Le dernier des grands écrivains français était belge. L’ancien mauvais élève, soutien de veuve à 15 ans, dans le Borinage, là où van Gogh fraternisa avec les mineurs, gardera aux yeux et au cœur, dans le tellurisme grondant de son œuvre, l’espèce de damnation fière de l’horizon noir et des puits de mine. Un paysage souterrain qu’il n’abordera en mots qu’assez tard, dans un très rauque Tombeau des enténébrés. L’installation de Marcel Moreau à Paris après le succès de Quintes, paru en 1963, salué par un article d’Alain Jouffroy dans L’Express, marquait le début d’une étrange carrière. Étrange, car elle débuta sur les chapeaux de roue et ne cessa plus, ensuite, de se déployer à l’ombre, quels que furent les prix et distinctions littéraires, la démonstration de puissance confirmée dans chaque nouvel opus n’étant pas pour tranquilliser les confrères. Mis sur le devant de la scène au début des années 70, invité dans une émission peu concluante chez Bernard Pivot – celui-ci se serait exclamé après coup : « plus jamais ça » – Marcel Moreau, aussi réservé à l’oral qu’intrépide à l’écrit, ne sut jamais embrayer à l’étage du succès public. Sans doute y avait-il erreur sur la massivité de l’audience et aussi inaptitude de l’écrivain à s’exposer publiquement avec l’aisance requise. Marcel Moreau, le plus délié des auteurs, ciseleur inépuisable de grandes laisses prodigues et de raffinements à dents serrées, se muait à l’oral en un bloc effarouché où dardaient en lieu et place des mots la braise chaude des prunelles et l’énorme débit à l’arrêt dans la gorge. Espacés et pris dans une gangue de scrupule, de gêne ou d’immédiat remords dans la formulation, les mots à voix haute de Marcel ressemblaient aux scories de sa forge. Les métamorphoses furent spectaculaires, du jeune journaliste arborant fines moustaches et lunettes, père de famille et correcteur au Figaro, au personnage que j’ai eu l’honneur de connaître, Raspoutine régnant sur l’appartement d’une île au trésor située rue Cambronne, dans le 15e arrondissement. Heureusement pour l’écrivain, les années 70 et une partie des années 80, riches en labos artistiques et en créateurs kamikazes, furent les moins hostiles du siècle à laisser faire le néo-barbare des Lettres françaises. À cette époque soixante-huitarde, post Beat Generation, suivie du virage punk et new wave, l’extravagance était de mise. Marcel Moreau, auquel sont attachés des titres tels que Les Arts viscéraux, Moreaumachie, Bal dans la tête, ou encore La Terre infestée d’hommes, roman édité par Jean Paulhan, en réparation des manuscrits recalés antérieurement, annonce dès le menu une turbulence offensive et une inventivité de haut rang. Cette véhémence, toute génésique, est constitutive de l’œuvre. L’adjectif viscéral, outrageusement galvaudé pour définir tout et son contraire dans l’ordre des oeuvres excessives et de leurs auteurs, prend chez l’écrivain belge une acuité qui dépasse la métaphore à peu de frais. Il y a, chez Marcel Moreau, à la manière d’une basse continue dans les méandres de son œuvre, une approche d’orfèvre-boucher qui ne se serait jamais dépris de son « Boeuf écorché ». Avec ses penchants de vivisecteur verbal, Marcel Moreau risque de poser des problèmes aux éditeurs de son entrée espérée dans la Bibliothèque de la Pléiade, en l’an 3 000, car il n’était pas un écrivain à programme. Travailleur inlassable d’une langue dont il éprouva toutes les plasticités émotionnelles, Moreau ne fonctionnait pas au thème ou à la thèse, mais à l’énergie, dans une dépense devenue quotidienne, de 6h à 12h, depuis que les chaînes salariales avaient été rompues pour ce grand ennemi des patrons. Jamais remis de son expérience éberluée à la femme dont il but tous les philtres, Marcel Moreau lui consacra une large part de ses livres, avec l’ingénuité d’un expert charnel sans cesse repris par des effarements de jouvenceau au bord du lit-abîme des étreintes. Un Romantique donc, mais peu enclin aux diaprures. Un amant pris aux instants les plus critiques du désir, un désarmé cocasse en plein reportage de lui-même et préférant à l’objet de ses attentions – le corps de la femme – le corps jaloux de l’écriture, maîtresse plus loyale mais aussi intraitable. Dans cette alliance de l’écriture faite-femme gît l’absolu selon Moreau. La libération d’une écriture qui bat, demande sa charge et sa poussée. Je croyais Marcel sur parole quand il me disait que ses mots le réveillaient et l’envoyaient à la table d’écriture. Pour appuyer ses mots, il me montrait la pile compacte de feuillets comme un flot endigué à grand peine. Dans la masse impressionnante de ses écrits, La Pensée mongole paraît exemplaire, superbement réédité, après l’édition princeps chez Christian Bourgois, dans la collection L’Éther vague, par le très précieux éditeur qu’était Patrice Thierry, disparu beaucoup trop tôt. En couverture, figurait une tête de cheval mort, photo d’une grande beauté signée par Jean-David Moreau, le fils de Marcel. La Pensée mongole ne se lit pas, mais se dévale. Le lecteur lit peut-être, mais il laisse surtout déferler et sent la parenté indivisible de cavalcade entre l’auteur, son propos, et cette faramineuse monture de ses mots à la charge. Marcel Moreau y joue à merveille de cette lancée écrite faite horde, coïncidant aux fiers cavaliers des steppes. Cette allégorie vivante de l’écriture selon Moreau s’abouche au mieux aux relents évocatoires de suint animal et de grands espaces. Ce livre, parmi d’autres concurrents bien sûr, représente une métaphore remarquable de l’aventure écrite menée tambour battant par l’écrivain.
Marcel, en homme et en texte, n’aurait su, quand bien même il l’aurait souhaité, affecter des manières d’intellectuel. Il disposait d’une qualité qui l’en dispensait catégoriquement. Perpétuellement chaviré, mal refroidi d’un choc ou encore grésillant d’une séance d’écriture, Marcel, toujours désorbité, à demi-absent ou intensément songeur au nez et à la barbe de son interlocuteur, gardait ce regard d’homme qui n’a pas le temps de mentir. Une situation d’incendie proche le cravachait dans le sens des mots à écrire, et il les martelait si bien qu’il n’en restait rien ou presque lorsque, invité rue Cambronne, vous faisiez face au monument. Dans la pièce mythique cohabitaient aux murs une tête de taureau – l’encolure énorme d’un taureau de combat espagnol – et un mur de dessins et peintures, œuvres d’artistes données à l’occasion de duos bibliographiques ou de textes d’introductions, contributions que Marcel aimait à donner aux peintres, toujours superbes et comme rehaussées d’une qualité graphique de circonstances, à la fois pétries et élancées par un sensualisme pictural refluant sur les mots. Un dessin au stylo à bille de Stéphane Mandelbaum dominait le pêle-mêle des formats. Des nombreux textes où Marcel Moreau aborde la peinture, je retiens justement son introduction aux gravures érotiques de Mandelbaum, et aussi sa préface à l’œuvre de Nitkowski. Marcel admirait le travail, mais faisait mieux que lui rendre hommage, il passait à travers. Les œuvres peintes et dessinées donnaient le coup de sang à son écriture. Ses textes ne tenaient pas dans le cadre légendé assigné à l’écrivain gravant le monument d’un artiste. Cheminant avec le peintre dans les premières mesures, puis catapulté par les formes et les couleurs, Moreau partait en échappée, et c’étaient bientôt les œuvres qui paraissaient la légende du texte. Attestant eux-mêmes une qualité graphique manifeste, les manuscrits de Marcel fascinent. L’impact optique des paragraphes ramifiés, disloqués, dentelés ou en zigzags, donnent l’image, le compte-rendu visuel des batailles de l’écriture en champ clos, et présentent une qualité d’écrit-dessiné où pleins et déliés ont des finesses d’ornements et d’enluminures. Marcel entretenait un tel rapport à la feuille d’écriture A4, qu’il y enregistrait des sautes rarement vues, sinon jamais sur des feuillets d’écrivain. Une nervosité des jointures, des rebonds et des passerelles. Ce ne sont pas des ratures, des ajouts, mais le parcours accidenté d’un désir en mots qui ricoche en notifiant la moindre de ses pulsions-étapes. Chaque raccord, chaque rameau de la grappe ou de l’arborescence semble une fête à honorer à part entière, dans une danse de l’engrenage lexical chère à l’auteur. Une imagination motrice, un pouvoir d’engendrement lié à la force d’entraînement et d’appels réciproques des mots groupés en fusantes nodosités. Une treille d’appendices et de remarques repoussant les limites de ravines/goulots d’étranglements, dans la marge, où les mots et leurs formulations atteignent à des exploits d’émaciation comme si Marcel trouvait dans la langue des accords toujours plus pincés. Les feuilles de papier machine mettent en scène et en abyme les opérations et manœuvres d’une écriture en cours et ses processus de générations spontanées. En tutoiement ou vouvoiement, Marcel donnait d’ailleurs un pronom à cette qualité d’entraînement, parfois même un nom, le nom bicéphale d’une femme-écriture, telle la « Violencelliste ». Et comme le couple Moreau/écriture se trouvait parfois enrayé par des amoureuses de chair et d’os, l’homme de la rue Cambronne se laissait déchirer par les affres de ces triangulations. Ce vaudeville mental ne fut pas dénué de blessures et mortifications. Robuste, tout en carrure, buriné par le dégrisement lourd de plusieurs décennies terrestres, frappé du sceau « a vécu » au sens le plus fort, Marcel n’en souffrait que plus durement à cet endroit que rien ne soulage. Toutes ses capacités de souffrance étaient restées en éveil, il ne s’épargna aucun danger de l’enthousiasme aimant, et paya amplement en chagrin, à un âge où l’homme se calfeutre, cette résistance dans l’ardeur.
Je ne brandirai pas assez, en pied ou en buste, l’homme que j’ai connu. Allergique aux afféteries qu’il repoussait comme l’un des automatismes consacrant la perpétuité du maître et de l’esclave, un stigmate de l’oppression ordinaire, une politesse du dominant reprise docilement par ses proies, Marcel n’était rocailleux qu’à cet endroit. Il prodiguait la tendresse par halo ou rayonnement. Ne faisait rien pour la manifester. Sa pudeur en tenait lieu. Un respect pour le premier venu, une égalité sauvage comme je les ai rarement vus. L’œil étincelait et partait dans une toux rieuse, lorsqu’il y avait de quoi rire, et un instant, le voyant rire ou plutôt sourire, c’était soudain un éclairage, une vue sans pareille sur la chaîne d’éclosions à quoi devait se livrer Marcel chaque matin, seul, penché sur ses pages.
L’allure de Marcel, l’image immédiate de l’homme, formait un cadre farouche tassé sous une crinière. Ce fronton redoutable, surtout en société, jetait l’anomalie criante d’un écrivain à l’ancienne, un sauvage en liberté, promenant à la face de tous la grimace agressive d’un visage qui n’était qu’expressif. À côté de Marcel, et sans savoir que faire ni même que penser de cette remarque désobligeante, chacun, moi le premier, ressemblions à des représentants de commerce donnant à peu près le change, chacun selon ses aptitudes. Nous étions lisses. Je ne vois pas Marcel marcher, je le vois glisser, poussé par quelque délégation qui l’aime ou le prétend. Le voilà hissé sur une estrade pour y balbutier, l’œil apeuré par les gradins, son embarras poli d’être à l’honneur, en même temps que la joie d’y être tout de même. Place Saint-Sulpice, l’avant dernière fois que je l’ai vu, son éditrice lui donnait le bras et le soleil autant que les gens l’effarouchaient plus que jamais. Je me suis approché de lui pour lui dire quelques mots, craignant qu’il ne m’ait pas reconnu. Il me répondit, sans vraiment s’arrêter, concentré sur ses pas fébriles : « Je t’ai reconnu à l’odeur ».
Marcel est allé vite en livres, trop vite pour qu’on le suive de son vivant. Remercions-le aussi pour ceci : nous en voir réservé pour demain. Marcel Moreau a donné tant de pages qu’il reste un auteur à découvrir. Sur 70 ouvrages, ou presque, qui en a lu la moitié ? L’enquête en dirait long… Marcel Moreau, hier, aujourd’hui et aussi, demain.
Texte © Nicolas Rozier – Illustrations © DR
Un garçon impressionnable est un workshop de critique transdiciplinaire in progress de Nicolas Rozier.
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