Sans autre couleur : rouge # 2
Les repas diffèrent comme les pays, les appétits diffèrent de notre univers, des rêves de faims nous viennent, d’autres fringales nous appellent, des couleurs délavées s’étalent sous des aubes navrantes, des moments épars dans le temps, on se demande si cela existe, la nuit ou le jour, si on a rêvé ou si c’était vrai, en se réveillant, on se remémore la lune rousse, la luminosité étonnante sur les murs sombres, entre le ciel et la terre, on se souvient d’un tas de nourritures indescriptibles que l’on dévorait ou rejetait, dans une scène biblique, qui annonçait quelque chose, presque infâme, néanmoins humain, à travers une vision trouble ou une sensation lucide, à la fois attirante et répugnante, imprégnée des fragrances aussi appétissantes qu’écœurantes des mets, des plats et d’étranges biscuits en forme de lettres majuscules, on se demande si c’était là-bas ou ici, plutôt là-bas, à moins de l’avoir rêvé, tout paraissait pourtant si vrai, pourtant si réel bien qu’on ne sache plus vraiment, les images sont obscènes, rebutantes comme éprouvées par cette voracité destructrice, dans la bouche affamée des hommes, dans la bouche vorace des femmes, au bout d’une fourchette acérée, d’une fourchette obstinée, presque mécanique, ou bien entre des doigts gras, maculés, recouverts de sauces dégoulinantes, s’emparant de petites portions ou de rations disproportionnées, entre des dents incisives, sans que personne ne puisse l’imaginer, les couleurs sont souvent mélangées ou consumées, entre les mâchoires carnassières, parmi les aliments absorbés, arrachés, broyés, gobés, ingérés, dégurgités, recrachés, rejetés, les images s’échinent à montrer et les mots à exprimer, quelque chose d’autre, sorti du sommeil comme une avidité, une tentation, sentir couler dans les veines une vitalité surgie de nulle part, qui stimulerait tous les sens, ceux qui excitent et ceux qui soulagent, qui retiendrait ces moments de démence, ces pulsions des jours instinctifs, une vitalité étrange, à la fois fougueuse, rugueuse et saisissante, une vitalité chimérique, que l’on croirait encore rêver, une rubéfaction ardente sans autre couleur ni autre matière que celle d’une pureté égarée et à jamais retrouvée.
Vidéo © Isabelle Rozenbaum – Texte © Sylvia Fast
Le projet Sleeping Works d’Isabelle Rozenbaum a reçu la bourse « Brouillon d’un rêve 2014 » (SCAM).
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.