Rivières de la nuit : Guerre, Graines, Globalisme

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. (A. Rimbaud)

C’est le fait que les choses « continuent  à aller ainsi » qui est la catastrophe. Elle n’est pas ce qui à tout instant est devant nous, mais ce qui est donné. (W. Benjamin)

Plus tard, dans une époque mieux informée, le mot destin prendra probablement un sens statistique. (R. Musil)

 

Grains

Rivières de la nuit (Inculte, 2014) découle de plusieurs réflexions. Il y a d’abord cette arche au Pôle Nord, dont les travaux de construction débutèrent à l’été 2006 et qui fut inaugurée à l’hiver 2008 par José Manuel Barroso. J’avais à l’époque suivi cette affaire avec attention : une chambre forte creusée sur l’île du Spitzberg – dans l’archipel arctique du Svalbard – destinée à conserver dans un lieu sécurisé des semences de toutes les cultures vivrières de la planète et ainsi à préserver la biodiversité. Les travaux de cette arche ont été financés par la Norvège, mais le Global Crop Diversity Trust, un organisme international, a joué un rôle clef dans cette édification ; il est de plus, chargé de sa gestion. D’autres institutions ont aussi investi dans la construction de ce « bunker des glaces » : la Fondation Bill & Melinda Gates, le géant de l’agroalimentaire DuPont/Pioneer Hi-Bred (l’un des plus grands propriétaires de brevets d’OGM), la société suisse Syngenta, spécialisée dans la chimie et l’agroalimentaire, la Fondation Rockefeller et enfin la multinationale Monsanto, connue pour ses « innovations » en matière de biotechnologies agricoles. La présence de tout ce beau monde derrière ce vertueux projet n’est pas sans manquer de piquant. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre très vite que, comme toujours, le cynisme avance avec le masque de l’humanisme.

D’emblée, lorsque j’ai vu des photographies de cette arche de Noé végétale, je me suis dit que tout cela pourrait être le point de départ d’une fiction. Des images, sinon des réminiscences, m’ont traversé l’esprit. Je dois dire qu’elles sont d’abord cinématographiques : Stalker de Andreï Tarkovski, Le Bunker de la dernière rafale de Caro & Jeunet, Le Trésor des Îles chiennes de F. J. Ossang – des films qui depuis longtemps nourrissent mon imaginaire. J’avais encore en tête en tête le roman « polaire » de Jules Verne, Les Aventures du Capitaine Hatterras, une lecture d’enfance, marquante s’il en est. Le motif épique de la catabase me traversa aussi l’esprit. Ainsi, très vite, l’idée d’écrire un roman s’est imposée à moi : je suis parti d’un topos de la littérature de genre (dont je suis féru) : celui de la fin du monde, de l’apocalypse et de l’après-apocalypse. Le premier roman qui inaugure ce genre est à mes yeux celui de Grainville, Le Dernier Homme, publié en 1805. Ce topos naît dans un contexte romantique, c’est-à-dire, au sein d’une littérature qui conjugue inquiétude politique et esthétique de la ruine. Il est tout à fait parlant qu’à partir de 1830, un certain nombre de contre-utopies romanesques aient fait leur apparition dans le champ littéraire. Ces productions dystopiques entrent en congruence avec la défaite du négatif au 19e siècle (1830, 1848, 1870). Ce topos va structurer la littérature d’anticipation aux 19e et 20e siècles et dessiner les contours d’une littérature post-cataclysmique qui devient presque un genre en soi. On ne compte plus les livres et les productions populaires qu’il va faire émerger.

Le genre connaît son efflorescence dans la science-fiction nord-américaine des années 50-60, plus précisément dans le contexte de la guerre froide, mais pas seulement : au début des années 50, Arno Schmidt publie un roman post-nucléaire : Miroirs noirs. Aujourd’hui, on n’hésite plus à parler de roman post-nuke, ce qui constitue au-delà du topos un genre à part entière que la puissance de la technique a encore concouru à alimenter. Enfin, le genre excède la littérature, en témoignent la pléthore de films, de séries, de bandes dessinées aux accents apocalyptiques et survivalistes, qui exploitent, parfois pauvrement, parfois heureusement, cette veine day after.

Je ne voulais cependant ni me limiter à ajouter un livre de plus à ce corpus déjà assez conséquent, ni m’adonner à un roman de science-fiction « au second degré », un exercice maniériste un peu vain et qui in fine, ne dit rien sur le monde. D’une part, parce que la gravité du sujet me l’imposait : savoir que des sociétés comme Syngeata ou Monsanto jouent un rôle dans cette affaire m’interdisait tout ludisme postmoderne. D’autre part, parce que ce sujet me semble d’abord politique et qu’il requérait une réflexion, sinon une réflexivité à la hauteur des enjeux que la construction de cette arche induit.

Partir du topos du roman post-nuke m’amena directement à articuler ma fiction sur une tradition de pensée que je qualifierais de « catastrophiste », et qui, selon moi, s’enracine dans les marges de ce qu’on a appelé l’École de Francfort. Pour être plus précis, il me semble que la théorie apocalyptique de l’Histoire d’Ernst Bloch, et plus tard, les thèses de Hans Jonas sur le « principe de responsabilité » et « l’herméneutique de la peur » (intervention éthique face à l’impuissance de la science), mais surtout celles de Günther Anders et ses contre-prophéties conjuratoires (annoncer la catastrophe pour qu’elle ne se produise pas, instruire en effrayant) alimentent aujourd’hui l’écologie politique de façon féconde. Pour autant, un certain usage de ces thèses pose à mes yeux problème.

Sur un plan purement pratique, d’abord : pour s’en convaincre, il suffit d’abord d’ouvrir Le Rapport secret du pentagone sur le changement climatique (dont j’ai d’ailleurs volontairement intégré des extraits dans mon livre) : ces experts n’ont certainement pas lu Jonas ou Anders… Néanmoins, ils ont parfaitement réfléchi aux conséquences d’une catastrophe écologique de grande ampleur. Ils considèrent que la catastrophe, quelle que soit son origine, n’est jamais globale et de plus, qu’il est toujours difficile de mesurer son amplitude dramatique. Même dans l’hypothèse d’une catastrophe très grave, d’un « accident intégral » pour parler comme Paul Virilio, le monde tel qu’il ne va pas continue de « tourner » : Fukushima ne semble guère avoir ébranlé nos consciences et pourtant, cette catastrophe dépasse de loin nos facultés d’imagination et de représentation. Le catastrophisme est désormais l’objet central des experts et des bureaucrates.

Par ailleurs, sur un plan plus théorique, loin d’ébranler le capitalisme sur ses bases, le catastrophisme risque, au contraire, d’avoir l’effet inverse qu’il escomptait. L’une des forces du capitalisme, c’est sa capacité à tout absorber, à tout intégrer. Il métabolise le négatif plus vite qu’un accélérateur de particules. Le capitalisme s’accommode très bien de sa critique et intègre facilement les questions « environnementales », en témoigne le triomphe du Greenwashing depuis une dizaine d’années. J’évoque ainsi dans ce roman – par l’intermédiaire d’un fonctionnaire-bureaucrate – des produits comme les dérivés climatiques ou les obligations-catastrophes qui rencontrent depuis quelque temps un certain succès. Rien n’est plus intégrateur, intégriste même, que le marché. Comme le rappellent Les Amis de Némésis, « L’Argent se réchauffe avec le climat ».

Le catastrophisme, enfin, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes politiques. On peut même affirmer qu’il alimente l’administration du désastre et la soumission durable, situation que les gens de L’Encyclopédie des Nuisances ont mis en lumière avec cruauté. J’ai eu avec mon ami Max Vincent, de longues discussions sur ce sujet et je dois dire que son texte, « De certains usages du catastrophisme » a grandement nourri ma réflexion. Et puis, la catastrophe, ce n’est pas tant le réchauffement climatique, l’accident nucléaire ou le tsunami ; elle réside peut-être dans des choses beaucoup plus ténues, comme le suggère le philosophe Bruce Bégout dans l’aphorisme suivant : « Ce n’est pas dans les crises, les guerres, les famines, les révoltes, les épidémies qu’il faut chercher les signes avant-coureurs de la fin. Ceux-ci, s’ils existent, se manifesteront plutôt dans les événements anodins de la vie quotidienne, dans la sonnerie d’un téléphone portable, dans le slogan d’une campagne publicitaire, dans la démarche d’une jeune fille ».

Bernard Legros, un lecteur du journal La Décroissance, synthétise judicieusement les ambiguïtés du débat : il propose de concevoir le catastrophisme comme un Pharmakon : poison lorsqu’il sert à l’oligarchie à imposer la géo-ingénierie, remède, quand il permet au penseurs de l’écologie politique de maintenir la pression psychologique sur les consciences. Il rappelle d’ailleurs à juste titre que la catastrophe est déjà là. Ce distinguo précieux me convient tout à fait. Toute la difficulté de ce roman aura été de mettre en scène une catastrophe, de la reconnaître telle quelle, sans déni, de tenter de la penser de façon politique, sans forcément céder au catastrophisme, dont s’accommodent parfaitement les soutiers du Capital. Il va de soi, au demeurant, qu’il faut entendre par « politique » tout ce qui se vend sous l’étiquette des partis « verts », composés de « politiciens professionnels », gestionnaires cyniques de leur misérable carrière et qui finissent le plus souvent, comme chacun le sait, par se recycler au propre comme au figuré dans le Spectacle.

Mais la tonalité catastrophiste des communiqués de presse produits par les constructeurs de cette réserve mondiale des semences n’est jamais que son écume spectaculaire. Il y a dans ce projet des aspects beaucoup plus inquiétants. « Si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez le pays, mais si vous contrôlez les semences, vous contrôlez l’alimentation. Et celui qui contrôle l’alimentation tient la population en son pouvoir » a déclaré, un jour, Henry Kissinger. Il n’est pas difficile de donner créance à cette affirmation, tant elle résume parfaitement l’idéologie qui préside à l’économie politique moderne, qui s’accomplit, selon Michel Foucault, dans la société disciplinaire. Dans ses cours au Collège de France, le philosophe conseille de chercher l’origine de la sécurité contemporaine dans les débuts de l’économie moderne, chez François Quesnay et les Physiocrates. Giorgio Agamben poursuit ainsi la réflexion de Foucault à partir de l’article « Grains », de Quesnay, dans L’Encyclopédie : « L’un des principaux problèmes que les gouvernements devaient alors affronter était celui des disettes et des famines. Jusqu’à Quesnay, ils essayaient de les prévenir en créant des greniers publics et en interdisant l’exportation de grains. Mais ces mesures préventives avaient des effets négatifs sur la production. L’idée de Quesnay fut de renverser le procédé : au lieu d’essayer de prévenir les famines, il fallait les laisser se produire et, par la libéralisation du commerce extérieur et intérieur, les gouverner une fois qu’elles s’étaient produites ». Et le philosophe italien d’en conclure que la maxime de Turgot, « laisser faire, laisser passer, loin d’être seulement la devise du libéralisme économique, [elle] désigne un paradigme de gouvernement, qui situe la sécurité ».

Cette arche de Noé de la bio-diversité végétale où ont investi la Fondation Rockfeller, responsable de ce que l’on a appelé la Révolution verte et les multinationales d’OGM illustre, à mes yeux, la thèse de Foucault et d’Agamben. La mise sous tutelle d’une partie de l’Humanité par le bio-totalitarisme, ou si l’on préfère, par « l’organisation criminelle de la faim » ne relève guère de la science-fiction. Dans le roman, lorsque je donne la parole à mon technocrate, je ne fais à peine qu’exagérer les traits d’un dispositif bio-politique. C’est le côté « andersien » de Rivières de la nuit : exagérer méthodiquement les traits les plus cyniques de notre époque, pour mieux la mettre à nu.

Issues

On pourrait croire, à la lecture de ce qui précède, que ce livre n’offre pas d’issue. Il n’en est rien. La figure de l’expert n’est pas la seule voix de ce roman, vient en effet s’y nicher celle d’Elja Osberg, la sentinelle de cette arche engloutie sous les eaux. L’homme se retrouve seul, séparé du monde et de lui-même. S’il en reste un qui fait l’expérience des ravages de l’Hybris techno-marchande, c’est bien lui. Abandonné dans son antre « high tech », il prend progressivement la pleine mesure de son aliénation. Osberg est le Dernier homme, non au sens nietzschéen, mais littéralement : sa déréliction est infinie et il ne cesse de rabâcher – comme aux premiers jours de l’hominisation, « la blessure de la séparation » (Jacques Camatte). Elja Osberg – et ce n’est pas par hasard que l’un de ses rêves occupent une place centrale dans le roman – entrevoit peu à peu les conséquences de l’échec permanent de la sortie de la nature, qui est aussi celui du procès de production du Capital. La « blessure de la séparation » est infinie, originaire même, « c’est pourquoi, il faut donc la revivre pleinement, tout en se remettant en continuité avec tout le phénomène vie, afin de s’en libérer et émerger » (Camatte, encore, mais aussi le merveilleux Jardin de Babylone de Bernard Charbonneau). Se réapproprier la Lebesnwelt (« le monde de la vie ») est l’unique condition pour le sujet d’en finir avec la « mainmise du privé sur le public, de l’économique sur le social, de la valeur sur le réel », d’être enfin lié au monde « par un objet qui fait corps avec lui » (Les Amis de Némésis, encore et toujours). Cette prise de conscience face à la totalité dystopique est aussi bien politique que poétique – ce qui est à peu près la même chose. Nul pessimisme donc dans la conclusion de cette fable, au contraire ; c’est le sens de la dernière phrase de ce petit traité du désespoir, qui tente aussi de souligner la nécessité d’en sortir. Et nul arrière-monde non plus : c’est bien ici-bas, parmi les choses, dans la vie elle-même, qu’Elja Osberg mettra tous ses espoirs.

Un dernier point : je me suis glissé dans la musique de Denis Frajerman pour écrire cette petite fable. Le titre du roman, Rivières de la nuit, ainsi que les titres de chapitres sont aussi ceux de chaque morceau, qui apparaissent sur le disque. Deux titres de ces chapitres, « The lifts » ainsi que « Poupée de fil dorée » (sur lequel chante Justine Schaeffer) sont de Guillaume Boppe, que je remercie chaleureusement. Le titre du chapitre « Noverem » est un néologisme dû à Géraldine Ross, qui chante sur le morceau éponyme. Je lui adresse aussi tous mes remerciements pour l’invention de ce signifiant des plus opaques. La tonalité mélancolique et envoûtante de la musique de Denis Frajerman a joué un rôle majeur, séminal, même, dans l’écriture de ce texte. Je ne saurais que conseiller au lecteur de l’écouter avant d’en entamer la lecture, c’est une question de résonance – il me semble. Il y a là un lien puissant et indissoluble entre musique et texte. Je ne peux ici que formuler toute ma gratitude envers Denis Frajerman, qui m’a fait don de cette musique.

Apostille, Octobre 2014.

Il est parfois des coïncidences mystérieuses. J’ai découvert ce mois-ci que deux artistes contemporains, Magali Daniaux et Cédric Pigot ont exposé ce printemps 2014 au Jeu de Paume tout un travail consacré au « bunker des glaces » du Svalbard, au titre très deleuzien, « Devenir Graine ». Je dois dire ma sidération face aux connexions de nos créations respectives. On trouvera un article sur ce passionnant travail à lire dans Le Monde ou dans Libération. On peut aussi visionner la superbe simulation en 3 D du bunker, auquel les artistes n’ont pu avoir accès.

Texte © Xavier Boissel – Illustrations © DR
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.