Un jour, les mots en eurent assez

La Vie des spectres (Le Cherche midi, 2024) est un roman réaliste, si l’on accepte que le réalisme ne se résume pas à mesurer la surface des vies : le réalisme, ce sont, derrière les visage et la peau, les pensées de chacun de nous, le dialogue avec nos morts, avec les grands morts, les écrivains, avec celui qu’on aimerait être, les souvenirs, les peurs, la colère, le désir. Rien n’est plus plat que la définition commune, rien n’est plus faux. Nous sommes des vivants, mais nos vies disparaissent à mesure qu’elles avancent, et le petit garçon a disparu, le jeune homme aussi. Nos vies sont des songes. Le songe est réaliste et les illusions l’unique réalité. Débrouillez-vous avec les ombres et les chimères pour écrire un roman. Sinon, allez jouer au baby-foot. C’est amusant, le baby-foot. Et délassant.

L’épigraphe du roman est piquée à Calderón :

– Qu’est-ce que la vie ? – Une fureur. Qu’est-ce que la vie ? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe et les songes mêmes ne sont que songes.

La fureur : un journaliste de cinquante ans, Jean Dulac, martyrisé par l’époque et obligé de fuir le foyer où son épouse et son fils l’accablent de reproches. Son fils, pris dans la tourmente d’une histoire de revenge porn. La culture prise au piège de sa connerie. Contrairement à ce que des critiques ont écrit de Jean Dulac, le personnage n’est pas ronchon : il ne plie pas, poliment il ne plie pas. Il est très révélateur qu’on accuse Dulac d’être un vieux con, alors qu’il préserve son âme quand la plupart des âmes se racornissent et se salissent à la saleté de l’époque, en se roulant dans les lieux communs, comme des chiens se débattent, les pattes en l’air, dans une charogne. L’odeur qui les entoure les aura abusés sur l’origine du la puanteur.

Les songes : Dulac se réfugie dans une vieille maison, où il a vécu, à Nantes, sa vie d’étudiant. Il renoue avec un mort de sa jeunesse, le seul à le comprendre. Il tombe amoureux de la professeure de français de son fils, Hélène Drach. Il se souvient, il rêve, il dresse le bilan de son existence.

Le roman se déroule à Nantes, la ville où je suis né et où j’ai grandi, la ville où j’ai étudié la philosophie. Je voulais écrire un roman qui, en filigrane, serait un hommage à Nantes : il existe de plus belles villes, mais je ne saurais dire avec précision en quoi elles imprègnent et façonnent l’âme de leurs habitants. Nantes, oui, je peux le dire. La Loire qui fuit vers la mer, le port, le passage Pommeraye, les immeubles bourgeois, la statue de Louis XVI, le musée Jules-Verne sur la butte Sainte-Anne, tous ces éléments imbibent la psyché des jeunes gens qui grandissent dans cette ville, du moins ceux de la fin du 20e siècle.

Le roman est satirique. Je désirais décrire la comédie de la culture. Tout y passe, les journalistes, les critiques, les étudiants, les lycéens, les metteurs en scène, les romanciers, les rappeurs, les universitaires, etc. Jean-Pierre Georges décrit le roman comme un « jeu de massacre ». Il a raison. La littérature est le contraire de la vie culturelle. Quiconque pense l’inverse ne comprendra rien au roman.

La Vie des spectres est le dixième roman que je publie. J’avais envie, en commençant de l’écrire, de ne pas prendre de détours pour dire mes exaspérations. J’avais envie, aussi, d’interroger, par le roman, l’existence, quand on commence à en apercevoir la fin, et que loin d’être devenue inintéressante, usée, expliquée, elle reste tout aussi énigmatique et inconcevable que lorsque j’avais vingt ans.

Enfin, comme tous mes romans, ce roman est une ode à la littérature. Jean Dulac, comme le définit Lakis Proguidis, est le seul à rire, à pouvoir rire…

Texte © Patrice Jean – Illustrations © DR
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