Finalement aucune aventure ne se constitue directement pour nous. Elle participe d’abord, en tant qu’aventure, de l’ensemble des légendes transmises, par le cinéma ou autrement ; de toute la pacotille spectaculaire de l’histoire. (Guy Debord)
Air de réel !
Du retour à la terre, à la conscience écologique, la nature revisite dans Duo mi-clos : roman poétique et Fort-clos bravo (Unicité, 2024), l’éden perdu d’une hypothétique genèse. Paradis post hippies des adolescences éperdues sur des airs folks, rocks, punks, etc., jusqu’aux musiques savantes. Réminiscences littéraires d’un état romantique s’immergeant dans les éléments des grandes oeuvres – des Rêveries du promeneur solitaire à Paul et Virginie, d’Une chambre à soi à Hiroshima, mon amour – la chambre se promène avec amour sur une île dans une nature indomptée. Il fallait oser aimer, désirer l’autre, pour inscrire à mi-chemin, une expérience à deux solos créateurs.
Duo mi-clos…
Tout commence en 1999 dans une grange collée à un champ de colza envoûtant de sa fulgurance jaune, un pique-nique interdit. Un endroit n’ayant connu d’habitants que les bestiaux. Ni eau ni électricité ni téléphone ni TV ni wifi dans un hameau de treize maisons à deux entrées. Le milieu de nulle part. Au numéro « deux ». Cela s’écrira vingt ans plus tard, avec le contact de la terre, du froid, de la chaleur, des cailloux, de l’air : au réel de la matière. Car « ça » bricole, jardine, œuvre, danse, se photographie et se filme dans le jardin. « Ça » s’extasie sur les végétaux, les animaux, les minéraux. « Ça » jouit, « ça » souffre, « ça » sauve un minuscule lopin. Cela ne changera rien. C’est déjà « ça ».
Premiers mots
Duo mi-clos : roman poétique débute un 20 mai 2020, à la manière d’un journal de bord qui aurait perdu ses dates et ne garderait du temps, qu’un état intense du présent. Dans une narration dénudée, deux voix résonnent dans le trouble de l’univers sur fond de nature intemporelle. Bribes de sensations, pensées, sentiments, épiphanies et angoisses ponctuent les blancs : ces respirations du silence. Au dedans comme au dehors. Finie l’agitation, tout se dépose, et compose une petite musique des mots. En quête de poésie. Les courts paragraphes deviennent poèmes du récit. Finies les longues phrases des romans précédents. Le manque gravite entre les sons, arrête le verbe, creuse des ponts, des espaces offrant au lecteur une suite autre. Découpage voulu qui ponctue l’attente : celle des décisions non prises. Car tout échappe, entre désir, besoin, crainte, doute et non-dit. Alors les lettres sur les pages dessinent des pointillés en noir et blanc, des traits d’union entre les distances. L’histoire se fragmente en séquence, au fil de l’autre. « Elle », « il », « ils », sans un « je » ni un « tu », avancent anonymes. À l’égale de la nature – humaine – cultivée, guidée par une lubie quelconque, dans ce non-sens d’être, entre jouissances, déplaisirs, indifférences. Au partage de l’existant, avec cette figure du couple, comme heureux, écoutant derrière ses murs le monde bouger et gronder après la parenthèse d’un enfermement forcé. Le refuge sera-t-il abandonné ? La vie d’après reprendra-t-elle comme avant ?
Peintures paysages
Ainsi « ça » crée, « ça » marche, « ça » découvre à deux corps, les alentours dans l’exploration des jours de cet inconnu si proche, avec ses parfums, ses couleurs, ses chants. Nuances changeantes des collines et des champs sous la caresse du vent, des brins d’herbes sous la main. Dans la lumière. Comment inscrire ces minuscules découvertes et retrouvailles sur le papier ou sur la toile ? Puisqu’il peint – lui C. F. – dans son atelier, illustre la couverture de ses livres, avec elle qui écrit ce déjà passé, emprisonné dans cette folie magique. Ensemble. Entre rêve et cauchemar, selon les rencontres : humaines ou animales. Car l’œil citadin perdure et active ses filtres artistiques avec sa « Petite cinématographie du domaine privé », annoncée en p. 9 du livre. Tableau, scène, trip ou life : idem ! L’auto hypnose active sa survie : l’extra vie ! Tout fusionne : action, sensation, réflexion. Avec ce goût pour le transport, l’extase, le décollage et le transgenre : poésie, prose, récit, témoignage, croquis sur le vif, dialogue, philosophie : un roman poétique ? Antinomie ? Au mixage des arts, et à l’égal du cinéma, avec un plus : cette touche de bazar – atelier oblige ! – cultivant l’erreur, la contradiction, le méli-mélo en toute liberté. Alors tenté par le voyage ?
Fort-clos…
Fort-clos bravo enchaîne une seconde histoire en avril 2021. Les menaces de voisinage, les visites incongrues, les contrôles obligatoires, les silhouettes à l’horizon… troubleraient-ils la vision de ces deux-là ? Cellule forteresse en danger ? Les gens, la foule, les bruits humains, l’agression, n’auraient-ils pas dû disparaître ? Erreur ! C’est un ménage à plusieurs ! Ils attaquent de toutes parts : tempête, invasion, voisin, chien, flâneur… La source idyllique tarie convoque toutes les voix, à la fois, dans des dialogues entrecoupés. Un « tu », un « je » retrouvés, avec des « il, elle, iel » se mêlent à des « nous, eux, on, iels ». Inconnus fusant de partout dans l’incompréhension des choses et des êtres. La gentille cacophonie étonne, séduit ou gêne. Pourtant l’étrange mise en page semble rangée. Des carrés, des rectangles, des croix s’emboîtent ou se superposent. Une « Petite pièce superposée à deux voix & co » précise la p. 7. Avec ses trois zones : droite, centre, gauche pour chaque voix. Mais comment lire ? Dans quel sens ? Horizontal ? Vertical ? Les deux ? Quelle ligne suivre ? La question sous-tendue de cet arrangement ne serait-elle pas là justement ? Quelle(s) direction(s) suivre (à la fois) – amoureuse ou non – dans la lecture de sa vie ? La blague. Du jamais vu ! Il y a ainsi de nombreuses lectures possibles, selon le goût du lecteur et son envie. Pourquoi couper ainsi ? Un défaut de l’auteure serait l’élément déclencheur de cette aventure du texte. Une propension à ne pas laisser finir (mourir…) son interlocuteur, et à le couper. D’où ces dialogues envahis. Toujours travailler sur ses faiblesses.
Folie contrôlée ?
C’était pourtant au départ un genre de vacances, ou un jeu de vieux enfants dans une cachette, quelque part sur la planète, loin du regard, dans le grand tout, une retraite capable par son environnement d’influer sereinement sur les personnages. Une tanière avec deux faux sauvages, doux dingues, à l’écart volontaire du tumulte. Hypothèse et décor placés. Hélas, la vie ne tient pas en paix. Elle fait des histoires. Finie la planque ! Les ennemis surgissent aussi de l’intérieur. Paranoïa, petit délire ou imagination excessive ? Le commun des mortels, créateur ou pas, succombe à son propre agencement mental : avec ou sans l’être aimé !
Amour longue durée ?
Qu’en est-il de cette traversée amoureuse au long cours ? Est-elle le sujet de ces deux livres ? Pièce démontée ? Gâteau de la Saint-Valentin ? Château tarte à la crème des jours qui couleraient irrémédiablement ? Théâtre à la lorgnette du chiffre 2 ? Agissements en voie de construction et déconstruction permanente ? Avec toute la bâtisse sexuelle à retaper, filtres d’amour à l’appui-tête ? Entre formes, découpes et rebouchages ? Ou encore une écopoésie avant le terme, avant la définition, et avant l’heure, en pistes multiples ? Le tout en deux, et en eux ? À pas tout dire quand même ! C’est à lire…
Écriture libérée
A-t-il suffi de laisser faire les personnages de ce huit clos ? Scénario classique en apparence. La réalité a des ressources non programmables. L’écriture, elle aussi, a joué à la sauvageonne, au jour le jour. À l’intuitif et au feeling. Quant au vrai du faux : la fiction est le réel ! Ici le travail du style en dit long sur l’artifice des transformations créatrices : jeux avec les mots, résonances, ellipses, élisions, rythmes. La composition en Oulipo a guidé et sculpté par ses formes et ses blocs visuels, l’énoncé même. Au jeu du créatif et du jouissif toujours ! Pour l’auteur comme pour le lecteur, voire l’auditeur futur. Car dès le début, le livre a été imaginé, lu à haute voix, par trois voix ou plus. Et pour le premier livre, à deux voix, ce qui fut fait en performances, avec l’aide d’auteurs et d’amis. Une expérience qui appelle une suite, vers l’écriture d’un troisième livre peut-être, et d’autres lectures polyphoniques.
Leitmotiv du vécu
L’autofiction est manifeste depuis le début pour toutes les créations. Actions, vidéos, photographies, dessins ou écritures. Elle agit à même l’existence. À l’écrit, avec les vingt-six lettres de l’alphabet, elle cherche autre chose que le mode d’emploi via la réussite en chiffre de ventes du romanesque attendu. Goût pour la singularité littéraire (et artistique) en expérimentation continuelle. La variation et le jeu des styles à chaque publication, témoignent de ce désir de remise en question. Avec un même mot d’ordre: la présence à trois dimensions, entre corps, cœur et esprit sans délimitation ! Vaste programme que ces deux ouvrages dont l’écrin, l’objet livre offre une cachette similaire entre ses pages. Comme un habitat, un habit, un trousseau à plusieurs clefs et ouvertures, pour coquilles de protection modifiable, dans l’appréhension de l’univers. Des mots vêtements. Des peintures écrans. Un livre n’est-il pas une maison, où l’on converse en silence avec un inconnu, sur les secrets humains des paysages intérieurs et extérieurs du monde ?
Écart poétique
Est-ce dans l’instant poétique que se saisit le temps ? Ce semblant de pérennité en accéléré ? Dans une possible captation du devenir au travers de l’éphémère ? Épiphanies ou ritournelles amoureuses quand la disparition fait signe ? Clin d’œil à la petite mort lovée. De l’animé à l’inanimé. Que cela jouisse ou succombe. À la même enseigne finalement. C’est à n’y pas croire. À y observer de plus près cet appel à la vie et à la mort.
Flot continu
Et l’humain engrange ses petites moissons intimes devant la nature dénaturée. Fétu de paille et nuage. Poésie précaire dont l’écho prémonitoire résonne avec une actualité du monde qui tourne en boucle. La fragilité offre-t-elle la force de résistance pour sans cesse recréer sa vie ? Un livre est une question, une option momentanée, un bord où s’arrimer au dessus des précipices. La nature en cascade dévale, avec tous ses fruits à cueillir, recueillir, petits billets d’amour noyés. Et la beauté tient bon encore…
Texte © Élisabeth Morcellet – Illustrations © Calum Fraser & DR.
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