, j’ai abandonné toutes mes économies à la librairie Gallimard pour acheter le numéro 1 des 650 exemplaires de Douze petits écrits et sentir sa présence, laisser palpiter près de mon lit ce paragraphe sublime : « Forcé souvent de fuir par la parole, que j’aie pu seulement quelquefois retourné d’un coup de style le défigurer ce beau langage, pour bref qu’il renomme Ponge selon Paulhan ». Son livre définitif, c’est sans doute Pour un Malherbe. Un testament dédicatoire et un forage acharné. Une archéologie de la langue française. Un format in-quarto monumental. Une autobiographie poétique et un traité du verbe français. Ponge me rassurait : ce n’était pas un lettré ; il était méprisant des castes et des poses littéraires ; c’était un lyrique anti-lyrique, une sorte de mécanicien logocrate, un homme solide, capable d’escalader un volcan. Quand j’ai quitté la France pour le Kenya, j’ai pris dans mes malles Pour un Malherbe, le petit Giacomo Joyce, La Connaissance de la douleur de Gadda et Paradiso de Lezama Lima. C’est à Nairobi que je me suis pris Céline en pleine face. J’ai lu la trilogie finale d’abord, les premiers livres ensuite. Lire Céline hors-sol, face au Kilimandjaro, en vertige sur la faille de la Rift Valley, quoi de mieux pour réaliser sa puissance foudroyante ? En revenant d’Afrique, j’ai offert ou vendu la moitié de mes livres. Sauf Saint-Simon, nul plus que Céline n’a si fort exercé les vertus jubilatoires de la langue de France. Ce sont des paroxystes, des prosateurs à transes – des furieux. À leur contact, la bibliothèque s’ébranle, les auteurs vains, les rhéteurs et les rusés, les tièdes et les faiseurs fuient le navire comme des mulots. Ils définissent mon goût, c’est vrai. Ils sont ligotés par cette pulsion à nommer. Ce qui se nomme idiolecte chez eux, c’est l’insertion hymnique, rythmique du corps dans la prose et l’obsession d’un mouvement justicier. L’idiolecte est la contre-signature de la race, la marque évidente de l’orgueil et du dandysme. Ces trois-là opèrent un sursaut physique pour désentraver solitairement la langue, la libérer des jougs qui offusquent et affaiblissent sa radiation. Ce sont de grands nominateurs, des frappeurs de vocables, des forgerons de mots. Ce sont de grands déviants syntaxiques : ils malmènent la phrase et par-là s’excluent. Tous trois sont des sacrifiés. Ils se sont mis hors du rang pour reclasser la langue de leur pays.
4 – Revenons sur le duc de Saint-Simon. Il cristallise, chez toi, à la fois le principe d’élection dans la vision du monde qu’il donne par la maîtrise de la langue et une forme d’écriture au secret, sans souci de visibilité publique réelle. Par ailleurs, bien qu’associée au grand genre classique, on sait que la langue de Saint-Simon est « bâtarde », au sens où y perdurent toutes sortes d’archaïsmes syntaxiques et lexicaux n’ayant rien à voir avec le français selon Vauvenargues. Quel rapport cette bâtardise entretient-elle avec l’idée que tu te fais du destin de la langue française (puisque tu fais partie des rares auteurs français qui s’en soucient) ainsi qu’avec ton projet littéraire ?
Je n’ai lu Saint-Simon qu’à l’approche des trente ans. En bas du quartier gitan d’Alméria. Saisi au vif à la lecture de portraits choisis. Avec la sensation que cette écriture était dans mon sang. Une sauvagerie majestueuse et la monarchie du style. Le refus des « contes », des « romans » et des « fables ». La langue réduite à son principe violent : la nomination des êtres et des vices, la quête mélancolique de la grandeur. Et ce constat effrayant : la grandeur politique de Louis XIV est inférieure à la grandeur littéraire de Saint-Simon. Dans son solipsisme mondain, cette quarantaine vécue en plein cœur de Versailles, Saint-Simon restitue l’hégémonie prophétique et poétique du jugement. Sa marotte, c’est la condamnation des bâtards et la mise à jour de la parodie royale que Louis XIV se prend à incarner. Le duc abâtardit la langue pour restaurer la légitimité d’avant l’assomption des bâtards. Quel courage. Quel héroïsme. Se mettre au secret, au fond d’un cagibi, éclairé de chandelles, pour assurer la rédemption d’un aristocratisme perdu. L’action justicière de Saint-Simon nécessite une telle énergie qu’il doit convoquer toutes les ressources du français. Et les vieux parlers et les tours archaïques, il en appelle à tous les fantômes franciens pour restaurer la splendeur perdue. Il ressuscite la verdeur et le sel des siècles passés. Au moment où les grammairiens amputent, où l’académie épure et clarifie, au moment où la langue se marbrifie dans cette ostension devenue fétiche et voltairienne du bon goût français, Saint-Simon touille le vieux pot gaulois et fait remonter les scories, les reliefs et les reliquats, il se rengorge de vocables impurs, dans un frénétisme quasi sexuel. Rien ne me plaît tant que le voir manier la langue à basse et haute volée, passant la lame dans l’anthracite des cœurs, attiré au pire, comme Céline. Saint-Simon s’emporte, il hésite sur le fil, il chancelle entre l’oral et le surécrit, et il oublie la mesure, emporté par l’écho de son propre galop. Céline et Saint-Simon ont perdu la bataille : c’est la langue médiane du numéraire, c’est la langue du chiffre et de la mesure qui s’est imposée. La bourgeoisie advenue à son règne avec la Révolution a lentement éradiqué les pôles extrêmes du parler français : la sève populaire et la coulée aristocratique ont été reléguées. Le français n’est plus haut ni bas, ni démotique ni hiératique, ni rivière ni fleuve, mais ce canal étroit, stabilisé par les vérins du marché, équipé d’écluses standardisées pour le passage des péniches saxonnes et américaines, avec l’agrément des médias et de l’académie désormais unis en une même police. J’en appelle donc à la résurgence de l’extrême bas et de l’extrême haut, ordures et dentelles.
5 – Pour rester sur cette histoire de bâtardise et d’impureté dialectale, est-ce là l’origine de ton intérêt pour Gadda ? Pour quelles raisons occupe-t-il cette place dans ton panthéon personnel ?
Avant de lire Céline et Saint-Simon, j’étais complètement paralysé, ému par l’héroïsme rigide de Ponge, mais sclérosé par la vulgate blanchotienne qui sévissait sur les classes préparatoires de ces temps-là. Zonier ascétisé, aspiré au vide comme un têtard, j’étais assommé, manipulé par les dévots du zéro, je dois bien l’avouer, empoisonné par le démon de la négation, cette charge virale auto-injectée à la lecture de La Soirée avec Monsieur Teste de Valéry. À la librairie Beaubourg, par hasard, j’ai repéré la couverture de La Connaissance de la douleur et la photo de Gadda en médaillon : c’était le sosie du grand-père qui, en Corrèze, m’avait quasi appris à lire, m’engavant des Misérables et du Comte de Monte Cristo. J’ai acheté le livre et réalisé cette évidence : la négativité pouvait être dite et écrite et retournée. Il y a un passage foudroyant de La Connaissance de la douleur que j’ai appris par cœur, comme la recette d’un cocktail baroque susceptible de hâter ma guérison. Je l’avais photocopié et découpé, je le gardais sur moi au Kenya. C’est le troisième chapitre de la deuxième partie. « Nul n’a connu la lenteur pâleur de négation. Nourrices à colliers de filigranes ou d’ambre, écarlates couveuses au milieu des bambins : yeux et boucles d’enfants au calme des jardins. Frères cantiquant dans des stalles où le dessin du Scamozzi, du Panigarola, s’est raréfié, avec la marqueterie : articulée dans le récit m’image, en poème advenue. Saints d’argent, évêques en mitre au pulvinar, à boire la riche nuée, l’ivre crasse de gloire. Pourtant les moments où nier s’accomplit, c’est bien le temps qui les conduit jusqu’en des âmes closes : ténébreux inspirateur d’une loi de ténèbres. » J’ai lu tout ce qui était traduit de Gadda. Je suis allé en Italie. J’ai rencontré les derniers vivants qui l’avaient connu. Nul ne va plus bas ni plus haut que lui. Gadda est sans égal dans le dernier siècle italien, mille coudées au-dessus de Moravia et Calvino. Proust et Céline se font face ; Gadda est seul. C’est un polyglotte-philosophe, Joyce et Musil réunis en un même corps avide. Il écrit sur la pointe extrême de la langue, ironisant le baroque et le classique et brassant les dialectes avec même appétit. Le véritable unificateur de l’Italie, ce n’est pas Garibaldi, c’est lui. L’analyse la plus intime du fascisme italien, c’est Éros et Priape. Un fanatique de Saint-Simon. Carlo Emilio Gadda est demeuré sans descendance, sauf Roberto Calasso peut-être, son fils lointain, caché sous le vernis de l’ésotérisme, à cette croisée du poème et de la pensée, sous le seccatif de l’érudition.
6 – Passons à Francis Ponge. Tu as rencontré l’auteur de Pour un Malherbe, la veille de ton départ en Afrique dis-tu dans L’Invention de l’écriture (Fayard, 2010).
Nous nous sommes rencontrés le 29 décembre 1986, chez sa fille, près de la rue d’Ulm. Sa maison était en travaux ; il avait pris avec lui ses totems : une reproduction de Braque et une autre de Picasso, collées sur du carton. Il était très âgé, aimant et généreux, tel que je l’avais imaginé. D’une amitié comme naturelle. Il était sensible à mon enfance dans le vide des cités. Je lui avais raconté l’ensorcellement de ces nuits, les échos de nos pas dans les avenues vides et il me parlait de la nymphe Écho, certain que j’y faisais référence. Le lendemain, j’étais en Afrique. Je lui ai écrit une longue lettre depuis la terrasse de l’hôtel Boulevard, à Nairobi. J’écrivais sous les eucalyptus. Des lambeaux d’écorce chutaient à mes pieds. Je n’ai pas reçu de réponse. Francis Ponge était parti. Il ne savait pas que j’étais cycliste, mais avant de se quitter, il m’avait dit cette chose incroyable : « Mon petit Philippe, le plus important, ce n’est pas d’être le premier sur la grille de départ, mais le premier sur la ligne d’arrivée ». Son horloge littéraire vérifiait mes théorèmes cyclistes. Francis Ponge avait accompli son œuvre sans plier ni dévier, mais il se sentait toujours ostracisé et puni d’avoir écrit Pour un Malherbe. Il avait affirmé la force immémoriale du français et cherché une définition qui excède les urgences politiques de la fin de siècle. Pour avoir avoué sa fidélité au vieux tronc et proclamé la puissance des noms, scandant Malherbe et ses successeurs comme autant de boutures menant jusqu’à lui, ses soutiens de l’avant-garde parisienne l’avaient abandonné. Sauf Denis Roche. Qui a fait la plus belle photo qui existe de lui.
7 – Finissons par Céline. Lui, c’est la reformulation d’une grammaire qui s’est réifiée à partir du XVIIe jusqu’au XXe siècle pour devenir une langue officielle et hyper fonctionnelle, appliquée de la même manière dans des documents bureaucratiques et des romans. Mais c’est surtout l’affirmation selon laquelle « le français est langue royale » (« ce n’est que foutus baragouins tout autour » ajoute-t-il).
Céline ne se surpasse et ne se transcende que dans le dissentiment. Il est en discord perpétuel avec ses contemporains et saboule la langue des lettrés, comme Rabelais, gros détestateur des cliques et des clercs. Il flaire les truqueurs et déchiquette les faiseurs, c’est un chien de meute, un limier. Il faut prendre Céline au pied de la lettre quand il affirme qu’il est un « raffiné ». Sous sa manière plébéienne affleurent les grâces pudiques du hobereau. Il aime le tremblement des voiles et les danseuses. Il veut restituer le français à sa virulence native. Il rêve de finesses et de gréements. Comme tout limier, il ne sait qu’aboyer de joie ou hurler à la mort. George Steiner ne voit que deux auteurs semblablement géniaux dans le rire et le drame : Shakespeare et Céline. De fait, Céline a éliminé de sa prose les mesures intermédiaires. Céline reste le plus lucide sur sa défaite, sur celle de Rabelais. Il a perçu l’anémie terminale du beau style français, la sclérose du coulé racinien, la pétrification bourgeoise du moulé voltairien, cette dégénérescence des tissus. Il fallait être médecin et avoir vécu la guerre, il fallait une vie de picaro et la traversée de maints dangers pour percevoir la pulsion de mort à l’œuvre dans la ventriloquie des petites romances de France. Comme Saint-Simon, Céline restaure la magistrature du vif. La langue est un organisme vivant, un couplage d’organes bas et hauts. Le plus beau, c’est la façon dont un enfant perdu comme lui, un traîne-savates du vieux Paris, un mangeur de nouilles, a pris conscience de l’aristocratie poétique française et s’est enfoncé dans la recherche d’une monarchie poétique justificiable de la musique et de l’émotion. Son chef-d’œuvre, c’est Féerie pour une autre fois. Pour mouvoir le français avec ce tact, ces ajours, ces silences, ces blancs, il faut une perception de tous les siècles de la langue, une connaissance mystique de la partition. Céline se revendique peuple et s’écarte violemment de cette bourgeoisie morpionne en privilèges, non par clanisme social, mais pour cette seule raison qu’elle détient les ultimes pouvoirs sacrificiels : envoyer les populaires à la guerre et laisser périr la magistrature du français. Un enfant des sous-pentes fait la leçon, un petit Lazare de Tormes, espiègle et jouteur. Comme le dit Arletty : « Avec Céline, on a soudain l’impression qu’il n’y a que le peuple qui sache vraiment parler français ». C’est ce hâbleur de Choiseul, devenu vieux avant l’âge, encerclé de chiens noirs, qui par son seul labeur restitue l’espoir d’une aristocratie populaire justiciable des sceaux. À sa façon, Céline a répété le geste de Saint-Simon dans sa névrose de redonner son lustre et son légitime à la couronne des Louis. L’un a fait par le bas ce que l’autre a accompli par le haut.
8 – Ces questions recroisant langue « aristocratique » et langue « populaire » laissent penser qu’il existe un principe spécifique de souveraineté à l’œuvre dans la langue française, lien qu’ont également bien vu Genet et Guyotat. Quel jugement portes-tu sur leurs œuvres respectives et sur la langue de Proust que tu évoques bien peu alors que Céline le considérait comme le seul autre grand style français du XXe siècle et son unique rival ?
J’aime Genet pour ce glacis lustral qu’il applique sur l’échine des petites gens, cette pureté fragile sous le corset. Il y a un passage de Dominique de Roux, ce cavalier perdu ; il parle de Genet dont « les textes de velours pourris par les poisons semblent transcrits de l’anglais élisabéthain… ». Ce morceau m’a toujours hanté. Genet et Guyotat. J’aime leurs parcours et leur courage, mais que je ne les ai pas complètement lus. Guyotat s’est enfoncé doucement dans une exploration généalogique de la langue. C’est bien l’un des seuls à avoir écrit le français à plein. Il s’est éloigné de la vulgate textualiste avec un immense courage. Comme Ponge, il en a payé le prix. Il a replacé la langue dans son historial. Pendant un temps, dans les années 70, explique-t-il, « la chronologie a été blackboulée et je pense que ça a été dommageable. Une langue, c’est comme un organisme, et on ne peut pas parler d’un arbre en partant de sa pourriture, du moment où il s’effondre, il faut quand même bien un commencement, puisqu’il y a des commencements dans la matière ». Genet et Guyotat ont été identiquement victimes, victimes de la prison et de la guerre. Comme l’explique Céline, expert en férocité et en persécution, « La France, à toutes les époques, s’est toujours montrée féroce envers ses écrivains et poètes, elle les a toujours persécutés, traqués autant qu’elle pouvait ». Inutile de parler du destin de la langue française sans disposer son phénomène sous la lampe du politique. La France est unique par sa folie monarchiste et son nervosisme plébéien. Cet accouplement du vil et du cristallin. Sa bourgeoisie occupe une place unique en Europe. Une place terrible. Les deux derniers siècles sont édifiants. Quelle autre bourgeoisie d’Occident a autant fait pour émanciper sa population et pour la briser ? Aucune des bourgeoisies européennes ne s’est tant démenée pour éradiquer le peuple et la noblesse, pour arracher les racines et la cime de son pays. La Révolution française a ouvert deux siècles d’une chasse à mort. De la décapitation des sujets royaux aux révoltes écrasées, jusqu’à la Commune de Paris, il n’y a pas cent années, mais le trajet ontologique vertigineux d’une classe incapable de vivre sans la certitude que gueux et aristocrates sont absolument exténués et éradiqués. Ce qui se passe dans les banlieues est la continuation de cette courre. Rien de tel ne se constate en Espagne, en Angleterre ni en Italie. Une telle amputation politique, très vite perçue par les progressistes comme par les réactionnaires, tant par Michelet que par Joseph de Maistre, n’est pas sans conséquence sur la littérature. Michelet affirme d’emblée le lien du peuple et de la noblesse, et ce gouffre qui s’ouvre dans la parole de France. « La chose qui fait la vraie noblesse, la puissance du sacrifice, est celle qui fait défaut à l’enrichi ; elle lui manque dans l’art, autant que dans la politique ». Plus que Michelet, De Maistre est quasi interdit de lecture, mais il est le plus magistral et le plus extrême dans sa proclamation de la souveraineté du français. Il meurt en 1821, en ayant eu le pressentiment de la catastrophe qui mène jusqu’à nous. Jugeant Bonaparte, Chateaubriand reprend le même dessin : « intempérance du langage, goût de la basse littérature, passion d’écrire dans les journaux ». La grande affaire désormais, c’est le basculement de l’égalité sociale (clamée, puis interdite) en égalitarisme linguistique : le lieu de la vérité bourgeoise, hors la Bible et la haute littérature, la zone franche où la bourgeoisie se sent le mieux à son aise, comblée d’évidences, c’est celle du naturalisme et du journalisme. Cela fait deux siècles que cette zone franche n’en finit pas de grossir, jusqu’à devenir la totalité des paroles émises et écrites. À ce sujet, Peter Sloterdijk déclare que « la peste réaliste est transmise par la langue ordinaire ». Quand la langue ordinaire devient le seul véhicule, quand l’école place Zola au niveau de Balzac et les nouveaux naturalistes au niveau de Zola, il faut développer une stratégie. Après Baudelaire, Barbey et Mallarmé, il est devenu épineux de survivre sur le fil du dandysme. Le dandysme littéraire n’est plus qu’une branche spécialisée du Spectacle. Il faut s’ajouter à soi-même et ajouter à ses habits brodés le temps et la forcènerie d’un complot de large portée. C’est là que Proust et Céline sont frères, siamois pour ce qu’ils s’accolent à un ancêtre commun, maître en défis souterrains et en stratégies obliques, c’est Saint-Simon. La nostalgie de la France et de ses sonorités, l’attention exacerbée portée aux signes et insignes de l’appartenance, que ce soient depuis les faubourgs chics ou les faubourgs boueux, cette nostalgie est même chez Proust et Céline. Céline a très vite su, c’est un premier de meute et un limier, je le répète, il a su que Proust était le seul et unique client. Comme Mohammed Ali savait qu’il n’avait qu’un seul rival, un seul client, c’était George Frazier. Céline a su qu’il devait s’inventer plus fort, plus vif que Proust pour exister. Dès son début, il a conscience du défi engagé. Il glisse une phrase dans Voyage au bout de la nuit, une incise sans rapport avec la marche du récit, une adresse vacharde lancée post mortem par le petit Ferdinand au vieux Marcel. « Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères ». Céline ne tortille pas là-dessus, il conchie Duhamel, Mauriac et Maurois et Gide et tous les glorieux castrats, mais il sait. « Proust est un grand écrivain, c’est le dernier… C’est le grand écrivain de notre génération, quoi… ». Il se défiait de sa manière, mais lui concédait « un petit carat de créateur ». Céline et Proust sont tous les deux des illégitimes. Le blessé de guerre et le salonard. Prolo sans diplôme d’un côté, homo juif de l’autre, ils sont fascinés par la grande littérature de France et veulent s’y ressusciter, s’y légitimer. Deux titans travailleurs. De très imparfaits jouisseurs. « La seule façon de défendre la langue, c’est de l’attaquer ». Qui a dit cela ? Proust. Dans une lettre à Madame Strauss. Céline a été violemment fêté et violemment refusé. Berné par le jury Goncourt pour Voyage au bout de la nuit, laminé par la simonie des prix, Céline décide de faire place nette et s’enferme quatre années pour écrire Mort à crédit. Il se fait étriller à la parution – une gifle assourdissante. Il est persuadé que Proust est préféré parce juif, il se persuade que le milieu littéraire a protégé Proust, et pas lui, etc. Comme par hasard, les pamphlets vont se succéder aussitôt après. Si Mort à Crédit avait apporté le succès mérité et l’estime qui paraît aujourd’hui évidente, Céline n’aurait sans doute jamais basculé dans la folie antisémite. C’est une question qui doit être posée.
9 – Par rapport à cette tradition française, comment as-tu vécu la houlette des maîtres à penser de l’époque du début des années quatre-vingt, notamment Blanchot et Becket ?
Beckett ? Un prince. Je ne suis pas un lecteur fidèle, mais je l’aime : sa fusion avec Joyce, et sa séparation, m’ont toujours passionné. La force qui lui fut nécessaire pour rompre le lien quasi filial avec Joyce, quasi incestueux (Joyce voulant presque lui offrir sa fille). Il a construit son œuvre sur la très-infime frange de territoire que Joyce avait laissée hors de son empire. Je n’ai ressenti sa vibration réelle qu’en écoutant la lecture faite par Sami Frey de Cap au pire. Je voudrais revivre ce moment. L’oreille interne de Sami Frey est le plus puissant sismographe installé sur le sol français. Quant à Blanchot, c’est la matrice secrète des dernières décennies. Les penseurs et les philosophes dans leur presque majorité se sont mis à ses pieds – en dévotion. Je suis un Africain. J’ai la perception animale des sorts jetés et des maléfices. Je sais quand les mots s’ordonnent pour former une toile d’araignée. Sans sombrer dans le roman gothique ni le maraboutisme, je possède plusieurs preuves que Blanchot était un propagateur du Mal. La lecture assidue de ses rhétoriques noires assure la diffusion d’un vieux poison connu des seuls théologiens – une efficace du Mal. Il n’y a qu’un intellectuel occidental qui puisse en douter. Je m’expliquerai un jour.
10 – L’écriture – et le cyclisme, à travers tes premières courses et ton surnom : le Baron noir. Dans Forcenés (Fayard, 2008), tu dis apparaître pour la première fois à la fin des années 70. Un jeune coureur t’adoube en quelque sorte, en te faisant Baron noir. Que représente cette figure aujourd’hui ? Quel rôle a joué le cyclisme dans tes années de formation ?
J’ai repris le cyclisme à un certain niveau, alors que j’allais sur les quarante ans. Je m’entraînais comme un semi-professionnel, alors que j’avais les tempes grises et que les jointures grinçaient. Miraculeusement, la carcasse a tenu et j’ai retrouvé ma force de grimpeur pendant quelques saisons. Dès que la route s’élevait, il devenait très difficile de me lâcher. Dans les grands jours, je pouvais suivre et battre en montée des coureurs de bon niveau. Je me suis pris au jeu, non tant pour reprendre la compétition que pour retrouver ma force physique ancienne avant de publier. Je voulais redevenir sec et rapide avant d’entrer en littérature. Les jeunes coureurs de la vallée de Chevreuse se sont souvent retrouvés à la lutte avec un vieux fou déchaîné dans les côtes de Milon-la Chapelle ou de Port-Royal, en surplomb des ruines jansénistes. Mon vélo et mon maillot étaient noirs, mes cheveux et mes gants étaient noirs : il n’en fallait pas plus pour hériter de ce surnom de pacotille. Quand j’ai écrit Forcenés, sentant que ma force filait, j’ai décidé d’y placer mon tombeau sportif. Le Baron noir est une sorte de spectre poétique, une allégorie enfantine des forces alcyoniennes – une version dégradée de l’Ascension.
11 – Parallèlement à tes débuts dans l’écriture et au cyclisme, il y a déjà la photographie. Tu commences à travailler avec un Leica, considéré d’ailleurs comme l’appareil « noble » du métier. Mais, de la même manière que l’écriture est chez toi liée à un rapport à la langue française, ta pratique de la photographie semble indissociable d’un continent, l’Afrique. Qu’est-ce qui, en tant que photographe, t’a amené à choisir cette partie du monde ? Penses-tu que lorsqu’on crée, il est souhaitable – sinon nécessaire – de créer depuis et à partir d’une autre terre, d’un autre horizon, que son pays d’origine ? Pourquoi ?
Après tant d’années passées sous cloche, dans la carcère des cités ou dans l’internat des classes préparatoires, devenant comme les autres une sorte de puceau prétentieux, j’avais besoin de respirer. Mes amis de khâgne ne voulaient que devenir profs supérieurs ou hommes de lettres, au mode ancien, ils ne voulaient pas quitter les lieux de pouvoir et de légitimation. De fait, pour le peu que j’en sais, la plupart n’ont jamais quitté Paris. Moi, je ne pouvais plus respirer. Je voulais retrouver une rythmique physique et la perception. L’Afrique a été ma lumière et le petit Leica ma nouvelle cornée. Au Kenya, je suis sorti du milieu barbelé des Blancs expatriés et suis parti m’entraîner dans un club de boxe, au cœur d’un bidonville géant, à Mathare Valley, qu’on appelait la Vallée des Fous. Je n’ai fait des photos que pour garder un souvenir de mes amis boxeurs. Mais ces photos ont plu et j’avais envie d’en faire un livre. Pour avoir le droit de publier, les éditeurs semblaient exiger que je sois d’abord photographe, que j’en montre la raison sociale. De fait, j’ai commencé à faire et vendre des photos pour avoir toute légitimité et faire ce livre sur les boxeurs du ghetto. C’est par ce voyage au Kenya, cet écart social et géographique que j’ai repris vie. Cette plongée dans la misère et le défi absolus m’ont complètement transformé. Les boxeurs n’avaient ni gants ni chaussures, mais ils avaient décidé d’être champions du monde, coûte que coûte. Un entraîneur-imprécateur racontait la geste de Mohammed Ali et hurlait des proverbes hallucinés. « Boxing is not to play, it’s a killing game ! ». C’était effrayant. Nous nous entraînions dans la salle de catéchisme d’une église en ciment, portes et fenêtres fermées. Il faisait cinquante degrés et la sueur volait. « You want to be the One, the One champion, champion of the world ! ». Les gars avaient mangé un épi de maïs et partagé un Fanta et ils frappaient dans le noir, sous les petites photos d’Ali collées sur les murs et recouvertes de chiures de mouche. Ils obéissaient à des phrases. Ils modifiaient leur corps et leur destin pour obéir aux formules criées chaque soir. Certains sont devenus champions olympiques et sont passés boxeurs professionnels à Las Vegas. C’était à n’y pas croire. J’ai vu l’effectuation des phrases, la transfiguration de défis verbaux. Pour moi qui sortais du laminoir des cités, cobaye du vide, éviscéré par les sectateurs de Blanchot, azimuté par les branlotins de Derrida (j’étais dans un sale état : nul en vélo, frigide à toute poésie), pour un garçon qui n’avait reçu aucune éducation religieuse et avait esquivé la communion (pour cause de tournoi de foot), il était clair – je le sais a posteriori – que je subissais l’épreuve, l’ordalie primitive sans quoi l’homme demeure puceau à vie ; je suivais mon initiation, comme l’enfant noir qu’on abandonne de nuit dans le Bois Sacré. C’est ce contact primordial avec l’Afrique, cette perception de la puissance du verbe, d’un verbe lié à la vitesse du corps, qui m’a redonné espoir dans le pouvoir des mots français et de la langue française tant discriminée par la vulgate de ce temps-là. D’ailleurs, je n’ai jamais tant lu et si bien que là-bas. Je ne retourne jamais dans le désert ni sur le fleuve Niger sans emporter avec moi les ouvrages où la densité française est à son comble : un volume de Saint-Simon ou Féerie de Céline, Le Temps retrouvé de Proust, Connaissance de l’Est de Claudel ou les Illuminations dans une édition à deux euros souillée de piment et de gras de poulet.
12 – Dans tes ouvrages – et cela est d’ailleurs le thème par excellence de L’Afrique à poings nus – tu convoques la figures du « champion ». Que représente cette figure pour toi ? A-t-elle à voir avec celle du perdant ? Entretient-elle également des accointances avec la figure du « prophète » présente, par exemple, dans L’Invention de l’écriture avec la personnalité de Bruly Bouabré ? Peut-on dire que ton travail en images comme en mots est une transcription mythologique du monde actuel ?
Dans la lutte au couteau qui s’est engagée entre la bourgeoisie française et les classes extrêmes, peuple et aristocratie, la disparition des figures politiques, éliminées du faux système démocratique, a été le fait marquant. Des héros nouveaux ont vu le jour, des aristos du populo, des plébéiens mystérieux, chargés de forces telluriques. L’assomption de Monte Cristo, alias Edmond Dantès, la création de Vautrin et Jean Valjean ont été de forts substituts. Il fallait offrir des mythes de substitution. Ce sont des personnages antiques revisités, des sacrifiés et des spectraux dont la vie première a été volée ou bafouée ou tue. L’éradication sociale et politique de la plèbe et des aristos a engendré des héros populaires nouveaux, des anoblis du gué, de grandes âmes sorties de néant. La nouvelle littérature française s’est construite sur le socle de ce double sacrifice. Toute la grande littérature n’est plus, depuis deux siècles, que la déploration de ce sacrifice. Trahie dès son début, subornée aux intérêts d’une caste unique, la Révolution a été manquée, quoiqu’en dise la doxa inlassable de la laïque ; la Révolution a été volée et sanctifiée dès son début par la floraison de littératures mièvres et mortes, sous un falbala néo-antique du pire goût. À ce sujet, lire La Ruine de Kasch de Roberto Calasso, un livre-maître, le pèse-nerfs historique et poétique de la folie sacrificielle française. Dès la fin du XIXe siècle, les héros du romantisme sont usés, c’est la fin du dandysme comme principe ultime de résistance. Les anarchistes sont étouffés. Jarry le premier pressent cet évanouissement général et annonce l’assomption christique du héros sportif – le cycliste en premier, l’homme de l’ascension. Cravan l’irrédent s’érige en prototype, à la charnière du poème et du ring. Le vingtième siècle pullule de ces cyclopes mytho-médiatiques. Pour ce qu’ils affrontent la douleur extrême et la peur, pour ce qu’ils fiancent force et vitesse, puissance et légèreté, toutes vertus cardinales du peuple et de la noblesse, ceux de la boxe et du cyclisme, ceux de l’athlétisme sont les plus certains. Je ne suis pas capable d’ôter de mon cerveau les médaillons de Fausto Coppi et Mohammed Ali, la vignette afro-spartiate de Carl Lewis. Walter Benjamin est mort trop tôt pour façonner l’herbier de ces réprouvés. « Le héros est le vrai sujet de la modernité. » Le verdict de Benjamin court de Baudelaire à Mohammed Ali. Ali a été sassé et ressassé par les plus grands artistes de son temps. C’est un ouvroir universel. Benjamin était le mieux apte à déchiffrer les traces subliminales inscrites dans ces destins. Les grands logocrates comme Steiner et Boutang n’ont pas daigné herboriser ces traces populaires de la grandeur. Shakespeare aurait écrit sur Coppi, triomphateur et vaincu. C’est tellement évident. Le cas de Bruly Bouabré est bien différent. Il invente une écriture et développe une parole prophétique ; il est dans l’explicite et le dévoilement présocratique des phénomènes premiers. C’est un surgeon jailli hors du temps spectaculaire, privé de tout lien avec les instances médiatiques. Le champion, comme triomphateur ou comme perdant, ne peut propager une vérité qu’à travers le prisme des médias – fût-elle ésotérique ou exotérique. Ceci dit, la vénération accordée au champions, m’a conduit trop souvent à percevoir les écrivains comme des champions, des entités uniques enfermées dans un phrasé physique, un souffle, une vélocité. J’ai toujours pris à double sens ce passage de Mallarmé, dans « Crise de vers », selon lequel « tout individu apporte une prosodie, neuve, participant de son souffle ». Mes écrivains amis ne sont que trop corporels, trop physiques, trop pulmonaires.
13 – L’Afrique à poings nus n’est pas seulement un reportage photographique et d’écriture exceptionnel, il est également une combinaison incroyable de documents que tu as collectés sur les boxeurs africains : anciennes photographies, bandes-son que tu as retranscrites, reproduction de peintures, articles de journaux, reproduction de brochures, d’ouvrages anciens, etc. Ton travail ici n’a pas été seulement celui d’un photographe et d’un écrivain mais d’un véritable anthropologue. Ce livre est sans doute unique en son genre. Raconte-nous comment il est né, comment tu l’as pensé (ton carnet de bord de travail y est retranscrit), quelle a été son aventure éditoriale (aujourd’hui l’ouvrage est épuisé et introuvable).
C’est le premier tome d’une série de trois livres photographiques assortis d’écrits et de documents, intitulée L’Afrique héroïque. Suivent un tome sur Bruly Bouabré, avec les images réalisées en 1993 et un autre sur les chasseurs du Mali que j’ai suivis, en pointillé, des montagnes de Guinée à Bamako, de Ségou jusqu’au pays dogon, de 2001 à 2008. Si je peux éditer cette trilogie, au même format et avec le même soin que L’Afrique à poings nus, sorti au Seuil, en 2004, je considérerais comme aboutie la partie africaine et photographique de ma vie. Je serais en paix avec le petit Leica. L’Afrique à poings nus est un livre que j’ai eu en tête depuis 1989. J’ai mis longtemps à comprendre quelle forme il prendrait. J’avais en tête les deux livres que j’aimais le plus : Gitans de Koudelka et La Fin d’un monde de Peter Beard. J’ai été pris d’une frénésie encyclopédique. J’ai voulu rentrer dans le livre toute mon Afrique, les boxeurs du Kenya et les lutteurs du Sénégal, toutes les images, toutes les paroles, toutes les scories. Les éditions du Seuil ont mis un soin et une énergie rare pour réaliser ce projet et me laisser accoucher : nous avons fini fourbus. Je cherchais une forme, un rythme, un format. Tout était à inventer. Mais tous les livres se sont vendus. Il faudrait que je fasse rééditer l’ouvrage et que j’édite les suivants dans la foulée. Tout cela est très coûteux, hélas.
14 – Tes images dans L’Afrique à poings nus comme ton écriture dans Forcenés montrent et évoquent l’effort, la douleur, la délivrance, la sueur, les blessures, etc. Tu es d’ailleurs quelqu’un qui a toujours pratiqué le cyclisme de manière intense. Parle-nous de ce rapport au corps que tu entretiens et ce qu’il te permet de transcender ou d’accomplir dans ta création artistique.
Je suis rempli d’évidences quant au lien de l’écriture avec la fulgurance et la lenteur, avec le plaisir et la douleur. Artaud a dit ces choses, mieux que quiconque. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’a fallu retrouver ma force physique et une vitesse effective ; il m’a fallu renaître musculairement pour accepter d’entrer dans la lice poétique. Je craignais que ce ne soit bien plutôt une arène. J’ai découvert pire. Au moins, dans l’arène, l’esclave-gladiateur garde la claire vision du fauve ; il peut percevoir et surmonter l’extrême danger.
15 – Revenons à l’écriture elle-même et à ton premier livre Forcenés. Ce livre est composé de quarante quatre « poèmes en prose », comme on dit, quarante quatre séquences qui « chantent » la geste cycliste à travers ses figures tutélaires, individus et groupes – Chany, Coppi, les entraîneurs, les Flamands – ses instruments, les vélos – ses lieux, la tranchée de Wallers. Il y a aussi des passages autobiographiques – Le Baron noir – d’autres sur Céline, Jarry, un membre de L’Équipe … Peux-tu nous présenter la conception de ce livre, son architecture ? Est-ce un livre isolé ou bien l’exemplaire visible d’un massif plus vaste ?
C’est un morceau détaché d’un ensemble plus vaste et plus ancien. Ce n’est pas le livre inaugural que je voulais publier, mais une force m’obligeait à commencer par cette dédicace aux aristocrates du bas. Le livre s’est imposé physiquement, dans cette forme dense, nerveuse, à la lisière de la prose et de la poésie, avec quelques concrétions proches de l’essai. C’est comme si je ne pouvais débuter autrement que par l’aveu d’une fascination primitive – cette note bleue que représentait l’ivresse cycliste de l’ascension et ce parangon qu’est Coppi. Il est question d’un chant, d’une rythmique pulsive et d’une arythmie sociale en rapport avec cette voix d’outre-temps. Je n’ai pas trop d’explications à ce livre. Je travaillais sur un autre récit et c’est ce panégyrique des grimpeurs et des poètes légers qui le premier m’est sorti des doigts. Un matin, j’ai fait le portrait d’Anquetil, puis j’ai glissé dans le temps. Je suis reparti de l’écrasement de la Commune de Paris, de cette pulsion entre anarchisme et poésie qui tenaillait les hommes du peuple. Le cyclisme à son amorce a été le moyen d’expression d’exaltés hésitant entre la ruse et l’usine, entre la bombe et le poème à fragmentation. Des paysages, des morceaux de géographie se sont immiscés. Je n’ai réalisé qu’à la fin que je faisais une relecture sauvage de l’histoire de mon pays. Je ne prévois pas de suite à ce livre, d’autant moins qu’il proclame la fin du cyclisme et le décès de la haute chronique qui lui était agrégée.
16 – Forcenés est à la fois un art poétique, une Histoire de France à travers ce que tu appelles non pas un sport, mais un genre, le cyclisme et aussi un manuel d’attitudes d’une existence vouée à l’art. Le cyclisme y est une métaphore de l’acte d’écriture, la recherche toujours recommencée d’un style face aux pratiques véhiculaires. Parle-nous des différentes strates de ce livre.
Je suis parti de la mort du cyclisme pour mieux parler de sa naissance. Le cyclisme et les premières grandes courses, les grandes « classiques » (aucun autre ne sport ne nomment « classiques », au mode livresque, les grandes épreuves du calendrier), naissent au moment même où Nietzsche, dans Le Gai Savoir, annonce la mort de Dieu. Nous sommes en 1882. Les cendres de la Commune ne sont pas complètement dispersées. Le peuple est anéanti et cherche une issue, j’y reviens, entre la poésie et l’anarchisme. Rimbaud est parti en Afrique. Les Illuminations sortent en 1886. Nietzsche explose en vol, en 1888. C’est L’Antéchrist. Ecce Homo. C’est la fin d’un monde. Au moment où les valeurs anciennes vacillent, où Nietzsche en appelle à de nouveaux « jeux sacrés », au moment où le peuple a tout perdu, des exaltés en caleçons à fond chamoisé jouent leur destin dans des épreuves surnaturellement dures. Les premières courses cyclistes naissent en 1890 et 1891, des raids égaux parfois à la taille de la France. Des gens de rien inventent un phrasé dément à l’annonce de l’effondrement de Dieu, comme s’ils prenaient la main en se risquant au surpassement de l’humain. C’est l’Insensé, dans Le Gai Savoir, qui l’annonce : « Dieu est mort. » Insensé est presque synonyme de forcené : hors de sens, hors de raison. Le cyclisme, nouveau jeu sacré, naît comme maximalisme et déraison assumée, au moment même où Dieu est sorti de vitrine. Le premier à établir ce lien du cyclisme et du sacré, c’est Alfred Jarry. N’oublions qu’en 1898, il se rend à vélo à l’enterrement de Mallarmé. Avant même que les coureurs n’escaladent les premiers cols (Ballon d’Alsace en 1905, Tourmalet en 1910, Galibier en 1911), Jarry le provo écrit sa Passion considérée comme course de côte (en 1903) et définit supérieurement le cyclisme comme « L’émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière ». Il s’en sert comme manifeste littéraire, ce que fera aussi Louis-Ferdinand Céline dans Féerie pour une autre fois. C’est une petite découverte que j’ai faite. La métaphore de la nouvelle écriture de Céline revenu du Danemark, son télégraphe haleté, constellé de petits points, c’est un vélo. Pour son grand retour, après l’exil au Danemark, Céline choisit comme emblème poétique un vélo. La métaphore de son écriture finale, testamentaire, c’est un vélo ultra-léger, troué de partout, chignolé, qu’il nomme l’« Imponder ». Ce vélo ultraléger, Céline ne l’a pas inventé. Charles Pélissier, le grand champion des années 1930, un mixte onctueux de Johnny Weissmuller et de Rudolf Valentino, adorait Voyage au bout de la nuit. Un jour, il escalade la butte Montmartre et offre à Céline son vélo ultra-fin repercé et dentelé de partout. C’est l’hommage du cycliste surfin au surfin poète, la rencontre au sommet des aristos à mèche plaquée. Les derniers livres de Céline sont aérés de points de suspension, comme découpés dans la dentelle : ils sont à l’image de ce vélo offert par le dandy Pélissier. Ce vélo, Céline l’avait accroché au plafond, chez lui, à Montmartre, au-dessus de sa tête. C’est une petite découverte littéraire : elle lie un écrivain majeur au peuple français. Le vélo de Pélissier est le symbole raffiné du monde populaire. C’est un talisman. Les grands champions cyclistes sont obsédés par le style. Le style sur la machine, la position. Le style de l’attaque. Le style de l’échappée. Le style de la défaite. Les grands champions ont tous inventé un phrasé. Coppi. Vietto. Anquetil. Je n’ai jamais su si pour moi le cyclisme faisait allégorie de l’écriture ou si l’écriture faisait allégorie du cyclisme. Ce que je sais, c’est que le cyclisme atteint sa plénitude avec Fausto Coppi, et qu’à peu près au même moment, le roman prend un dernier envol, avec Joyce et Faulkner. La tragédie classique, l’épopée versifiée ont disparu. Ce que j’appelle cyclisme est un genre périmé, destiné comme le roman à se réinventer.
17 – Ce qui s’affirme dans Forcenés, c’est donc une langue – un style, lié à l’histoire de la langue dans laquelle il apparaît, le français. Ce style est moins dans le narratif et le récit que le portrait, une forme quasi panoptique où une succession d’images et de figures de style disent à la fois le sujet dont elles parlent, et la manière de le dire. C’est un style paradoxal, à la fois allusif dans ses références et visible par sa fulgurance ; le rythme y dit autant que le sens. Peux-tu revenir sur ce travail-là, cette langue quasi inactuelle que tu as faite, dans la lignée détaillée plus haut, de Saint-Simon à Céline ?
Vous avez parlé de poèmes en prose. En écrivant Forcenés, je n’y ai jamais pensé. Je n’ai jamais songé que j’écrivais un poème ou une prose. Je voulais insérer des particules visuelles et les fragments granitiques les plus abrasifs du français, des scories ayant résisté à toutes les incinérations. Je voulais construire de petits récits sans utiliser le rail de la narration ni m’annoncer au chef de gare, ce surmoi abruti qui depuis cent ans régule le trafic des romances de France. Les romans m’insupportent presque tous, sauf ceux qui se construisent sur des leurres narratifs, d’épiques cafouillades. Mon goût ancien me porte vers la chanson de geste et l’épopée. Le premier livre que j’ai lu racontait la légende du chevalier Bayard. Si j’y ajoute ce fait qu’adolescent, j’ai quasiment appris par cœur la Fabuleuse histoire du cyclisme de Pierre Chany, j’étais mal parti pour goûter le bouillon de navet et les suaves psychopathies. En d’autres temps, je n’aurais pas écrit Forcenés, mais une suite de dix mille décasyllabes à la gloire de Fausto Coppi. Comme les auteurs antiques, comme mes potes de la cité, je ne connais que la louange et le blâme. Mes capacités d’admiration sont illimitées. À Sarcelles, il y avait dans notre groupe un génie du foot. Nous ne l’avons jamais jalousé. Nous sommes devenus ses serviteurs. Nous portions son sac pour les matchs, et les crampons, et la gourde d’antésite. Devant l’irruption de l’excellence, la naissance d’une noblesse, il faut s’incliner. Ou décider de faire mieux. Aucune autre position ne peut être justifiée. C’est ce qui me sépare le plus nettement de mes contemporains. Ils se sentent intimement bafoués de croiser des être plus hauts et plus beaux, ils se sentent niés de découvrir des œuvres plus grandes. Je suis orgueilleux et teigneux, comme un petit cycliste, mais je me soumets devant la grandeur. C’est une vieille leçon. Être à la fois le cavalier et l’écuyer, Quichotte et Pansa. Forcenés est un chapelet de hauts faits, une suite de héros bas et grands, la pesée des actions de gloire et des petits désastres associés. C’est une sorte de vitrail. La jointure entre les vitraux doit être fine, invisible, insécable. Il y a une splendeur naturelle de la grande syntaxe française, je l’adore, elle me bouleverse, mais elle se donne trop à voir, elle impose sa majesté, son roulis majestueux. J’aime en jouer, ironiquement, mais elle ne peut être éternellement répétée, je préfère la laisser affleurer, puis l’éluder, masquer les belles charnières moulées, le bruit suave des clanches et des gonds par quoi l’écrivain signale son appartenance jalouse à la grande tapisserie des Louis. Par cette abrasion des sutures, cette avalanche d’images héroïques maintenues de petits tasseaux, j’ai repris le geste primitif des couturières de Bayeux. J’ai cousu si serré les visages, tant compacté les actions, à l’aide de glus populaires et de coins en merisier trouvés dans le grenier de Saint-Simon, j’ai tant serré le mors qu’à la lecture naît un essoufflement. Sans qu’il s’en aperçoive, le lecteur monte de trente pulsations. Comme s’il escaladait l’Izoard au sprint. C’était le but. Redonner du poumon. Essouffler le français. Certains m’en ont voulu à mort. Des lecteurs en sueur. Je les avais sorti de force des romances calmes et du picotis des pornographies. Forcenés a obtenu l’adhésion de gens du peuple et de l’épreuve, de ceux qui avaient payé le prix, je ne l’ai que trop vérifié : ils cherchaient parfois les mots dans le dico, ils me l’ont dit, mais ils savouraient, et retrouvaient leur musique perso. Le livre a souvent emballé les raffinés, au bord opposé, même si l’excipient « cyclisme » avait du mal à fondre dans les fins gosiers. En revanche, les lecteurs intermédiaires n’ont rien perçu de mes lubies, aristocratie populaire s’en fichent, ils n’en avaient rien à faire des populos et encore moins des aristos du populo. La classe moyenne domestiquée aux romances naturalistes mi-cyniques mi-sexuelles m’a fermé le vasistas au nez. Ma seule fierté, c’est que Forcenés n’a pas l’air traduit de l’anglais. Il y a des éditeurs français à qui je n’ai même pas oser proposer le manuscrit. Ils proposent des livres ambitieux, construits, mais qui tous affirment leur défiance sexuelle envers l’idiolecte français. À tel point que les auteurs élus écrivent directement dans un un français traduit de l’anglais. Ils ont honte de leur langue natale, peut-être, honteux de sa sexuelle vivacité ; ils ont à ce point intégré l’effondrement de la France qu’ils entérinent et intègrent in nuce la domination de l’anglais. Ils montrent écriture et patte blanches, esclaves dans l’œuf, et affirment leur soumission, ventriloques fœtus, pour complaire aux éditeurs avides d’une translangue facile à diffuser.
18 – Tu parles parfois de la conception d’un vélo comme d’un grand œuvre. Tu as toi même testé des matériels, agencés des éléments… Qu’est-ce qu’un vélo ?
Arrivé au milieu de ma vie, l’envie m’a pris de construire le vélo le plus léger du monde. Le vélo avec lequel j’avais décidé de me relancer physiquement et d’entrer en littérature. J’ai fait travailler une dizaine de personnes sur un prototype. Qui sur le cadre. Qui sur les boyaux. Qui sur la selle. La personne qui faisait les roues avaient jadis ouvragé les roues ligaturées d’Anquetil ; celle qui allégeait et reperçait les freins et le pédalier, remplaçant l’acier par le titane et l’alu, avait travaillé identiquement les pièces du vélo de Luis Ocana, trente ans plus tôt, dans son défi d’abattre Merckx. Mon vélo était devenu une sorte de composé mythico-vaudou regroupant les survivants de la grande histoire du cyclisme. J’y ai mis beaucoup de temps et d’argent. Quand j’ai possédé cette arme fatale, ce vélo impondérable, si souverain dans les montées, quand j’ai remis mon corps en mouvement, j’ai senti que j’étais prêt à publier et que plus rien ne m’arrêterait. En construisant pièce à pièce, boulon par boulon, cette machine dérisoire, en pesant chaque gramme de métal sur une balance pharmaceutique, j’avais mis la main sur mon Graal, j’avais arraché l’épée. D’ailleurs, quand les éditeurs m’ont proposé des à-valoirs pour le manuscrit de Forcenés, j’avais décidé de ne pas descendre en dessous d’un certain prix, un prix somme toute très élevé, en rapport avec la qualité mystique de mes matériaux : j’avais évalué et chiffré mon livre selon la valeur d’un bijou prolétaire fait main en alliages légers.
19 – Ton deuxième livre, L’Invention de l’écriture, est le portrait de Frédéric Bruly Bouabré. Dans ce portrait, il s’agit certes de présenter un homme d’exception, qui se place lui-même dans une situation exceptionnelle, impossible en Europe ou en Asie, l’invention de l’écriture d’un peuple, le Bété, mais aussi plus largement du sens de cette posture dans ton rapport à l’écriture. Pourquoi Bruly t’a-t-il autant fasciné ? Quels rapports vois-tu entre l’inventeur d’une langue – Bruly Bouabré – et l’inventeur d’un style dans une langue – Céline ou Saint Simon ?
Je n’ai jamais cherché l’exotisme en Afrique. Il se trouve que j’y ai vu ou trouvé les solutions et les effectuations surnaturelles de mes vieilles lubies. Partir de rien et devenir champion, c’est ce qu’ont fait sous mes yeux les boxeurs de Nairobi. Refuser la langue des maîtres et imposer la sienne, c’est ce qu’a fait Bruly Bouabré. Grand apprenti de la langue française, Bruly Bouabré s’est décidé un jour à inventer une écriture authentiquement africaine. L’inventer à partir de rien. Bruly a inventé un système scripturaire en s’inspirant de la géométrie de pierres noires trouvées sur le sol des siens. J’ai vu se réaliser en Afrique les plus étranges utopies. Je me demande si je n’ai pas photographié ces personnages et leurs actions, non tant pour faire de belles images à ranger dans l’herbier du grand reportage, près de Gorge Rodger et Koudelka, que pour simplement accumuler des preuves et des traces, me prouver à moi, et prouver aux autres, que je n’avais ni fabulé ni rêvé. Le livre que j’ai écrit sur Bruly appartient à un genre ancien que l’on nommait mythographie. C’est une compilation lyrique de faits mythiques et vrais. C’est une hagiographie. L’histoire de Bruly est édifiante. Il s’enfuit du travail forcé pour apprendre la langue des Blancs. Amoureux de la langue française, petit gratte-papier, il est touché par une révélation, un choc prophétique : Dieu intime au jeune Bruly d’inventer une écriture noire advenue du sol de ses ancêtres. Il dessine des pictogrammes inspirés de pierrettes volcaniques et achève un système complet. Il se présente à Théodore Monod, ébahi, qui l’avalise. Il décide d’écrire une encyclopédie. Il l’illustre de milliers de dessins. Il transcrit dans sa langue nouvelle tous les savoirs oraux : les contes et les fables, les arts de la chasse ; il y ajoute sa transcription des grandes œuvres occidentales, Lord Byron et Dante dont il réécrit et négrifie la Divine Comédie. Sa production énorme, indescriptible. À l’inverse des Encyclopédistes et des penseurs des Lumières qui laissent rayonner l’universel français de Paris vers le monde, Bruly décide d’absorber le savoir mondial et tout rapatrier dans son village natal de Zéprégühé, dans une chapelle-bibliothèque de terre, en pleine forêt, vers Daloa, au nord de la Côte d’Ivoire. En un mouvement inverse de la collection et du pillage opérés par l’Occident sur les savoirs mondiaux, Bruly Bouabré, de façon naïve et parcellaire, vengeresse et politique, restitue le savoir-monde aux cinquante villageois de son bled terreux. C’est l’histoire d’un réprouvé qui s’aventure au plus loin. J’ai dédié L’invention de l’écriture à Francis Ponge. Je pense qu’ils auraient pu être amis. Brice Parrain l’aurait adulé. J’ai envoyé le livre à George Steiner. Ponge était un logocrate joyeux. Claudel était un logocrate organique, spermatique. Steiner est un logocrate sérieux. Bruly est l’incarnation naturelle, féerique, du logocrate : il procède à neuf à la nomination des êtres et des choses, au mode cratyléen. Il oblige à rompre avec la langue existante, qu’elle soit la langue coloniale ou la novlangue du numéraire. La rénovation poétique, la renaissance verbale s’autorisent d’une violence première – un sursaut vital hors des langues ennemies.
20 – Encore une fois ici, le style ne raconte rien, ou plutôt, le récit progresse non à cause de l’histoire mais de la succession des images, qui le drainent avec elles jusqu’à la fin en forme quasi épigrammatique où apparaissent différentes épitaphes concernant Bruly Bouabré et qui sont autant de titres pouvant le qualifier. Peux-tu nous parler de ton rapport au lyrisme, à ce que tu cherches en lui dans ta prose ?
L’Invention de l’écriture n’est pas tant une narration que la scansion modulée d’un même énoncé. C’est une variation. Une construction musicale sur la sculpture des syllabes et la frappe des noms. C’est un récitatif lyrique sur l’héroïsme à l’œuvre dans la forge des mots. C’est une parcelle de terre rouge sur laquelle j’africanise Ponge et Claudel, les derniers reptiles géants du musée cratyléen. Quant au lyrisme, oui, c’est évident. Je prends souvent mon vélo pour aller de Denfert vers la place Clichy. Quand je me retrouve au feu rouge, place de l’Opéra, face au Palais Garnier, je fais du surplace et je jette toujours un regard sur l’inscription posée à l’or fin sur le flanc droit de la façade : « poésie lyrique ». C’est comme une superstition ; je ne reprends jamais ma route sans avoir vérifié ces deux mots – comme si cela pouvait porter malheur que se soustraire à cette confrontation. Le lyrisme, ce n’est pas tant l’expression du moi et le pathos périmé que ce moment où la langue vibre sur soi et produit une rumeur qui excède la partition. Quand Ponge était mobilisé près de Rouen, en 1940, il a observé l’embrasement des pétroles stockés et la colonne de fumée s’élevant des feux. « La parole en un sens s’élève comme la fumée (…). La parole douée de force ascensionnelle, ardente, fougueuse, et qui monte tout droit malgré le mouvement baroque, hélicoïdal des flammes, et qui donne l’impression d’une haute tour, qui nous porte irrésistiblement, d’un seul coup, dès les premiers mots, à un niveau supérieur ». C’est dans Pour un Malherbe. Et il ajoute : « Il ne s’agit que du Verbe (le Verbe français) et de sa rigueur et force ascensionnelle … ». Il existe une force impersonnelle du lyrisme, qui est la plus troublante.
21 – Peux-tu nous parler de ton travail d’écriture en cours même si on te sait assez réticent à le dévoiler aujourd’hui ? Est-il (histoire d’en référer une dernière fois à la tradition dans laquelle tu t’inscris) de l’ordre du roman ? De la chronique ? Des mémoires ?
Comment traverser les couches sociales et les pays, glisser des bétons vers Paris, de Paris vers Nairobi, de Nairobi vers monde, sans se trouver dans la position errante du picaro ? Je ne suis de nulle part, c’est une expérience continue, je ne suis d’aucun groupe, sauf de ces transitions perpétuelles entre quartiers pourris et chics, ces dérives entre les langages étrangers dans lesquels je fais duel et récolte avant de filer. J’entre en Troie, par jeu et défi, je vois et je m’enfuis. Je fuis depuis trente ans. Je ne suis bien que dans le bunker où je me suis retiré. Je me suis installé sur une cime de Paris, barricadé de ciel, au-dessus des tombes et des arbres ; la ville palpite devant moi, ses lumières, ses fumées. La seule aventure, ma seule méditation, c’est cette double honte, comme je l’ai dit, d’être réfuté d’abord comme dégueulasse parleur, verlaniste zonier, et d’être pointé à la fin comme maniaque du français, pancarté d’un double vice, vissé deux fois au pilori des parlers interdits. S’il existe, quoique j’en veuille, une pulsion romanesque, elle ne consiste pas dans le déroulé calibré d’une fiction autobiographique, mais dans le libre roulis d’une machinerie picaresque, chronique et poème, récit et récitatif d’une traversée, je ne peux y échapper. C’est une course solitaire qui dévore plusieurs tomes et plusieurs années. Ce sera ma principale et seule réplique. J’espère arriver au bout et ne pas y crever. Pour le reste, j’ai dans les tiroirs de mon bureau géant à huit tiroirs de bois renforcés de longes d’acier la matière et les notes de plusieurs livres. Un essai sur Carlo Emilio Gadda. Un autre sur Céline. Un assemblage de récits sur l’Afrique, sur le mode constellaire de Forcenés. Un livre sur mes écrivains préférés et sur la langue française. Un autre sur la campagne, les santons primordiaux de mon enfance (mon éducation primo-littéraire, en Corrèze) – qui sera mon répons paroissial au sublime Vies Minuscules de Pierre Michon. Un livre court sur ma découverte des femmes parisiennes, et ma rencontre avec Natacha, mon épouse, dans le temps où je m’étais prolétarisé. Un opus inframince sur James Brown, mon meilleur compagnon d’écriture, avec Littré.
Entretien © Philippe Bordas, Cécile Guilbert & Jean-Noël Orengo – Illustrations © DR – Vidéo © Isabelle Rozenbaum
(Paris, mai-juin 2013)
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