Le Chantier de Carlos Onetti (1961, trad. fr. 1967, nvelle éd. 1984) a ceci d’immédiatement sud-américain qu’il impose sans forcer un rythme somnambulique dont on attend vainement qu’il s’accélère. C’est le rythme de mise, dans ce roman qui me rappelle un autre roman latino, lui aussi délaissé à mi-lecture sans que cet abandon n’ait laissé un mauvais souvenir ou trahi un manque d’intérêt, je veux parler de Juan Rulfo et de sa colonie de revenants, dans Pedro Paramo. Un rythme de poussière soulevée, avec ou sans vent, nuées derrière lesquelles rôdent des personnages en costume, et d’autres nu-pieds, leurs alter ego, dont l’éparpillement sur la terre aride interroge sur leurs moyens de subsistance et sur les motifs de leur stagnation dans les parages. Désert, peuplé ou hanté, ces manières de trous perdus sont un trait distinctif du surréalisme sud-américain, surréalisme de terrain, surréalisme du quotidien, autant sinon plus que d’imagination. Un surréalisme de terre battue, onirisme d’abondance livré à son dérèglement natif, non un surréalisme d’éprouvette parisienne. Le Chantier s’étend donc dans cet entre-deux plus désert qu’hostile, où un ravage encore récent, désertion ou razzia, demeure en suspens, présent dans les particules dorées peuplant toutes les gammes de faisceaux des clartés safranées de l’endroit. Toutefois, ces clartés sournoises n’annoncent rien. Une lassitude pénétrante asphyxie à l’avance la survenue d’un drame. La déliquescence ambiante engloutirait sans délai l’envahisseur ou le vagabond. Onetti pénètre, si l’on peut nommer ainsi cette entrée insensible dans ce no man’s land constitué, dans un règne cyclique, une boucle fermée qui de prime abord se dérobe. Ce sera l’histoire, la trame de ce récit que d’en dévoiler le circuit et, bien sûr, d’en accuser les aspérités ou les pièges bien huilés. Car ce décor de temps arrêté est vivant, peuplé par une faune de station ou de colonie du bout du monde. Un projet de ville avorté se profile derrière les épaules des protagonistes. La place est sinistrée ou évacuée, et si Onetti en précise la cause, je l’ai oubliée. Le personnage principal, Larsen, cherche à reprendre le travail, or l’entreprise qui l’employait a fermé ; du moins comprend-on qu’il ne reste de ce passé administratif ou commercial qu’un bâtiment désaffecté, des bureaux éventrés. Ainsi prend forme une carcasse économique, une vie d’entreprise et un passé étrangement proche en dépit d’un délabrement qui paraît ancien. Les personnages se défroissent, croirait-on, d’un coup d’assommoir, d’une fièvre ou d’une épidémie. Du même coup et par contagion, les héros prennent d’emblée la consistance de revenants vivaces. Oubliés sur le seuil du désastre, ils dérivent en arrière, reviennent sur les lieux et débutent une relation complexe avec les ruines fraîches. Par ailleurs, l’idée du voyage, de l’évasion paraît tacitement exclue ; comme en de nombreux romans, si ce n’est d’ailleurs une loi prestigieuse du genre, la géographie se restreint aux limites du décor et la question de l’ailleurs ne se pose pas. Cependant, nous ne sommes pas dans un huis-clos, mais dans un champ clos, un bref dédale aux frontières dûment brouillées. Très vite, l’intrigue repose sur des rapports de force entre une poignée d’anciens employés. Directeur, comptable ou employés, je n’ai plus en tête leur qualité, leur grade et leur nom, se réunissent et se convoquent pour évoquer la reprise du chantier. Ce projet bouleverse la torpeur établie. Pareille à une crise, à une maladie qui se remet à flamber au fond des cellules après une rémission, un prétendu « devoir » est invoqué. Dans une taverne de brousse ou quelque bar en sourdine, tamisés aux lampions, des plans s’échafaudent au cours de conversations passionnées, une partie d’échecs énigmatique est lancée sur fond de griefs, de lutte d’influence et de mise en demeure ; des plans que rien ou presque ne distinguent du fantasme. Il en résulte, pour le lecteur, un trouble de scènes superposées ou rejouées, une impression de déjà vu dans les attitudes et les identités. Les personnages eux-mêmes, comme les lecteurs, se voient à l’avance jouer les employés fantoches dans des bureaux à ciel ouvert, et l’imminence de cette parodie sérieuse, à mesure qu’elle approche augmente une suée d’angoisse qui perle aux fronts des oisifs. Personne ne s’esclaffe, ne veut ou ne parvient à percer l’outre, l’agressivité burlesque de cette reprise.
Dans ce climat de singerie livide, de mascarade inexorable, les esprits s’échauffent, car si rien de tout cela n’est plausible, tel personnage investi, tel mauvais génie patronal à demi-embaumé mais toujours influent, prétend qu’il faut reprendre à tout prix. La pression, d’ailleurs, dans mon souvenir, émane d’une instance multiple et insaisissable, digne d’un roman d’espionnage. Ce pouvoir épars, aux délégués mystérieux, dont l’un est même cadavérique, à la limite de la momie ventriloque, exerce, comme dans certains mauvais rêves, une autorité hallucinatoire. L’impulsion ne vient à personne de souffleter d’un mot ou d’un geste ce projet d’usine à gaz kafkaïen. Au reste, ce projet de reprise, loin d’être réduit à la dérision, prend corps en raison des enjeux hiérarchiques, des postes et responsabilités ; mieux, en raison des vétilles anticipées, liées à la ponctualité ou à l’occupation de tel espace, de la réquisition de tel fauteuil. Une critique complexe du capital et du servage, est formulée au passage et cherche son efficacité dans un délire où le syndrome de Stockholm le dispute à la paranoïa, au sadomasochisme et autres manies de la persécution. Mais Onetti s’en fichait peut-être, car il n’appuie sur rien en la matière, et si dénonciation il y a, c’est comme par le fait d’un hasard, ou, à la rigueur, avec le détachement d’un mort en maraude sur les lieux de son esclavage, du temps qu’il vivait ; l’hypnotique et le bizarre l’emportent sur le sarcasme, et ce charme différé, indirect, doit beaucoup, à ce qu’il me semble, à cette promenade insolite qu’offre délibérément ou à son insu, Le Chantier d’Onetti. Cela repose sur une aventure qu’en somme y met le lecteur. En outre, le récit avance parfois dans cette pétrification. L’acharnement froid du repreneur zélé, en l’occurrence, en vient à faire glisser dans le dos du lecteur des entrées de navires pleins de fournitures, des vaisseaux fantômes entrés en silence dans la rade, du moins des annonces d’approvisionnement. Et voici que le chantier prend un tour naval sans qu’un rivage ou un bord ne prodigue son influence marine sur les rues. Pseudo parenthèse ou intrigue connexe, la colonie que spontanément le lecteur reconstitue autour des anciens du chantier, compte, comme dans les anciennes colonies européennes, une propriété luxueuse, une villa de gouverneur. C’est là que Larsen tente de préserver un émoi. Invité sur la terrasse, sous les palmiers du jardin, il campe un étrange invité/toléré adressant des regards de côté à la fille du maître sous son ombrelle. Là aussi, Onetti maintient les attablés de ces citronnades dans l’état de mannequins, lesquels, au mieux clignent de l’œil en regardant ailleurs. La distance est maintenue et l’éros ne parvient pas même à sourdre des silences lourds et pleins de morgue de ces réunions corsetées. Les rencontres entérinent l’atmosphère de leviers obscurs qui régentent les devenir. J’ai quitté là Le Chantier, à un point de tétanie relationnelle, entre les personnages, où j’ai craint pour eux tous l’ankylose à laquelle Onetti semblait les abandonner. J’ai préféré le décor inquiétant aux silences crispés des personnages-mannequins, baudruches parcheminées au milieu desquelles Larsen demeure le ludion d’une menace sourde. Arrêtant ici ma lecture, à ce point d’indétermination ou de gel de l’intrigue, je l’enfermais avec ses bourreaux où je le laissais dans cette ambiance de camp ouvert voulu pour lui par son créateur Onetti. Larsen se débat d’un rendez-vous sous les palmiers à une convocation sans que cela n’aboutisse jamais à une décision suivie d’effet. Les lignes ne bougent qu’imperceptiblement et ces moulinets de néant ornés de crainte semblent un délice prisé par Onetti. Le Chantier est un vaste début dont j’ai voulu par avance amputer le volet sans suite. Le roman de Carlos Onetti est aussi un plateau de jeu dont le charme serait qu’il est mal rodé. Je retiens ce livre comme l’un des meilleurs romans entrouverts de ma bibliothèque, l’un de ceux qui appartiennent à la catégorie surfine des fausses déceptions. Ce n’est pas une mince qualité que cette faculté de plaire tout en ayant fait sauter son lecteur en marche à mi-lecture sans rien faire pour le rattraper. Rien d’un sabotage, tout d’une collaboration dans cette lecture abrégée. Qu’on ne me dise pas que je n’aime pas Onetti.
Texte © Nicolas Rozier – Illustrations © DR
Un garçon impressionnable est un workshop de critique transdiciplinaire in progress de Nicolas Rozier.
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