Fiction Borges : Le temps présent est indéfini

Le temps est un ouvrier qui ne respecte rien,
il se plaît au milieu des décombres.
(Épicharme)

Tlön Uqbar Orbis Tertius est la première nouvelle – sans doute une des plus longues de Jorge Luis Borges – appartenant au recueil Fictions. Elle pourrait s’apparenter à une nouvelle policière immergée dans l’univers de l’auteur : le temps, les labyrinthes, les miroirs et sans oublier les bibliothèques et les encyclopédies comme le présente Michel Carrouges :

[…] dans le récit intitulé Tlön Uqbar Orbis Tertius, Borgès raconte […] l’histoire d’une société secrète qui invente un pays imaginaire appelé Uqbar, et ensuite une planète appelée Tlön qui est imaginaire au second degré, puisqu’elle est censée être composée par l’imagination des savants et artistes d’Uqbar. La société secrète leur prête d’ailleurs aimablement son concours et fabrique elle-même de toutes pièces l’encyclopédie d’Uqbar sur Tlön et met cet ouvrage en circulation discrète dans notre monde. Finalement la fiction l’emporte réellement sur la réalité, car les images de Tlön viennent peu à peu supplanter toutes les autres et métamorphosent notre monde de fond en comble. [1]

En 1620, un groupe d’une centaine de protestants dissidents anglais débarqués du Mayflower, s’installa dans le Massachusetts, puis se déplaça prenant la place des colonies hollandaises et suédoises déjà installées dans la baie de l’Hudson et dans le Delaware. Suivis par d’autres réfugiés venus de tous les coins d’Europe – France, Allemagne, Suède, Hollande. Ces « pères » pèlerins voulurent se séparer de l’Église d’Angleterre et la réformer. En 1648, ils fondèrent une seule église congrégationaliste, qui était pour eux l’église officielle. Ils avaient fui les persécutions religieuses et l’instabilité de l’Europe pour découvrir une terre vierge où créer une « nouvelle Jérusalem ».

C’est cette période que Borges choisit pour démarrer la création de Tlön. Au moment même où des colons anglais vont créer sur une nouvelle terre un nouveau paradigme qui deviendra, au fil des siècles, une « nouvelle Rome ». Il choisit, pour en définir la genèse, des empiristes anglais du 17e siècle. Et pour rester dans sa propre construction métaphysique, c’est à partir de l’écriture d’une encyclopédie – et sur les bases de ce qui deviendra un nouveau langage – que cette nouvelle conception de l’univers se créera peu à peu. Borges cite un simulacre d’études universitaires, s’appuyant sur des éditions d’atlas et d’encyclopédies connues, de références à des auteurs indiscutables et d’un groupe d’amis, dont Bioy Casares.

Un article d’encyclopédie au sujet d’un pays mystérieux appelé « Uqbar » livre une première trace de l’existence d’Orbis Tertius, une conspiration d’intellectuels autour de George Dalgarno qui publia à Londres en 1661 : Ars signorum, vulgo character universalis et lingua philosophica. Le savant propose, avec cet ouvrage, une langue universelle fondée sur une classification méthodique des idées. Parmi eux, on compte également l’évêque George Berkeley qui, lui, créera un monde imaginaire : « Tlön ». Pour donner de la crédibilité à son propos, Borges introduit des personnages réels et leur attribue des œuvres imaginaires ; ainsi que quelques personnages fictifs.

Dans certaines éditions d’encyclopédie, les noms de « Tlön » et « Ukbar » apparaissent, mais ne figurent plus dans les éditions suivantes, pour des raisons inexpliquées. Les différents tomes de cette encyclopédie vont paraître au fil du temps, en se superposant les uns aux autres, et en ne formant in fine qu’un seul et même volume, dont les pages se renouvelleront à chaque lecture, comme Le Livre de sable, une nouvelle écrite bien plus tard. La postface de Tlön – postdatée de 1947 – sera censée avoir été écrite sept ans après la publication de cette nouvelle. Borges tente ainsi de se projeter dans un futur proche afin de donner une texture concrète à sa nouvelle :

Qui sait si un archétype non encore révélé aux hommes, un objet éternel (pour utiliser la nomenclature de Whitehead) ne pénètre pas lentement dans le monde ? [2]

Pour les métaphysiciens de Tlön, la métaphysique est une branche de la littérature fantastique :

Cette métaphysique reconnaîtrait que nous sommes en commerce constant et fructueux avec le non-être. Elle ferait son principe de ce paradoxe qu’il y a des objets dont il est vrai de dire qu’il n’y a pas de tels objets. [3]

Et considérerait, enfin que le non-existant est plus varié et intéressant que ce qui existe, voire que, mieux encore que l’être d’Aristote, c’est le non-être qui peut « se dire de façon multiple » [4]. Borges nous propose, de même, une édition introuvable de The Anglo-American Cyclopoedia (Volume XLVI), qui serait une réimpression de l’Encyclopoedia Britannica, datée de 1917. « Une des écoles de Tlön en arrive à nier le temps ; elle raisonne ainsi : le temps présent est indéfini, le futur n’a de réalité qu’en tant qu’espoir présent, le passé n’a de réalité qu’en tant que souvenir présent » [5]. Il cite également Leibniz, l’auteur de la Monadologie, qui a théorisé l’idée d’une langue universelle permettant d’exprimer la totalité des pensées humaines :

L’unité substantielle demande un être accompli, indivisible et naturellement indestructible, puisque sa notion enveloppe tout ce qui lui doit arriver, ce qu’on ne saurait trouver ni dans la figure ni dans le mouvement… Mais bien dans une âme ou forme substantielle, à l’exemple de ce que l’on appelle moi.

La nouvelle de Borges s’inscrit dans un temps cyclique, et se déploie dans le temps, débutant dans l’imaginaire d’un groupe qui décide, entre la fin du 17e siècle et le début du 19e siècle, d’élaborer – ou plutôt d’inventer – un univers fictif s’insinuant sur un territoire, un pays, puis in fine s’appropriant la totalité d’une planète, plus appropriée à son développement. On pourrait penser à L’Invasion des profanateurs de Jack Finney. Déjà, nous avons de nombreux symboles réunis dans ce choix de siècle : George Berkeley, l’émergence d’un état et d’une science moderne, la guerre de Trente Ans qui est aussi une guerre religieuse européenne, la colonisation des Amériques, la naissance d’une nouvelle Cité…

Ce siècle est une charnière entre le monde antique et le monde moderne. Les évènements se succèdent selon une rigoureuse chronologie. Borges les répartit en fonction de dates qui font sens au niveau de l’Histoire. Il ne s’agit encore, pour ces utopistes, que d’un rêve. Jusqu’à l’édition d’une édition de l’encyclopédie – en 1917 – un premier signe de réalité apparaît dans un article montrant Tlön et Uqbar comme des pays existants. Puis, la remise fictionnelle du volume final de la première – il y en aura d’autres ! – encyclopédie de Tlön, en 1914, concrétisée par l’édition secrète de quarante volumes, une révision d’un monde illusoire, nommé provisoirement « Orbis Tertius » [6]. Le choix de la date de 1914 n’est pas fortuit. C’est le début de la Première Guerre mondiale, l’épicentre des deux grands désastres économiques du monde occidental : panique des banquiers de 1907 et krach boursier de 1929, qui conduiront à réformer, en vain, le système financier et spéculatif. Borges nous dit concernant la philosophie de Tlön :

La conception du plagiat n’existe pas : on a établi que toutes les œuvres sont celles d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme. [7]

Ainsi, la date de 1824 associée à Ezra Buckley, dont le nom inventé par Borges, fait sans doute référence à la date de promulgation de la loi sur le plagiat, dite « Loi du 28 juillet 1824 relative aux altérations ou suppositions de noms sur les produits fabriqués » :

Quiconque aura, soit apposé, soit fait apparaître, par addition, retranchement, ou par une altération quelconque, sur les objets fabriqués, le nom d’un fabricant autre que celui qui en est l’auteur, ou la raison commerciale d’une fabrique autre que celle où lesdits objets auront été fabriqués, ou enfin le nom d’un lieu autre que celui de la fabrication, sera puni des peines portées en l’article 423 du Code pénal [*sanctions*], sans préjudice des dommages-intérêts, s’il y a lieu. 

D’autres symboles apparaissent, notamment des objets tangibles, une boussole et un petit cône de métal, venus de Tlön. Perçant la fragile pellicule de protection entre le monde imaginaire et le monde réel, ils sont découverts sur le cadavre d’un homme à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La boussole qui fait référence à une autre nouvelle de Borges : « La Mort et la Boussole » [8]. Dans cette dernière, il s’agit de reconstituer le nom de Dieu en répartissant des meurtres aux quatre coins d’un territoire. Un dieu créateur et destructeur, dont il est nécessaire de réinventer sans cesse un des quatre-vingt-dix-neuf noms. Dans L’Aleph [9], Borges fait référence à Ezéchiel le prophète du tétramorphe, les « quatre vivants » ailés, tirant le char de sa vision le lion, le taureau, l’homme et l’aigle : « Un ange à quatre visages qui se dirige en même temps vers l’Orient et l’Occident, le Nord et le Sud ».

Un petit cône de métal d’un poids intolérable – peut-être le poids de l’univers – qui peut évoquer aussi la toupie tippe-top qui se retourne de bas en haut, ou la toupie du film Inception dont le basculement marque le passage du rêve à la réalité. Ce cône appartient sans doute aussi à la mythologie des deux cônes inversés : la double spirale symbolisant, à la fois, le mouvement et la continuité des états de l’existence, ou encore les deux cônes inversés de la Divine Comédie, composés de cercles qui nous mènent de l’Enfer aux Cieux, des profondeurs abyssales à la lumière. Le troisième cercle, Orbis Tertius donnant pour partie un titre provisoire à cette nouvelle.

En physique, le cône de lumière est une notion fondamentale de la relativité restreinte, permettant la distinction entre un événement passé, un événement futur et un événement inaccessible (dans le passé ou dans le futur). Tous les évènements de l’espace-temps se divisent en trois catégories : le passé absolu, le futur absolu et les évènements causalement déconnectés :

Tlön est un labyrinthe ourdi par des hommes et destiné  à être déchiffré par les hommes. […] Déjà dans les mémoires un passé fictif occupe la place d’un autre, dont nous ne savons rien avec certitude – pas même qu’il est faux. [10]

Il faudra attendre encore :

 Si nos prévisions sont exactes, d’ici cent ans quelqu’un découvrira les cent tomes de la seconde encyclopédie de Tlön. [11]

Le monde imaginaire de Tlön viendra enfin se substituer à notre monde réel [12]. Nous nous situerons à peu près vers 2050, juste avant le moment où devraient apparaître les vrais premiers messies d’un nouveau cycle, celui du Verseau, si l’on en croît les prophètes de l’Éternel retour. D’une simple idée, naît au fil du temps une autre réalité objective qui se substitue à notre monde réel, celui-ci se dissolvant dans le temps [13]. Borges termine sa nouvelle sur une référence à l’ouvrage d’un certain Sir Browne concernant les urnes funéraires [14]. Ce texte nous parle de la dissolution des cendres et de l’histoire des hommes. Le livre d’un homme hanté par l’idée du temps qui passe, et de la mort.

Texte © Jean-Christophe Pichon – Illustrations © DR (Une précédente version de cette étude a fait l’objet d’une publication dans Historia Occultae, n° 9, mai 2018).
Fiction Borges est un workshop sur les mythologies fictionnelles in progress de Jean-Christophe Pichon.
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[1] Dans les Cahiers de l’Herne consacrés à Borges.

[2] Borges, « Le Rêve de Coleridge » in Enquête (1952).

[3] Raphaël Lellouche, Borges ou l’hypothèse de l’auteur (1989), p. 14.

[4] Idem.

[5] Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » in Fictions (1944, trad. 1951, rééd. 2014).

[6] « Orbis Tertius » : ceux envoyés dans ce « troisième cercle » sont immergés dans une fange puante, sous une pluie sans trêve, mordus et griffés par Cerbère, troisième gardien de l’Enfer. La description courante de Cerbère, dans la mythologie grecque et l’art, veut qu’il ait trois têtes, une crinière de serpents similaire aux cheveux de Méduse et une queue de dragon. Dans la plupart des œuvres, les trois têtes voient et représentent respectivement le passé, le présent et le futur. Cerbère fut toujours utilisé comme le fidèle gardien de Hadès gardant les portes donnant sur le monde souterrain.

[7] Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », op. cit.

[8] Borges, « La Mort et la Boussole » in Fictions, op. cit.

[9] Borges, « L’Aleph », dernière nouvelle du recueil éponyme (1949-1952, trad. 1967).

[10] Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », op. cit.

[11] Idem.

[12] Cf. Bertrand Russell, dans le 9e chapitre de son essai Analyse de l’esprit (1921, trad. 2006), suppose que la planète a été créée, il y a quelques minutes, pourvue d’une humanité qui « se souvient » d’un passé illusoire.

[13] Cf. Greil Marcus, Lipstick Traces (1989, trad. 1998).

[14] Thomas Browne, Hydriotaphia ou Discours sur les Urnes funéraires récemment découvertes dans le Norfolk (1658, trad. 1970, rééd. 2004). La nouvelle d’Edgar A. Poe, intitulée « Double assassinat dans la rue Morgue », s’ouvre précisément par un extrait du texte Hydriotaphia, Urn Burial, or a Discourse of the Sepulchral Urns lately found in Norfolk.