FABRICE BOURLEZ s’entretient avec XAVIER BOISSEL à l’occasion de la publication de son essai PULSIONS PASOLINIENNES (Franciscopolis/Les Presses du Réel, 2015) :
1 – Fabrice, tu publies un essai consacré à Pier Paolo Pasolini, dont le titre, Pulsions pasoliniennes, renvoie au champ de la psychanalyse. Tu es toi-même psychologue clinicien et aussi psychanalyste. Cet essai s’inscrit par ailleurs dans un autre champ, celui de l’esthétique, que tu enseignes à l’École supérieure d’Art et de Design de Reims. Comment as-tu articulé cette double approche ? Et comment situer, d’une part, l’écriture de ce livre dans le contexte de tes recherches sur l’art et l’esthétique et, d’autre part, dans celui de ta pratique d’analyste ?
Tu as raison de me renvoyer à mes activités professionnelles. Si l’on se connaissait davantage, tu pourrais même me renvoyer à ma vie privée, à mon parcours personnel, familial, à mes études. Après-coup, je pense que j’ai vraiment mis beaucoup de moi dans l’écriture de ce texte. Je l’ai effectivement écrit à partir de moi-même. En fait, je crois qu’il serait plus exact de dire en partant de moi-même, en tentant de sortir de mon narcissisme, d’en éclipser l’insistance, pour me consacrer à un autre : Pasolini. Au fond, cette démarche qui consiste à s’absenter de soi pour faire ré/aisonner l’autre est commune à l’enseignement et à la psychanalyse. On tient des postures, on joue des figures, et les autres projettent sur ce que l’on incarne. Freud disait qu’enseigner et psychanalyser étaient des métiers impossibles. Donc, une fois de plus, j’ai travaillé à partir de mon désir et de mes doutes, comme avec les étudiants, de mon écoute et de mes coupures signifiantes, comme avec les analysants, pour interroger cette figure qui me hante depuis le sortir de l’adolescence. Pour ma chance, l’œuvre pasolinienne, ses films, sa poésie, ses romans, ses essais, son théâtre, tout son immense travail, semble avoir été entièrement écrit sous le double signe de l’esthétique et de la psychanalyse. Pasolini impose un style d’une nouveauté radicale tant dans ses images que dans ses textes. Du début à la fin, il ouvre une brèche dans la narration, dans la langue italienne, dans le plaisir cinématographique et littéraire. Cette ouverture n’est pas sans rapport avec la psychanalyse. Il explique avoir lu Freud très jeune et les références explicites à son travail sont nombreuses. Or ce qui m’intéresse dans la pensée de l’art, aussi bien que dans la psychanalyse, c’est lorsque l’on assiste à une « révolution picturale », pour le dire avec Deleuze et Guattari dans leur procès contre la psychanalyse post-freudienne. Ce qui me fascine, ce sont ces moments rares, où chez un artiste ou un auteur, la nouveauté s’impose avec une force telle qu’elle transforme la manière d’envisager le medium lui-même : jusque-là on ne pensait pas qu’il était possible de dire, d’écrire, de peindre, ou de filmer d’une telle façon. Plus j’avance dans mon parcours, plus je m’aperçois que les écoles, les mouvements, les dogmes picturaux, littéraires, cinématographiques m’ennuient. Ce que je trouve formidable, c’est quand l’inclassable remet en cause la façon même de classer. C’est ce qui arrive avec tout ce à quoi a touché Pasolini. Cela concerne directement le champ de la réflexion esthétique. Comment adviennent les révolutions, les métamorphoses en art : Caravage, Van Gogh, Duchamp, Welles… ? Par ailleurs, un parcours analytique ne revient-il pas aussi à amener chacun vers sa propre « révolution picturale », soit : arriver à ce que chacun assume son propre caractère d’inclassabilité. J’ai fait le pari que Pasolini pouvait nous aider à penser tout cela.
2 – Cet essai se démarque de certaines études pasoliniennes plus « universitaires », tant dans sa méthode (pluridisciplinaire), que dans son objet, puisqu’il embrasse tout le corpus de l’œuvre de Pasolini, considérable, sinon hétérogène, tant dans ses genres que dans ses supports : films, pièces de théâtre, romans, poésies, essais. Ce pari d’une telle approche t’a-t-il semblé difficile, voire risqué ? Y a-t-il selon toi une unité implicite qui gouvernerait l’ensemble du corpus ?
Effectivement, j’ai pris des risques en mêlant des univers aussi différents, jouant sur une géographie et une chronologie instables. L’essai se compose d’allers-retours dans l’œuvre de Pasolini mais il se déplace aussi entre l’Italie, la France et les États-Unis puisque je convoque les théories queer et les déconstructions du genre qu’elles fomentent. Je prends donc le risque de décevoir non seulement les spécialistes de Pasolini mais aussi les psychanalystes et les théoricien.ne.s du genre. Pour autant, je n’ai pas l’impression de trahir qui que ce soit. Je m’efforce plutôt d’agencer des rencontres, de faire jouer à Pasolini le rôle d’intercesseur entre des milieux très différents. C’est sans doute un grand écart impossible. Mais peut-on penser autrement qu’en superposant des territoires opposés, contradictoires si l’on pense avec l’inconscient ? Réduite à sa plus simple expression, l’expérience psychanalytique enseigne qu’à partir du moment où la barrière du refoulement est dépassée, nos sacrosaints repères (le principe de non-contradiction, le fait d’être à gauche ou à droite, un homme ou une femme…) fondent comme neige au soleil. Malgré la célèbre « abjuration de la Trilogie de la vie », qui marque un avant et un après dans le parcours pasolinien, il y a des continuités très fortes dans son œuvre : le scandale, l’amour pour le sacré, le sexe, la lutte, le corps… Bref, des éléments instables qui se refusent à une définition univoque, des champs d’expérimentation qui troublent le genre cinématographique, littéraire et sexuel. Ces points récurrents, qui insistent de manière rétive, je les ai nommés pulsions pasoliniennes. Il m’a semblé qu’elles traçaient un parcours autour de la question du Père, en tant qu’il est censé incarner l’ordre, la loi, la morale, les règles de transmission du cadre dans lequel la narration peut s’installer. J’aborde donc l’œuvre moins à partir de son unité que des variations continues autour desquelles elle s’affirme.
3 – Le Pasolini des Écrits corsaires a fait l’objet ces dernières années, en France, d’une réappropriation, voire d’une annexion politique par une frange de « l’opinion » des plus réactionnaires. Même si le pessimisme anthropologique du « dernier Pasolini » peut se prêter à ce genre de récupération caricaturale, il semble que la question soit plus complexe, en témoigne l’effort de problématisation qu’en a proposé Georges Didi-Huberman dans son essai, Survivance des lucioles (Minuit, 2009). Quelle lecture(s) et interprétation(s) propose(s) tu de ton côté de cette tonalité pessimiste, plus que perceptible dans les derniers écrits de Pasolini ?
Il m’a paru important de ne pas passer sous silence le côté réactionnaire de certaines prises de positions propres au Pasolini corsaire. À l’époque, il est toujours contre : contre le progrès, contre la télévision, contre l’avortement, contre la contraception, contre les cheveux longs des soixante-huitards… Son pessimisme sur le sort du monde est sans limite, sa colère sans borne. Et l’éloge du passé, la sacralité des corps et du monde d’avant le triomphe de la petite bourgeoisie peut sans doute se prêter à bien des récupérations. Mais, de mon point de vue, ces lectures sont aussi pauvres qu’inutiles, elles ratent la vitalité désespérée de Pasolini. Pasolini analysait le Pouvoir. À l’époque comme aujourd’hui, ses prises de positions choquantes ne visaient qu’à inquiéter les illusions faciles caractéristiques du petit bonheur de la société de la tolérance capitaliste. Ses provocations n’avaient d’autre but que de nous libérer de l’endormissement télévisuel en l’absence de la lumière des lucioles. C’est pour cette raison que je me suis interrogé sur l’étrange filiation entre son œuvre et les courants qui déconstruisent le genre et la sexualité qui eux, au contraire, réfléchissent avec (et non pas contre) les technologies les plus contemporaines. Georges Didi-Huberman a ouvert la voie en envisageant une survivance des lucioles. Avec Pasolini contre Pasolini, j’ai voulu montrer comment ses réflexions sur le langage, sur le sexe et sur le pouvoir gardaient leur élan subversif à condition de les ramener vers la puissance non pas passéiste mais intempestive de son amour.
Entretien © Fabrice Bourlez & Xavier Boissel – Illustrations © DR
(Paris, déc. 2015)
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