Tenet (2020), la définition même de l’absence de profondeur, puisque le film multiplie les complexités sans jamais creuser, comme ces œuvres ratées qui, sachant qu’elles n’ont rien à dire, nulle part où aller, gesticulent narrativement dans tous les sens pour feindre être riches. Et comme on est triste d’avoir à dire ça de Nolan, l’homme habituellement du mouvement simple et limpide, de la course déterminée vers l’avant. Car Tenet n’est donc pas qu’incompréhensible : il est extrêmement bête (la palme à la fin, où Nolan tombe, comme tous les artistes arrivés dans l’impasse, dans la morale, puisque la morale arrive toujours par dépit de l’esthétique) et surtout chiant, à la limite parfois de l’insupportable, ce qui rend le film encore plus difficilement compréhensible tant assez rapidement l’on ne tient même plus à faire aucun effort. Mais pourquoi donc un tel ratage, chez un metteur en scène qui jusqu’à maintenant avait toujours évité la fausse note ?
Sans doute parce que le film tout entier est construit sur une fausse bonne idée, que Nolan, au cours de l’écriture du scénario, n’a jamais voulu abandonner, au point de forcer les narrations à s’imbriquer entre elles, et de construire donc un film malade. Cette idée, c’est celle du rembobinage, si abstraite, que Nolan lui-même en réalité ne la comprend pas – comprendre au sens intégrer en soi, absorber dans son œuvre, ingérer en tant qu’axe. Car le film n’a pas d’axe, tant et si bien que Nolan, incapable d’appréhender narrativement cette idée, d’en faire un point d’horizon, un objectif, se met à tourner tout autour en pure perte, avec ces intrigues de séries télé, totalement hors-sujet dans un film de 2h30 (comme par exemple ce passage où les héros doivent récupérer un tableau – et c’est pour cela, donc, que Nolan a fait exploser un avion… tout ça pour ça, se dit-on navré). Toutes ces sous-intrigues ne sont là que pour dissimuler qu’il n’y a pas de vraie intrigue ; que Nolan ne sait pas comment tirer de son idée une ligne directrice. Il n’y a, dans Tenet, aucun enjeu principal : il ne parle de rien. Il ne dit rien. Il n’a pas de sens. Ni vers l’avant. Ni même vers l’arrière.
Plus ! Cette idée, non seulement Nolan peine à la transformer en sujet, mais surtout il peine à la filmer, à la sublimer visuellement : hormis quelques séquences comme la poursuite sur l’autoroute et la première fois où le héros sort dans le monde rembobiné (séquences qui auraient dû arriver plus vite, être plus claires et plus nombreuses), le concept du retour en arrière, de la bataille avec son double inversé, est objectivement laide, éprouvante à regarder, extrêmement peu féconde. Ajouté à cet échec donc narratif et visuel, Nolan n’a jamais semblé aussi paresseux, visiblement tellement confiant et sûr de lui qu’il n’essaie plus de faire semblant (tous ces passages où il fait dire à ses personnages « On s’en fiche de qui je suis » ou « Ce n’est pas grave si tu ne comprends pas, simplement ressens » ne représentent plus une façon, pour le réalisateur, d’assumer son style de l’action présente, mais de se cacher derrière ses limites).
Le film, pour toutes ces raisons, ne marche pas, et plus encore, il paraît absolument inessentiel, d’une existence quasi-anormale : il évoque le déterminisme (la cause et l’effet inversés… Spinoza sans doute aurait parfaitement compris le film), mais paraît ironiquement indéterminé, ne venir de rien et aller vers rien. En réalité, ce n’est pas seulement que le film évoque l’à-rebours : c’est qu’il est ressenti à rebours. Notamment via cette relation entre Kenneth Branagh et Elizabeth Debicki, ponctuée de dialogues d’une nullité absolue (comme « If I can’t have you, no one will », prononcé très sérieusement et digne du Bouffon vert de Spider-Man, ou encore le sempiternel vers de T. S. Eliot : « This is how the world ends, not with a bang but with a whimper »). Ce curieux couple semble hors-sujet avec le sens profond du film, avec son mouvement naturel, et il étonne tant Nolan ne s’était jusqu’alors jamais arrêté sur de telles relations humaines, voire même psychologiques… Or à la fin du film, on comprend pourquoi Nolan a accordé tant d’importance à ces deux personnages : c’est parce que le film, à travers une ultime révélation abstraite, limitée à une réplique, se veut être une réflexion écologique sur le traitement que l’homme inflige à mère nature (Interstellar 2, donc, l’odyssée non plus dans l’espace, mais dans le temps).
Ainsi, Branagh et Debicki illustrent cela : l’hybris de l’homme, qui martyrise la planète. Sauf que Nolan, qui construit donc tout son film à l’envers, ne peut pas même compter sur cette allégorie pour donner un semblant de cohérence et de liant à cette intrigue, puisque l’allégorie elle-même est transmise à la fin. Rien, jusqu’au bout, malheureusement ne va, et surtout pas d’ailleurs les acteurs, jamais vraiment bons chez Nolan, généralement réduits à la condition de marionnettes, et qui, ici, sont des marionnettes perdues, sans marionnettiste, aux visages hagards et ne comprenant visiblement rien à ce qui se passe (la palme à Branagh, particulièrement ridicule dans ce rôle où l’on oublie jamais l’acteur de théâtre qui cabotine).
Enfin, Nolan finit tout cela sur un twist schizophrénique, c’est-à-dire, comme on l’a déjà théorisé, un twist profane comme un cliff, puisqu’au lieu de couper le récit, on le retourne, mais à 360 degrés, jusqu’à le retourner sur lui-même, de manière aussi pauvre et négative qu’un cliff. De la même façon que Nolan finit par convoquer la morale pour conclure son film, il achève sa narration avec un ouroboros, un pathétique en fait le début c’est la fin, en fait le héros c’est le magicien d’Oz, pour dissimuler, que le film n’a pas d’axe, ne tend vers rien, n’a rien à dire : Tenet n’est qu’une illusion insupportable et épuisante qui tourne sur elle-même (twist, par ailleurs, dont le principe du « L’agent secret, c’est en fait le mystérieux patron », nous a rappelé Cypher, film autrement plus simple et humble, et dont on avait déjà reniflé l’inspiration dans les trailers de Tenet).
La musique, également, nous aura cassé la tête (notamment avec l’IMAX et ces basses saturées). C’est la première fois que l’on comprendra la frustration de tant de spectateurs quant à la collaboration Nolan/Zimmer et cette bande-son perpétuelle. Quand le film sait t’emporter, tu es avec la musique ; quand sa médiocrité te maintient à l’écart, tu es contre la musique, d’autant plus ici que Ludwig Göransson, remplaçant attitré de Hans Zimmer, ne reprend de l’allemand que la parodie qu’on avait fait de lui (les fameux bwong bwong bwong de Inception) et oublie de composer un thème (même s’il faudra admettre que, libéré de la salle de cinéma, on éprouvera davantage de plaisir à réécouter certains morceaux de la bande originale, pas aussi ratée que le film lui-même).
Seule qualité du film : c’est du Nolan, qui ne fait aucune concession et meurt sans reculer, dans une parodie outrancière, quasi-poétique, de lui-même. On pourra voir, parfois, l’idée qu’avait le réalisateur en pensant à Tenet, le film achevé qu’il aurait pu être. L’on aurait aimé cette façon qu’il a de vouloir mettre en scène l’opposition du temps avec lui-même, l’entropie de l’avant et de l’arrière se rencontrant en un seul moment, dans ce présent du combat. C’est là une idée extrêmement cinématographique, et qui révèle l’ambition folle et toujours dynamique de Nolan, puisqu’il tente ici de saisir, de capturer, la tension du temps avec lui-même, comme un combat pour ne pas le perdre (une forme de À la recherche du temps perdu, avec au lieu d’un rêveur une armée entière, et si comme dans Inception le rêve se construisait, ici le passé se combat et se détruit).
Tenet aurait donc pu être Proust avec une mitraillette… Cette volonté de traiter physiquement le temps, de marcher dessus, de le prendre à rebours, non pas en flottant ou en volant, mais en courant à travers lui, jusqu’à ce conflit final, cette contorsion du temps sur lui-même : tout cela est fascinant et pousse Nolan jusqu’au bout de lui-même. Et c’est toujours beau, que de voir un auteur s’extrémiser, s’en aller dans ses derniers retranchements. Mais ce n’est au lieu de ça qu’un rêve avorté, un film si raté que l’on doute parfois de l’avoir réellement vu, troublé par ces souvenirs des fesses d’Elizabeth Debicki filmées en IMAX, l’actrice perpétuellement objectivée par Nolan, la représentant comme un albatros, l’allongeant le plus possible, renforçant encore un peu plus si c’était possible l’étrangeté impalpable du film. Un corps, sans début et sans fin, comme ce film, sans début et sans fin…
Note : 0,5/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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